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DES PERSÉCUTIOXS
l'tMIA^T l.\ l'IinilKliK IKlITIf: lll TltOISiniE SlfXLt
DU MÊME AUTEUR :
Les Esclaves chrétiens, depuis les premiers temps de l'Église jusqu'à la fin de la domination romaine en Occident. Ouvrage couronné par l'Académie française. DeuxiLino édition. Un volume in-12. Prix 4 fr.
L'Art païen sous les empereurs chrétiens. Un volume in-12. Trix 3 fr.
Esclaves, serfs et mainmortables. Un vol. in-12. Pr. ;i fr.
Rome souterraine. Résumé des découvertes de M. de Rossi dans les catacombes romaines, et en parti- culier dans le cimetière de Calliste, par J. Sp. Aonin- coTE et W. R. Brownlow. Traduit de l'anglais, avec des additions et des notes, et augmenté d'un supplément par le traducteur. Deuxième édition. Un volume grand in-8°, orné de chromolilliograpliies et de plans. Prix 30 fr.
Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, d'après les documents archéologiques. Un volume in-S". Prix 0 fr.
TyPOOn.Kl'llIE FiUMIN-niDOT. — M [WML (EURE).
TlTSroiTiE
DES PERSÉCUTIOXS
l'E^D.\^T LA rilElllKIIE MOITIE lll TIKIISIÈME SlÈlLE
(SEPTiMi; si;vi;ni:. mvximin. Di'.r.i;)
DAPRÈS LES DOCUMENTS AKCIIËOLOGIQUES
PAUL ALLARD
PARIS LIBRAIRIE VICTOR LECOITRE
90, RUE BdNAPARTE, 90
1886
TEB 29 ^'^«^O
lATUO DICTION.
Dans un précédent volume, j'ai raconté IMiistoire des persécutions subies par les chrétiens sous les règnes de Néron, de Domitien, de ïrajan, d'Ha- drien, de Marc Aurèle, c'est-à-dire pendant cent (juarante années environ. Je. consacre aujourd'hui un volume entier aux persécutions qui se succédè- rent dans la première moitié du troisième siècle, sous Septime Sévère, Maximin et Dèce, coupées par de louiïs intervalles de paix durant les règnes d'Kla- gabale, d'Alexandre Sévère et de Pliili[)pe.
On s'étonnera peut-être qu'il ait fallu le même nombre de pages pour raconter l'histoire d'un demi- siècle et pour résumer celle d'un siècle et demi. Cette disproportion apparente s'explitpie par deux raisons : les documents sont beaucoup plus nom- breux et plus surs pour une des époques que pour l'autre, et la société chrétienne s'est trouvée, au troisième siècle, plus mêlée aux événements géné- raux, au mouvement social et politique, qu'elle
ne l'avait été dans les deux premiers.
11. a
INTRODUCTION.
I.
Les documents sur les anciennes persécutions étaient loin d'être aussi riches, aussi précis que l'eût demandé notre curiosité : ils se réduisaient à d'obscures allusions éparses dans les histoires païennes, de rares écrits chrétiens antérieurs au se- cond siècle, pour celui-ci les ouvrages des plus anciens apologistes, quelques Actes de martyrs au- thentiques ou possédant une valeur sérieuse. Si nous n'avions pu, par un travail de critique sou- vent récompensé, tirer d'Actes moins sûrs des faits ou des noms certains , et si nous n'avions eu le droit d'invoquer, comme source d'informations nouvelles ou comme moyen de contrôle, le té- moignage chaque jour plus étendu et mieux com- pris des monuments, un petit nombre de pages eût suffi pour résumer l'histoire de cent quarante années tragiques et fécondes où l'Église grandit sous les coups de la tempête, pendant que le sang des martyrs arrosait à flots ses racines.
Quand, après avoir tracé péniblement les lignes de ce tableau, suppléant sans cesse par les décou- vertes archéologiques à la rareté ou à l'incertitude des documents écrits, l'historien commence l'étude du troisième siècle, il est étonné et presque em-
INTRODUCTION. m
barrasse de l'abondance des matériaux qui s'offrent à lui. Les seuls ouvrages de Tertullien, de Clément et de Denys d'Alexandrie, d'Origène, de saint Cy- prien sont une mine inépuisable d'où il peut ex- traire, par blocs en quelque sorte taillés et nu- mérotés d'avance, toute l'Iiistoire relii^ieuse de ce temps. A côté de ces puissantes masses, qui font penser aux énormes colonnes de marbre d'Afrique, de Grèce ou d'Asie, toutes prêtes à être mises en place, gisant depuis tant de siècles sous le sable ou la vase de Vcmporium romain, que de fragments plus petits, mais non moins authentiques et non moins précieux nous ont été conservés! Il suflît, pour s'en rendre compte, d'ouvrir lUistoirc ecclé- siastique d'Eusèbe, vraie mosaïque toute formée de débris antiijues, et où se rencontrent en si grand nombre les morceaux du troisième siècle.
En présence de tels documents, on ne songe pas à se plaindre du petit nombre d'Actes des martyrs qui sont restés de ses cinquante premières années : quelles relations de ce genre pourraient valoir celles qui se lisent dans les lettres de saint Cyprien et de saint Denys, et tracer des souffrances des chré- tiens persécutés un tableau plus émouvant que certaines pages de Tertullien? D'ailleurs, parmi les relations martyrologicpies de ce temps il en est de premier ordre : par exemple la Passion de sainte Perpétue, de sainte Félicité et de leurs
,v INTRODUCTION.
compagnons, cette perle originale et vraiment ex- quise, comme peu de littératures en ont dans leur écrin, les Actes de saint Pionius, très simples et trôs grands malgré quelque apprêt, et d'une si exacte couleur locale, la curieuse « dispute » de saint Acace, les Actes récemment retrouvés de Carpos, Papylos et Agatlionicé, les Actes de plu- sieurs martyrs d'Asie.
Mais on a pour ce temps d'autres renseignements encore. C'est l'époque où la propriété ecclésiastique se fonde, où les catacombes romaines se creusent et se décorent, grâce aux ressources d'une com- munauté nombreuse et déjà puissante : malgré l'extrême réserve des chrétiens de cette époque, qui confiaient rarement à la pierre leurs émotions intimes ou les événements de leur histoire, plus d'une peinture, plus d'une épitaphe éveillent ou satisfont par un nom, par un titre, par une image discrète, notre désir de savoir. L'architecture et Ja décoration d'une catacombe, avec leurs phases diverses si clairement distinguées aujourd'hui, ra- conteraient à elles seules les vicissitudes traversées par l'Kglise. Ici, des galeries régulières, d'élégantes chapelles, construites dans un intervalle de paix : le pinceau d'artistes théologiens les a couvertes de symboles médités à loisir, dont l'enchaînement- forme parfois comme une prédication muette et un cours de doctrine; on sent que le peintre et le
IMRODUCTION. t
penseur n'ont pas craint (Tr-tro troiil)!i's par une irruption de l'ennemi, et d'entendre résonner sous les voiites protliaines le [)'d> des soldats tracpiant les chrétiens. Puis tout se brouille : le plan ré- gulier est interrompu, la belle ordonnance des tra- vaux paraît abandonnée : aux galeries droites suc- cèdent les labyrinthes, les issues tortueuses, les escaliers dérobés; la persécution menace ou sévit, et les fidèles se préparent les moyens de lui échap- per. Le contrecoup des révolutions du dehors se fait sentir ainsi jusque dans ces souterrains, qui nous en ont gardé, après seize siècles, l'empreinte encore reconnaissable.
II.
Telle est l'abondance et la diversité des sources auxquelles peut puiser celui qui entreprend de ra- conter la vie des chrétiens persécutés pendant la première moitié du troisième siècle. Mais pour bien comprendre le caractère du sujet, il faut de plus se rendre compte du grand nombre de points par où l'histoire religieuse de cette époque touche à l'histoire profane.
Jusqu'aux dernières années du second siècle, ces contacts étaient rares. La société chrétienne gran- dissait en silence, méconnue, sans doute, mais
VI INTRODUCTION.
plus encore inconnue de la société civile. Celle-ci punissait dans les lidèles des ennemis des dieux, mais seulement quand l'initiative privée ou la haine populaire les déférait aux tribunaux : elle ne s'occupait autrement ni de les étudier ni même de les détruire. Avant le troisième siècle, l'Église ne s'était guère trouvée mêlée au mouve- ment des choses extérieures, ou exposée au choc des affaires humaines. Le moment vient oii le grand nombre des chrétiens ne permettra plus de les ignorer, leur enlevant à eux-mêmes la possibi- lité de vivre à l'écart. Le grain de sénevé de l'Évan- gile est devenu un grand arbre : hostiles ou bien- veillants, les regards se fixeront désormais sur lui , et tous les vents d'orase comme toutes les brises favo- râbles agiteront ses rameaux. Ce n'est plus seulement au pied de quelque tribunal que le monde profane entendra prononcer le nom des fidèles : il les ren- contre partout, dans les légions comme au forum, dans les palais aussi bien que dans les greniers où dorment les esclaves, dans les assemblées délibé- rantes, que ce soit le sénat de Rome ou l'humble conseil d'un municipe. Que dis-je? au bruit de leur enseignement se forment quelques-uns des grands courants intellectuels qui réveillent la pensée an- tique et empêchent l'esprit humain de s'engourdir : la foule lettrée, les hommes avides de pensées ou d'émotions connaissent le chemin qui mène à la
INTRODUCTION. vu
cliairc de Clément d'Alexandrie, et des impératrices, des gouverneurs de [)rovince s'adressent à Ori^ruo comme au grand directeur des consciences incjuiè- tes, au correspondant naturel des âmes médita- tives. Ainsi mêlée au monde, mardiant au milieu de lui, avec lui, la société chrétienne ressent dé- sormais, en bien ou en mal, l'inlluence des mou- vements dont il est agité.
On ne saurait donc écrire riiistoirc de TKglise au troisième siècle sans écrire en même temps celle de l'empire romain. Des liens souvent inaperçus, et que nous nous efforcerons de mettre en lumière, rat- tachent telle amélioration dans le sort des chrétiens, tel progrès dans leur situation extérieure, à un changement d'idées, de mœurs, de politique. Qu'un soufïle démocratique passe, même légèrement, sur le peuple endormi et y suscite l'esprit d'association, l'Église recueillera de larges bénéfices de ce mou- vement, qui la rendra propriétaire. Voici le règne de parvenus, d'étrangers, aussi peu Romains par l'esprit que par la naissance : un empereur fils de ses œuvres, ancien marchand ou ancien maître d'école, ne sera pas animé contre elle des passions aristocratiques d'un Trajan; un souverain éclec- tique, rêveur, au\ idées larges et flottantes, n'aura pas à l'égard des chrétiens la jalousie philosophi- que d'un Marc Aurèle ; un prince né en Syrie ne les verra pas du même (pil qu'un Homain rigide,
^ m INTRODUCTION.
nourri ilo l'àpre lait de la louve latine. En ce temps où lien n'est stable, où le pouvoir ne se transmet pas, comme au premier siècle, de César en César ou de Flavien en Flavien, et ne se perpétue pas, comme au second, entre les membres d'une môme famille formée par l'hérédité de l'adoption ou du sang, mais passe de main en main au gré d'une émeute de soldats ou d'une intrigue de palais, l'Église ressent le contrecoup de révolutions fré- quentes, qui, selon le caractère ou les idées du nouvel empereur, amènent pour elle la persécution ou la paix.
m.
Aussi les persécutions de ce temps ne se com- [>rennont-elles qu'en les replaçant dans leur mi- lieu , en étudiant les circonstances extérieures (roii elles procèdent. Au siècle précédent, nous avons distingué les persécutions par le nom de leur auteur, mais en réalité il n'y en a qu'une, toujours la même : l'épée de la loi demeure sus- pendue sur la tête des chrétiens, à la merci de tout accusateur. Qu'ils s'appellent Trajan, Hadrien, Antonin ou Marc Aurèle , les empereurs de l'é- p()(pu' antonine suivent une même politique : la diversité des caractères y introduit sans doute des
JNTr.ODlTTION. ix
nuances, et rcsprit mobile il'IIailrien prôte par- fois aux réclamations des aj)oloi:;istes une atten- tion toute dilïérentc de la froideur dédaiij;neuse de Marc Aurèle : cependant le fond des choses ne varie pas, et sous l'un comme sous l'autre le rescrit de Trajan, interprétatif d'édits antérieurs, demeure la loi inflexible des rapports du pouvoir avec les chrétiens. Au contraire, dans le troisième siècle il y eut autant de persécutions que de persécuteurs : je veux dire que chacune diffère de celle qui la précède ou de celle qui la suit, et que nulle continuité ne relie la politique religieuse de souverains qui se rem- placent sur le trùne, mais ne se succèdent pas. Le régime organisé par le rescrit de Trajan s'efface devant un régime nouveau, plus sanglant et moins meurtrier, qui fait périr un plus grand nombre de victimes à la fois, mais s'épuise par sa violence même et ne peut durer longtemps. C'est la persé- cution par édit, droit exceptionnel créé contre les chrétiens par chacun des souverains qui se décla- rent contre eux, et destiné ordinairement à dispa- raître en môme temps que le persécuteur.
« Que faut-il punir ou poursuivre dans les chré- tiens? » demandait, en W"!, Pline à Trajan. « Je ne suis pas ici pour punir, mais pour contraindre, » dit, en 2ol, Martianus au confesseur Acace. Entre ces deux paroles il y a près d'un siècle et demi : combien , en un siècle et demi , le langage s'est
X INTRODUCTION,
modifié! combien le point de vue a changé! Dans leurs rapports avec les chrétiens les agents du pouvoir impérial , à l'époque antonine , sont des juges, embarrassés quelquefois de leur mission de juger, mais n'en connaissant point d'autre : ils constatent la désobéissance des chrétiens, et la punissent comme un crime. Au troisième siècle les magistrats, mis en présence des fidèles, sentent que le rôle qui leur est imposé est moins judiciaire désormais que politique. Les empereurs ne se pré- occupent plus de punir les chrétiens : ils cherchent à les supprimer. Un Dèce est animé contre les adorateurs du Christ de sentiments et de passions semblables aux sentiments et aux passions qui animèrent contre leurs victimes les terroristes de la fin du siècle dernier : les tribunaux révo- lutionnaires ne jugeaient pas, ils supprimaient. Seulement ils n'avaient qu'une manière de suppri- mer : la mort. Les empereurs laissent aux chrétiens le choix entre la mort et l'apostasie , et ne pronon- cent l'une qu'après avoir inutilement essayé d'ob- tenir l'autre.
Les juges du second siècle imposaient sans doute aux fidèles la môme alternative, et ne faisaient mourir que sur le refus d'abjurer; mais la mise en demeure de renoncer au Christ était surtout p(jur eux lin moyen de constater le délit qu'ils avaient à punir. Au troisième siècle il en est au-
INTRODUCTION. XI
trement : la lutte est engagée, et toute abjuration «l'un chrétien paraît aux païens une victoire. De là, dans la procédure des deux époques, une dit- férence notable : au second siècle, le chrétien (jui a refusé de revenir au culte des dieux est immédia- tement envoyé à la mort ; au troisième siècle, on le garde longtemps en prison, on le fait comparaî- tre plusieurs fois devant les magistrats, on le torture, puis on panse ses plaies, puis on le torture de nouveau, s'elVorrant par tous les moyens de triompher de sa volonté. C'est qu'on le considère moins comme un délinquant désormais que comme un adversaire; ce n'est plus un procès, mais une bataille : et, s'il n'est tout à fait barbare, le pou- voir belligérant préfère toujours la soumission de ses ennemis à leur extermination.
IV.
Les persécutions que nous aurons à raconter dans ce livre, et dans ceux qui suivront, sont donc toutes politiques. ]\Iais de quelle politique s'agit-il?
Même partant d'une idée fausse, même mauvaise dans le choix des moyens, une politique peut avoir sa grandeur. On comprendrait, tout en les blâmant, les empereurs se déclai'ant contre les chrétiens en vertu d'une sorte de tradition religieuse ou natio-
xii INTRODUCTION.
nale transmise de règne en règne, et poursuivant ces innocents parce qu'un fanatisme sincère croit venger sur eux les dieux offensés, ou parce qu'un patriotisme mal renseigné les dénonce comme des ennemis de l'empire. Ceux qui regardent de loin, sans s'arrêter aux détails, l'histoire des persécutions du troisième siècle, peuvent croire qu'il en fut ainsi; mais en étudiant chacune d'elles dans le milieu où elle prit naissance, en scrutant ses causes secrètes et en remontant vers sa source , on voit clairement qu'une grande idée politique, qui pour- rait être noble jusque dans ses erreurs, ses illusions ou ses cruautés, n'y présida presque jamais, et que leurs mobiles furent ordinairement d'un ordre in- férieur.
Quand un empereur de ce temps déclare la guerre aux chrétiens, ce n'est point en vertu d'une tradi- tion ininterrompue, sorte d'axiome nécessaire et (Varcanum imperii; loin de là, c'est le plus souvent par réaction contre un règne précédent, pendant lequel l'Église avait joui de la faveur personnelle du prince, odieux à son successeur qui est ordi- nairement son meurtrier. Septime Sévère est peut- être le seul souverain du troisième siècle qui ait persécuté par suite d'une idée fausse, d'une crainte chimérique, mais sans mélange de passions basses et de sentiments inavouables. Les autres ont revêtu d'une couleur j)oIi tique de mesquines rancunes per-
INTRODUCTION. xili
sonnelles, des peurs absurdes ou de grossières su- perstitions. Dire, comme il est de mode aujourd'liui, que l'empire romain au troisième siècle se défendit contre les chrétiens, c'est commettre une erreur à peu près semblable à celle de certains apologistes de la Révolution , qui croient servir sa cause en prêtant aux crimes des terroristes l'excuse d'une sorte de fu- reur patriotique. Non, dans l'un et dans l'autre cas le patriotisme ne fut pas la cause, mais le prétexte, et ce voile magnifujuc, au troisième siècle comme à la fin du dix-huitième, couvrit bien des sentiments abjects. Le patriotisme, il y a cent ans, était dans les armées qui défendaient contre l'étranger le sol national, non dans les bourreaux qui faisaient couler pour des crimes imaginaires le plus pur sang de la France. De même, au troisième siècle le patrio- tisme était aux frontières, avec ces légions, déjà pleines de chrétiens, qui disputaient pied à pied aux Barbares les provinces envahies du monde romain; il n'était point dans les prétoires où, pour obéir à d'injustes édits, les fonctionnaires impériaux don- naient aux plus fidèles, aux plus paisibles et aux plus obéissants sujets de rem[)ire le choix entre l'apostasie et la mort.
Tel est le caractère général des persécutions de ce temps : courtes, ne se rattachant pas les unes aux autres, et ne se reliant à une grande idée (jue par un prétexte hypocrite. En étudiant dans ce
xjv INTRODUCTION.
livre celles de Septime Sévère, de Maximin et de Dèce, on reconnaîtra que nulle vue d'ensemble ne les réunit, que les causes ou les prétextes en sont dilTérents, et que les moyens employés varient selon le tempérament ou le caprice du souverain qui les dicte. Si nous pouvons un jour raconter les persé- cutions de la fin du troisième siècle, et la lutte suprême par laquelle s'ouvre le siècle suivant, la même impression se dégagera, plus nette encore, du spectacle de princes tour à tour favorables et hostiles aux chrétiens, s'entourant d'eux au début de leur règne, les proscrivant à la fin, ou au con- traire commençant de régner par un édit de persé- cution et terminant par un édit de tolérance ; jugeant contre les hérétiques et en faveur des orthodoxes une question de propriété ecclésiastique, puis se tournant contre l'Église; confisquant les biens de la communauté chrétienne, et les restituant avec éclat; faisant mettre à mort des chrétiens qui répugnaient au service militaire, et chassant de l'armée des chré- tiens qui voulaient y servir; traitant les adorateurs du Christ tour à tour comme les meilleurs amis et les pires ennemis de l'empire. En contraste avec cette conduite pleine d'incohérence et de contra- dictions, l'Église a sa politicjuc propre, qui ne se dément jamais. Elle réclame et se fait donner peu à peu sa place dans la société romaine non comme une force étrangère et conquérante, mais comme
INTRODUCTION. xv
rauxiliaire, la sauvegarde et tli'jà l'un dos ('iéniouts essentiels de la civilisation menacée. On a vu, dans le volume précédent, la question ainsi posée par les apologistes du second siècle; on va voir, pendant la première moitié du troisième, cette grande poli- tique se continuer sans hésitation et sans défaillance; la fin du même siècle en préparera le succès dèH- nitif, et, (pielques années plus tard, Constantin n'aura (pi'à le reconnaître et à le consacrer.
15 soptcnibrc 1885.
HISTOIRE
DES PEHSKCUTIONS
PENDANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU TROISIÈME SIÈCLE.
CHAPITRE PREMIEU.
LES CIIRKTIENS AU COMMEXCEMEXT l»l UÈGXE DE SEPTIME SÉVÈRE.
.<S0MMAinE. — I. I.'Kc.i.isF. FT i.E DROIT d'association. — IViulniit Ics (lcil\ |irc- iniiMs siècles, l'EUil pcrséfiilc les rlircticiis, mais iitiiore l'Église. — F.niis (|ui la lui irvclciit au commencement du Iroisiémc siècle. — Ac- croissement <lu noinhrc des fidèles. — Nécessité de posséder des cime- tières. — Les cimetières chrétiens ont été d'abord des propriétés privées.
— Ils se sont transformés peu à peu en propriétés collectives. — Légis- lation du commencement du troisième siècle, favorable aux socit'-tés de secours mutuels et aux confréries funéraires. — L'Église en prend exté- rieurement la forme, afin de pouvoir posséder. — Calliste, diacre du pape Zéphyrin, est chargé d'administrer le premier cimetière jjossédé l>arelleà titre corporatif. — M. I.esskntimknts de Septimf. Skvkke a i.'kcard DF.S ciiHÉTiENs. — .Mouvemciit démocratique du commencement du troi- sième siècle.— Décadencede l'arislcicratie rgroupementdes petits.— L'asso- ciation substituée à la clientèle. — Ce mouvement est favorable à l'Kglise.
— Septime sévère entièrement dégagé des préjugés arislncraliques. — Nombreux chrétiens dans sa maison. — Il protège des familli-s chré- tiennes contre l'hostilité du peuple de Rome. — Motifs de celte conduite
— Les chrétiens ont toujours été favorables à sa cause. — Enlr»'- par une a(lo|>t>on iioslliuiiie d.'iiis la lainllle des Aiitiuiins, il a voulu imiter la bieineillancc <|ue leur avait montrée Commode. — IIL Les piiEi.rDFs de i.* l'EKsKi cTioN. — Les magistrats imitent la tolérance «le l'empereur. — Qii<'l(|ues esprits exagérés parmi les chn-tiens. — Manifestation d'un soldat, louée par Tertullien. — I.eschrélieiis modérés la blàmeni comme une provocation inutile.— l'.issions populaires, «|u'uneelincelle siiflit à ral- lumer. — La persécution reprend en Afrii|ue, versUW. — Tertullien écrit son Exhortation aux martyrs. — Il cf)mpose ses livres aux Salions et son Apolorjctifjuc. — Date de ces ouvrages. — La situation qu'ils dé- peignent est lelle qui résulte de la juris(»rudencc du deuxième siècle. — Nombreux martyrs en Afrique.— Chrétienne condamnée au knn. — Mar- tyrs en Kgypte. — Aucun édit de persécution n'a encore été iiromulguc.
II. 1
5 LKS CHRÉTIENS SOUS LE REGNE DE SEPTIME SEVERE.
I.
L'Église et le droit d'association.
La Rome des Césars, des Flaviens et des Antonins mit une lenteur surprenante à découvrir la cité spiri- tuelle qui grandissait dans son sein. Pendant un temps assez long, les chrétiens n'avaient pas été distingués des Juifs par l'œil de la police , et avaient tiré profit de cette confusion (1); môme après que les différences qui séparent un chrétien d'un juif eurent été aperçues, la société nouvelle ne se révéla pas encore. Sur l'initia- tive d'un accusateur particulier, conformément aux rescrits de Trajan, d'Hadrien, d'Ântonin, de Marc Au- rèle, on saisissait de temps en temps, pour les traîner dans les prétoires, les livrer au glaive , au bûcher ou aux bètes, des hommes de tout âge et de tout rang qui avaient abandonné les dieux de l'empire et faisaient profession d'adorer un Dieu unique, sans pouvoir se réclamer de la tolérance dont jouissait en vertu des traités la religion nationale des Juifs : mais les païens ne pénétraient pas dans le secret de la foi qm animait ces transfuges de leur culte, et nul regard profane n'é- tait descendu dans les entrailles de la cité sainte où se formait le nouveau peuple de Dieu. L'an 163, le pré- fet d(îKom<' Junius Rusticus, celui qui fit lire les écrits d Epictète à Marc Aurèle et auquel, en souvenir de ce
ly Terliillien, Ad naliones, I, 2; Apolorj., 21.
LKP.LISE ET LK DROIT D ASSOCIATION. 3
bienfait, rtMiiixTcur philosoplu' voua une reconnais- sance éternelle, ne connaît pas mieux (jue son illustre élève les chrétiens déférés A son tribunal. Il demande naïvement à saint Justin en quel lieu se resseinblaieiit ses coreligionnaires , comme s'il se fût agi d'un obscur conciliabule de quelques personnes, et semble con- fondre avec l'école du martyr et la petite réunion de ses disciples la chrétienté de Kome tout entière (1). Le magistrat ne soupçonnait pas ce qu'était l'Église.
Celle-ci ne se dégagea tout à fait des ténèbres et n'apparut avec une entière clarté aux regards de l'État que vers le commencement du troisième siècle. Des faits extérieurs, qui n'appartenaient plus seule- ment au domaine de la conscience, mais touchaient à l'ordre social et politi({ue, révélèrent au pouvoir l'exis- tence et la constitution de la société nouvelle , et lui imposèrent l'alternative ou d'une tolérance légale, ou d'une guerre déclarée non aux individus , comme précédemment, mais à l'association même dont ils faisaient partie.
Pendant tout le second siècle, la population chré- tienne s'était considérablement développée, malgré de cruelles souffrances et des alertes continuelles. La trancpiillité inaccoutumées dont jouit l'Kglise sous le règne de Commode accéléra ce mouvement, en per- mettant aux fidèles de se multiplier sans obstacles. Au moment où Septime Sévère devint empereur, les
(1) Ac(a S. Jnstini philosophi et sociorum ejus, dans Ruinait, Acta martijrum sinccra, p. U.
4 LtS CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
chrétiens étaient très nombreux, non seulement dans ces provinces d'Asie où la foi se répandit dès la pi'oniière heure , mais encore en Italie , en Espa- gne , en Gaule , en Germanie , en Bretagne , en Afri- que. A la distance où nous sommes placés, connais- sant les événements qui suivirent, et le dénoùment du grand drame dont les hommes du troisième siècle sa- vaient à peine les premières péripéties, nous aperce- vons plus clairement qu'eux-mêmes le vide qui se fai- sait dans le monde païen. Mais déjà les observateurs attentifs commençaient à se préoccuper des succès de la propagande évangélique. Ils voyaient les forces vives, les âmes généreuses, tout ce qui croit, aime, se dévoue, bientôt tout ce qui médite et ce qui pense , se précipitant d'un élan chaque jour plus rapide hors des cadres de la religion officielle , et s'agrégeant à une société qui osait prendre le titre d'Eglise catholique, c'est-à-dire d'assemblée universelle. La vie qui coulait abondamment dans son sein n'y pouvait rester cachée, et se manifestait de temps en temps au dehors : en » 196, quand la date de la Pàque fut débattue, l'autorité romaine n'avait pu ignorer les conciles qui se rassem- blèrent dans toutes les parties de l'empire, à Rome, en Gaule, en Palestine, dans rAchaïe , le Pont, l'Os- rhoène,la Mésopotamie, l'Asie proconsulaire (1) ; quatre ans plus tard, le proconsul d'Afrique fut sans doute averti de la réunion d'un synode de soixante-dix pré-
(1) Tilleinonl, Mémoires sur l'histoire ccclcsiaslif/ite des six pre- miers siècles, l. 111, art. iv sur saint Victor.
li:(;lise et lk droit i» association. s
lut s autour do l'évèquo do Cartilage (1). A défaut do renseignoments de polko, le langage des clirétions eux-mêmes eût sufii à éveiller rattention du pouvoir. C'est au pn])lic lettré, c'est aux magistrats (|ue s'adres- sait Tertullien quand, avec plus de sincérité (jue de prudence, il montrait la population chrétienne rem- plissant tout, les cités, les îles, les châteaux, les munici- pes , les conseils, les camps, les trihus, les décuries, le palais, le sénat, le forum, et faisait remarquer la pa- tience de ses frères, assez répandus pour se venger par surprise, s'ils l'avaient voulu, assez forts et assez nombreiLX pour agir en ennemis déclarés, si leur religion comme leurs sentiments intimes ne le leur avaient interdit (-1} .
\ji multitude des fidèles ne frappait pas seule les regards des païens; dans la société longtemps obscure et dispersée qui avait grandi à l'ombre de l'Evangile, ils devinaient maintenant un corps actif, vivant, orga- nisé : entre tous les indices, le plus révélateur avait été la constitution de la propriété ecclésiastique. Quand l'Église fut devenue maîtresse de domaines appartenant non plus i\ tel ou tel chrétien, mais, selon une expres- sion employée plus tard dans les documents officiels , au corps des chrétiens, il fut impossible de fermer les yeux sur l'importance d'une t«'lle association. Deux siècles s'élaient écoulés avant (]u'elle se trouv;U nantie d'une fortune immobilière et prit, pour ainsi dire, ra-
il) s. Cyprit-n. h'p. 71 : S. Aumislin. De unilate bapt., 13. (2) Terlullifii. A/iof., 3"; Ad nadones, 1, 1, 8.
0 Li:S CHRETIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
cine clans le sol. Les premières communautés n'en avaient pas éprouvé le besoin. Pour que la société chrétienne song-eAt à posséder des immeubles, ce qui l'obligeait à revêtir vis-à-vis de l'État une personnalité distincte des individus qui la composaient, il fallut un cas de force majeure. Ce fut la nécessité d'assurer la sépulture de ses morts, dont le nombre augmentait naturellement à mesure que les conversions se multi- pliaient , qui la conduisit à acquérir peu à peu des possessions territoriales, et à chercher les moyens de les administrer conformément aux lois.
A l'époque romaine, la promiscuité des sépultures était également odieuse aux païens et aux chrétiens. Personne n'acceptait l'idée de reposer après la mort côte à côte avec des inconnus, avec des hommes de religion, de mœurs, de patries différentes. On ne con- sentait à dormir son dernier sommeil que seul, ou en compagnie de personnes de son choix. De là, pour quiconque ne pouvait faire les frais d'un tombeau sé- paré, la multitude des clubs funéraires, possesseurs d'un cimetière ou d'un columbarium destiné aux as- sociés et à leur famille. Les riches n'entraient pas dans ces associations , mais ils les reproduisaient dans leurs domaines, car, dans la dépendance des somptueuses villas sépulcrales où leur tombeau, en- touré de bosquets et de jardins , s'élevait comme une maison de plaisance (1), ils ménageaient ordinaire-
(1) Voir, à la fin du volinnc, l'appendice A, sur les domaines funéraires des parlitulicrs et des eollè^es.
L'ÉGLISE ET LE DROIT 1) ASSOfLVTlUN. 7
ment des sépultures pour leurs esclaves, leurs afl'rai>- chis et leurs clients (1). Beaucoup de chrétiens, favo- risés des dons de la fortune, étendirent à leurs frères dans la foi cette hospitalité de la tombe. La plupart des catacombes ont commencé ainsi dans le parc ou le jardin de quel(]uo opulent fidèle, de quelque ma- trone dévouée (2). Autour de l'hypogée de la famille, ou du tombeau qui venait de recevoir les restes d'un martyr, on creusait d'abord un ou deux corridors, quelques chambres sépulcrales : le réseau des gale- ries se resserrait, ses mailles se multipliaient, à mesure que les habitants de ces funèbres asiles devenaient plus nombreux (3) .
Telle fut la première période de l'histoire des cime- tières chrétiens. Mais un tel état de choses ne pouvait durer toujours. Le moment approche où l'importance croissante des cimetières les fera échapper aux mains
(1; Les iiiscriplions faisant intMilion du droit de séimlture accordé LI- BERTIS LIBERTABVSQVE POSTERISQVE EORVM. ou dtsj-nant un terrain funéraire concédé EX LM)VLGENTL\ PATRONL sont innoin- braldes. Voir dans Wallon, Histoire de Icschudfjc <lans lantuiuité, 2" éd.. t. H. la noie 32. p. i79 : « Les esclaves dans les tondieaux de leurs inaitres. » et la noie 58, p. 502 à 50i : a Les affranchis dans les tombeaux de famille, m
(2) Voir, à la un du volume, l'appendice B. sur les domaines funérai- res chrélieas.
(3^ Les plans de rhypo};ée creusé par la chrétienne Lucine dans son domaine de la voie Appienne. dressés par M. Michel de Rossi, permet- tent de suivre les proférés de ce travail souterrain, de distin$;uer les ga- leries primitives, celles ijuc l'on dut successivement y ajouter, d'a.ssister en quelque .sorte au peuplement de la catacombe. Voir Roma sottev' ranca. l.l, planches \\II-.\.\111. Cf. Home souterraine française, plan de la première are<i du cimetière de Calliste, à la tiu du cha- pitre iti du livre IV.
8 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
(le leurs pi'cniioi's possesseurs, où de propriété privée ils se transformeront comme d'eux-mêmes en propriété collective. Tant que, dans un domaine, les sépultures turent peu nombreuses, le fondateur de Thypogée, assisté souvent de cette armée de serviteurs que com- portaient les grandes fortunes romaines, en put con- server l'administration. Mais les ressources des parti- culiers, si considérables qu'elles fussent, ne tardèrent pas sans doute à devenir insuffisantes. Le système d'architecture sépulcrale adopté par les chrétiens per- mettait de rassembler dans un hypogée même de très petites dimensions un nombre de tombeaux qui étonne l'imagination et dont la possibilité se révèle seulement au calcul (1). A mesure qu'un souterrain consacré par la charité privée à la sépulture des chré- tiens se creusait plus profondément, s'augmentait de nouvelles galeries, quelcpiefois de nouveaux étages, et se remplissait de tombes superposées, on pouvait prévoir le jour plus ou moins prochain où la famille qui le possédait allait être amenée par la force des choses à en abdiquer le gouvernement, afin de se
(1) M. Michel deRossi a calciilt' que (dans la dernière période, il est vrai, du développcnicnl de son arcliileclure sépulcrale) la crypte de Lucinc, sur la voie Ap|)ieniic, circoiiscrile dans une aire de 100 pieds sur 180, pouvait coiilenir deux mille sépultures {Roma sotterranea, K I, 2" partie, p. 78). Il résulte des calculs du même savant que la nio>cnne de rexca\ation cataconihale sur une surface carrée de la 395» partie d'un mille carré comprend, en sui»posaiit un seul éla<;e .souter- rain (et les catacoMd)es en ont qucl(|uefois deux ou trois) mille mètres de galeries. Miciiel deRossi. Dell' ainpiezza dcllc romane cotacoiiibe, Rome, 1800.
L ÉGLISE KT LK DROIT D ASSOCIATION. 9
soustraire ;\ la responsabilité j\ la fois matériellr » t morale qu'il entraînait. Elle se retirait en quehjue sorte, et se substituait ceux au profit desquels elle avait creusé et jusque-l;\ entretenu la cataconibe. La communauté chrétienne en devenait propriétaire.
Au troisième siècle apparaissent, à Rome et en Afri- (|ue. les premiers exemples de domaines ainsi possédés par rÉij^lise. On peut li\er au commencement de ce siècle ou à la fin du précédent l'acte de naissance, en divers centres chrétiens, de la propriété ecclésiasti- que. A cette épo(jue correspond précisément, dans tout l'empire, un ijrand dé\ eloppement des associations funéraires, admises par la loi à posséder des lieux de sépulture. Ces associations, composées nécessairement de petites gens (tenuiores), et où les riches n'entraient que comme bienfaiteurs ou patrons, existaient depuis longtemps à Rome (1); mais elles ne pouvaient s'éta- blir en province sans une autorisation spéciale. Septime Sévère, dans les dernières années du deuxième siècle (2), leva cet obstacle en permettant par un res- crit, sous certaines conditions, la formation de clubs funéraires dans tout l'empire (3). C'était renoncer à la politique de défiance qui, depuis Auguste, avait
(!' En vertu d'un sénaliis-consiilte Jii premier siècle, cité dans l'ins- cription du coll»'};e funéraire de Lanuviuin. Orcllilleiizon, (iOSO. Cf. Marcien. au Digesle, \L\'\l, \\\i. 1.
(2) Le reNcril est donné par Sévère seul, antérieur par conséfjuenl à 198, époque où Caracalia fut ass<Kié à l'empire avec le titre d'Augu>le. Cf. liullellino di arclieolofjia cristiann, 18(>(». |>. 11.
(3) ... Quod non tantuin in Lrlte. sed in Italia et in provincils locum babere divus quotiue Severus re.scripsil. Marcien, /. c.
10 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTLME SÉVÈRE.
dingé tous les empereurs à l'égard des associations (1), et dont la correspondance administrative de Trajan oCTre de curieux exemples (2). Mais les circonstances en imposaient l'abandon. L'ancienne aristocratie, dé- cimée par la tyrannie des Césars, puis de Domitien et de Commode, et plus encore par ses propres vices, avait été presque partout remplacée par une nouvelle noblesse, sans prestige et sans traditions; en môme temps les liens de patronage et de clientèle qui, dans la vieille constitution romaine, unissaient étroitement les grands et les petits, s'étaient relâchés ou rompus. Les petits avaient dû apprendre à compter davantage sur eux-mêmes, sur le secours mutuel, et il avait fallu, bon gré mal gré, laisser un champ chaque jour plus large aux sociétés de toute sorte qui se formaient spontanément , malgré les lois, en vertu d'une néces- sité sociale. Le rescrit de Septime Sévère, écrit pro- bablement en réponse à la consultation de quelque gouverneur effrayé du grand nombre des associations non autorisées, consacra plutôt qu'il ne créa ce mou- vement. L'Église, semble-t-il, se hâta de profiter d'une loi que l'on aurait pu croire faite pour elle. Ouvrir des cimetières destinés à la sépulture de ses membres, les posséder à titre de corporation de petites gens se cotisant pour s'assurer mutuellement les honneurs fu- néraires, était pour elle chose simple et facile : la pré-
Ci) Dion Cassius, XXXVHI, 12; Suétone, Cxsar, 42; Oclavius, 32; Josèphc, Ant. Jud., XIV, 10 ; Tacite, Ann., XIV, 17 ; Gains, au Digeste,
III, IV, 1.
(2} Pline, Ep., X, 42, 07. Cf. Pauerj. Traj., 54.
LKGLISE KT M; HIKHT D'ASSOriATION. Il
sence, parmi los ficlMes, de représentants nombreux de l'aristocratie de naissance ou d«' fortune ne créait même pas une diflicnlté. car les collèges romains sol- licitaient ordinairement l'attiliation de bienfaiteurs, de membres honoraires (1). Les institutions déjiV fondées par l'Ég-lise pour l'entretien du clergé, l'fissistance des pauvres, rentraient facilement dans le cadre d'une association de secours mutuels (2), qui permettait aux
(1) On roini)!.!!! ordinaircmont dans les collèges funéraires (comme aujoiird hui encore dans la i)lu|iart de nos sociétés de secours nuiluels) deux catfj;ories de uienibres : ceux nue nous appellerions les membres participanls. et que les inscrij)lions romaines appellent la plcbs, et à coté deux les meuïbres honoraires, les patront. j;rands ou riches per- sonnaj;es <iui avaient fait au col!é}j;e des dons de terres, d'fdilices ou d"ar;j;ent, et dont li-s noms étaient écrits au premier rans sur son al' bitm. Dans Valbiim d'un collège d'artisans dOslie. on voit neuf pa- troni, deux dignitaires, f/uiiifjiieiniali's, et cent vinj^t-quatre menibres de la pleb.s. Cf. Orelli. 405i : Wilmanns. Excmpla inscript. Int., 1745: l'index d Gn-lii-HenziMi. p. 178. au mot f'atrnni. et celui de NVil- manns. p. Wl, aux mots Honores cl officia collcrjiorum.
(2) Comparez ces paroles de Tertullii-n. Apol., 39 : « Coimus ad Deum... arcx ^enus est... modicam unu.si|uisque slipem menstrua die... apponil... ejj;enis alendis humandist/ue » avec les textes sui- vants de Gaiusfau Digeste. III. iv, 1. g 1) = " Permis.sum est... habere... urcam communem; » de Marcien {ibid., XLVII, xxii, 1) : « Permitti- tur tenuioribus stipcm mensiriiain conferre. dum tamen'.seniel in mense coeant: « d»- l in^cri|>lion de Lanuvium : « Qui stipein )ncnslruatn conferre volent //( funera in id collenium coeant neque sub specie hujus colie}(ii nisisemel in mense coeant conferendi causa unde defttncti se- peliantur. » Même les dons en nature qui formaient dans rkjilise pri- mitive une partie du traitinnMit du clergé étaient di>lribui's dans les réunions des fidfles sous la même forme que dans les corporations ou les assembli-es profanes, où. aprcs les repas de corps, une ration plus ou moins abondante, sportiilo, queli|ucfois même um' somme il'ar^jent. était renuseaux convives d'a|>rcs la dij^nilé de chacun. Dans les réunions pcriodiiiues des chrétiens, les prêtres, quchiuefois les confesseurs de la foi, recevaient également une sportula en rapi)ort avec leur rang hié-
12 LKS CIlRÉTIEiSS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
chrétiens de posséder librement et publiquement au resrard de l'État, et faisait d'eux, partout où ils adop- taient cette forme, un groupe dont la constitution religieuse échappait à la connaissance et aux investi- gations de l'autorité, mais dont celle-ci ne pouvait plus ignorer l'existence civile et légale.
Si naturelle cependant que fût cette entrée de l'É- glise dans la cité romaine à la faveur des lois sur les associations , elle avait besoin d'être habilement mé- nagée. La manœuvre n'était pas exempte d'une cer- taine hardiesse. Heureusement un homme se rencon- tra, doué des qualités de l'administrateur, et capable de présider à Rome, sous l'œil même du pouvoir im- périal, à cette transformation extérieure de la commu- nauté chrétienne. Depuis les dernières années du règne de Commode , les chrétiens délivrés des mines de Sar- daigne, grâce à l'intervention charitable de Marcia, étaient de retour dans leurs foyers. L'un d'eux, déjà célèbre par son intelligence et ses malheurs, était Calliste, ancien esclave de l'affranchi impérial Car- pophore, autrefois directeur pour le compte de celui-ci d'une banque qui avait mal réussi, puis poursuivi de- vant les tribunaux par la haine des Juifs, qui l'accu- saient d'avoir troublé leur culte, et condamné pour ce motif aux travaux forcés par le préfet de Rome (1). Compris dans l'amnistie obtenue par 3Iarcia, il re-
ran-liifiiic; voir Tciliillien, Dcjcjuniis, 17; saint Cypricii. £/). 34,04; cf. Dr' Rossi, liulldUno (li arc/ieolofjia cristiana, 18GG, p. 22. (Ij J'/iilosop/iuinena, IX, II.
LÉGLISE KT LE DROIT D ASSOCIATION. 13
\iut de Sarcîaigno avec les autres chrétiens (1) ; mais il ne séjourna point à Home tant que dura !«' pontificat de Victor, (jui partaij;eait peut-être quelques- unes des préventions excitées par les mésaventures financières auxquelles Calliste s'était trouvé jadis mêlé. Celui-ci vécut pendant plusieurs années à Antium, d'une pension ecclésiastique à lacpu'lle lui donnait probablement droit sa (pialilé de confesseur. Le suc- cesseur d»' Victor, le pape Zéphyrin, ne voulut point se priver plus longtemps des services de ce chrétien énergique et calomnié (2). A en croire l'auteur con- temporain des Philosophumena, Zéphyrin n'avait pas une intelligence supérieure, sa culture scientifique était même assez limitée; mais souvent ces esprits simples, quand au bon sens naturel se joint une parfaite droi- ture, savent mieux que de plus raffinés discerner les hommes dont ils ont besoin et mettre, selon l'énergiciue expression anglaise, the righl man in ihe right place. Le pape comprit le parti qu'il pourrait tirer, à une épo- que où la propriété ecclésiastique cherchait à se cons- tituer, d'un auxiliaire tel que Calliste , jeune encore, mûri [)ar l'adversité, ayant une intelligence souple et déliée, l'expérience des affaires, fauréole de la per- sécution. Il l'appela A Rome, et, du consentement du
(1) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, p. ii5,
(2) Les calomnies de l'auteur des P/i«7o5op/tuwjr/ia, qualifiées d« atro- ces » par M. Renan Marc-Aurèle, \>. 230 . ont élé réfutées par Dol- lingcr, Cruic.'. Ariiiellini. Le Hir, Haj^einann. de Sinedt , cl surloul par M. de Rossi, qui a consacré à teUe réfulalion une ^landeparlie de l année 18GG de son Lullettino di arcUcolofjiu cristiana.
li LKS CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE, peuple, dont l'opinion était devenue tout à fait favo- rable, l'admit aux ordres sacrés (1). Investi de la con- liance entière de Zéphyrin, Calliste fut promu aux fonctions de premier diacre, et chargé, dit le récit contemporain, du gouvernement du clergé et de l'ad- ministration (( du cimetière (2). »
Ce cimetière, le premier possédé à titre corporatif par l'Église romaine, et dans lequel, à partir de cette époque , les papes furent enterrés, était situé sur la voie Appienne : il se composait d'hypogées donnés à la communauté chrétienne par les Cœcilii, et déjà con- sacrés par la sépulture de la martyre Cécile (3). Cal- liste y déploya une grande activité , un véritable goût artistique ; au commencement de son administra- tion peuvent être attribués, avec plusieurs galeries, quelques-uns des caveaux ornés des symboles du Baptême et de l'Eucharistie, que les archéologues modernes désignent sous le nom de chambres des sa- crements (i). Mais en même temps qu'il dirigeait les
(1) Voir, sur cette partie du récit des PhilosopJinmena, les réflexions de M. de Rossi, Ilullcllino dl archeologia cristknia, ISfiG, p. 8.
(2) MsO' ou (OùïxTopoç) y.oî[A-/ii7tv Zsçypïvoç auvapâ[X£vov aÙTÔv (Kâ),).i(T- Tov) oyùiy Tipô; Ty;v y.aTâCTTriTtv xoù x).')îpoy... el; tô xonJir,Tr)p'.ov '/.OLién- Tr.Tîv. l'hilnsophumcna, IX, 11.
'3; De Rossi. liomasotterranca, t. H, p. 308 et suiv. cf. Rome sou- terraine, p. 2'i3.
(4) De Rossi, Roma sotlcrrunea, t. II, p. 243-249, 328, 345, 347, 372, 373. Les caveaux attril)ués par M. de Rossi à l'époque de Calliste sont marqués A- et A'* sur les plans du ciu»elière. Des vues d'cnsendtiedc ces rliaiid)res funéraires et les détails de leurs peintures sont reproduits dans l'atlas de \!i noma sollerrauea, t. H, pi. XI, XIII n» 3, pi. addi- tionnelle C B, pi. XV,XVI, XVII,XVIII (cf. Itomc souterraine, p. 385-
LKGLISE ET LE DROIT D'ASSOCIATION. 13
peintres et commandait aux fossores , ùont Timage se retrouve plusieurs fois tracée sur ces murailles, (^iHiste avait sans doute, au dehors, i\ faire des démarches et tV entretenir des rapports d'un autre ordre. Chef du tem- porel de rÉglise romaine et remplissant, dans l'asso- ciation funéraire dont elle avait pris extérieurement la forme, le rôle d'administrateur ou de syndic 1 ), il ser- vit probablement plus dune fois d'intermédiaire en- tre l'État et la communauté chrétienne : peut-être est- ce lui qui fit le premier inscrire l'association nouvelle parmi les autres corporations, sur les registres de la préfecture urbaine [-2].
i'j.i ei |)1. V. VI. vu, VIII . L'image (1 un docteur y est souvfiit it'|iré- sentée: peut-être y laut-il reconnaître une allusion à Caiiiste. qui pro- bableinent dirigea la très remarquable décoration symbolique de ces deux chambres, où la pensée du tlifoloj^ien parait avoir ^uidé dans tous les détails la main de l'artiste.
(1) Cf. Gaius, au Dirjestc, III. iv. t. j! 1.
(2) Cf. DeRossi, Roina sotlcrraiwa, t. II. (•. m-ix, .371. Voir aussi Borne souterraine, p. 25.
10 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SEVERE.
IL
Les sentiments de Septime Sévère à l'égard des chrétiens.
Les associations étaient nombreuses clans les pre- mières années du troisième siècle. Un mouvement dé- mocratique se dessinait, dont l'Église profita. Peut- être ne fut-elle pas étrangère à ses commencements. L'exemple des chrétiens , « dont les mains ne restaient pas oisives (1), » l'ég-alité qui régnait chez eux entre le riche et le pauvre, l'homme libre et l'esclave (2), l'estime singulière qu'ils montraient au travailleur (3), avaient dû faire impression sur quelques esprits. Ce n'est point à la surface que se forment les courants nouveaux : une société humble, cachée, presque incon- nue, comme le fut pendant longtemps l'Eglise chré- tienne, avait pu exercer dans les couches profondes de la population romaine une action d'autant plus effi- cace qu'elle était moins aperçue. Le temps est passé où l'on parlait des artisans, des gens de métier, des bouti- quiers avec le dédain superbe de Gicéron (i), où Claude offrant un sacrifice expiatoire faisait retirer les ouvriers
(1) Cf. s. Paul, I Thcss., Il, '•• ; IV. 11 ; Il Thess., III, 8, 10, 11, 12 ; I Cor., IV, 12 ; Eplies., IV, 20.
(2) S. Paul, Calot., III, 8; cf. Laclancc, Dii\ Inst., V, 15, 17.
(3) Voir dans mon livre sur les Esclaves chrétiens, le chapitre inti- tulé : Réhal)ililation du travail manuel, p. 378-408.
(i) Gicéron, De officiis, I, 42 ; Pro Flacco, 18 ; l'ro domo, 33.
LES SENTIMENTS DK SEPTIME SÉVÈRE. 17
et les esclaves (l),oii Valt^re Maxime, après avoir rap- porté un acte patriotique d'une corporation de petites gens, s'excusait d'écrire l'éloîre de « ce troiipe.iu méprisé (2). » Quand Septime Sévère, en 19:t, fit faire au successeur de Commode, Thonnète l*ertinax , de so- lennelles funérailles, Rome offrit un spectacle comme en offriront, dix siècles plus tard, nos villesdu moyen Age. Derrière les statues des héros, les images des peu- ples conquis, les chœurs d'iiomnies et d'enfants (|ui ac- compagnaient au bûcher funèbre l'effigie de Pertinax, on vit flotter au vent les bannières des corporations (3). Celui en l'honneur ducjuel se déployaient pour la première fois peut-être ces étendards populaires, qui prendront part désormais à toutes les cérémonies (i), était lui-môme un signe bien caractéristi([ue des temps nouveaux : fils d'un esclave , marchand de charbon, grammairien, puis soldat, Pertinax s'était élevé de profession en profession, de grade en grade jusqu'à l'empire. L'aristocratie de naissance était presque toute morte avec les Césars , l'aristocratie de la pensée avec les Antonins : les empereurs qui feront désor- mais quelque figure et retarderont par leur courage la victoire de la barbarie seront pour la plupart des fils du peuple. La vieille constitution de Rome , fondée sur l'exclusion et le privilège, tombe en ruines: le pa- triciat, autour duquel elle gravitait jadis, n'est plus
(1) Sut'lon»'. Claudiiis, 22.
(2) ValtTP Maxime. V. ii. 10. (3 Dion. LXXIV. 4.
{i} Histoire Auguste. Gall., 8 : Aurel.. 3i : Paneg. vc(., VIII. 8. II. 2
18 Li:S CHRÉTIENS sous LE RÉGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
représenté que par de rares survivants des anciennes familles : il y a maintenant dans le petit peuple plus d'associés que de clients ; portée sur le tlot montant de la démocratie, FÉglise entre, à la suite des autres associations, dans cette cité romaine autrefois inhos- pitalière aux petits, mais où désormais ils vont comp- ter pour quelque chose.
Septime Sévère fut aussi un homme nouveau , peu soucieux des traditions aristocratiques. Sa nature rude, son esprit précis, autoritaire, son goût de la discipline et du commandement, faisaient de lui sous certains rapports un des plus complets représentants du génie romain ; mais par d'autres côtés il s'en dé- gageait tout à fait. Rien en lui ne rappelait l'antique esprit de caste qui avait eu, cent ans plus tôt, un gar- dien si dévoué dans Trajan. De moins basse extraction que Pertinax, mais d'origine provinciale et presque barbare, né dans une petite ville africaine dont il con- serva toujours l'accent, issu d'une famille où l'on par- lait mal le latin et bien le carthaginois (1), époux d'une Syrienne et comme elle ouvert aux inquiétudes religieuses, aux souffles mystiques de l'Orient, aimant peu Rome, qu'il ne fit jamais que traverser et où il ne séjournait pas, Sévère n'eut aucun des préjugés poli- tiques, sociaux ou religieux d'un Romain de vieille ro- che. Comme les Flaviens, qu'il rappelle par bien des traits, il montra du goût pour les Juifs (2). Arrivé au
(1) Spartien, ,Serer?<«, 15.
(2) nUjcstc. L, II, 3, g 3 ; Sparticn, Severus, 14 ; S. Jorônie, In Da- niel., XI, 34.
LKS SENTIMENTS DK SliPTlME SKVKHE. l'J
pouvoir par la ,i;ueri'c civile, t;rAcc à la supénoritédr ses soldats, ;V la \ loueur de son commandement, il semble n'avoir vu dans l'empire qu'une démocratie militaire, dont il était le chef. Le reste ne l'incjuiétait guère : il méprisait trop le sénat pour le craindie, et il avait trop le goût de l'activité pour s'effrayer en voyant le peuple secouer un peu la torpeur séculaire dans laquelle l'avait ploni:é une constitution sociale fondée sur les intliiences aristocratiques et labus du travail esclave.
Septime Sévère uionta sur le trône libre de toutes préventions à l'égard des chrétiens. Eût-il été dès lors mal disposé pour eux, les guerres qui remplirent les six premières années de son règne, d'abord contre ses deux compétiteurs Niger et Albinus (193-197), puis contre les Parthes (197-199), ne lui auraient guère laissé le loisir de manifester son mauvais vouloir par des lois ou des actes. Mais ses sentiments personnels leur étaient plutôt favorables. 11 avait fait presque toute sa carrière pendant le règne de Commode, c'est- à-dire ;l une épo([ueoù l'autorité inq)ériale les voyait d'un bon œil, et où les fonctionnaires, suivant l'r'xem- ple du maître, les laissaient en paix, refusant même (juehiuefoisde juger les fidèles qu'une accusation ré- gulière déférait aux tribunaux (1). Quand Sévère gou- verna la Gaule Lyonnaise en 18G, les sanglantes tra- gédies (jui avaient porté si haut, sous Marc Aurèle, la gloire des jeunes chrétientés du Rhône et de la
(1) Tcrlullieii, .1^/ Scapulam, 't.
?.0 LES CHRETIENS SOUS LE REGNE DE SEPÏIME SÉVÈRE.
Saône (1) n'étaient plus qu'un souvenir : il fallait que les calomnies autrefois répandues à Lyon contre les fidè- des (2) fussent Ijien effacées, car Sévère n'hésita pas à donner une nourrice chrétienne (3) à l'alné de ses fils, né pendant son séjour dans la métropole gallo-romaine. Son consulat, en 189 ('i-), coïncida précisément avecla période la plus brillante de la faveur de Marcia. Les rapports que, en bon courtisan, il entretint avec le pa- lais lui firent peut-être connaître quelques-uns des serviteurs chrétiens que l'influence de la toute puis- sante favorite avait introduits dans la maison impé- riale (5). Il les retrouva sans doute quand, à son tour, il prit possession du Palatin : en général , les gens « de la maison de César » y demeuraient plus long- temps que les empereurs, et se perpétuaient de règne en règne : nous savons que Pertiiiax, après avoir vendu à l'encan les esclaves personnels de Commode , avait conservé les serviteurs attachés au palais. Les inscrip- tions et certains indices archéologiques montrent que sous Sévère un grand nomljre d'esclaves ou d'affran-
(1) Voir Histoire des perséculions jicndant les deux premiers siècles, p. 391-418.
i2) Euschc. Ilist. IJccl., V, 1 (14).
(3)... Anloniniis (Caracalla)... lacté christiaiio educalus. Tcrtuilien, Ad Scapulam, 4.
(4) Il y eut cette aniu-o vinj^t-cinq consuls ; Dion, LXII. Le collègue de Sévère fut Apuleius Rufus.
(h) PfiUosophiimena, \X, 11; de Rossi, Inscriptiones christianx Urhis Jlonue, n" 5, p. 9; Uulletlino di arclieologia cristiana, 186G, p. 3. — \o\v Histoire des j)ersecutiojis pendant les deux premiers siècles, p. 443.
LES SKNXniENTS DE SEPTIME SEVERE. Il
cliis impériaux fiiront clirétii-ns (1). l'n d'entre eux entra fort avant dans l'intinuté du souverain et di- ses fils : son histoire.est curieuse. C'était l'inti'ndaiit de l'affranchi impérial Evhodus, irouverneur (2) de Caracalla. 11 s'appelait Proculus Toparcion. Comme beaucoup d'esclaves, il avait étudié la médecine {'.]) : il e»it le bonheur de .guérir au moven d'onctions un mal
(t) M. de Rossi a remarqué le très ^rand nombre d'Aurelii enterrés dans les parties anciennes du rimeliere de Callisle. « Au nomlue des quartiers voisins de la jiorle Capi-ne. dit-il, «'laient ceux du Palatin et du Grand-Cir<|ue, remplis de dépendants de la maison de César. Les chrétiens </e doiito f'asdiis ont été «ertaineinent ensevelis d ordinaire dans les cimetières de la voie A|>pienne. et surtout dans celui de Calliste. Par conséquent il me sendde bien clair que cette réunion d'Aurelii est un }jroui>e d affranchis, de clients, d'étrangers, qui ont pris ce nom des empereurs .\urelii. » Mais les premiers Antonins faisaient usage du noni Aelius, que prenaient aussi comme fjentiUtium les affranchis de leur maison. Or, dans la région du cimetière de Calliste dont parle M. de Rossi, le gcntilitium Aurelius se trouve presque seul, et à peu près sans mélange d" Aelius. Les inscriptions où il se lit paraissent devoir t^tre reportées à la première moitié du troisième siècle, à l'époque de la dy- nastie des Sévère : on sait que Seplime Sévère, inventant une adoption liclire, s'était agrégea la famille de Marc Aurèb-. liuUettino fli arc/ien- lorjia cristiaiifi, 18()3. p. 83. A la même épo^jne parait appartenir la célèbre caricature d'Alexamène adorant un crucilix à tète d'àne. dé<-ou- verte en ISSfidans un appartement du Palatin : cet .\lexamène, et Liba- nius, dont le nom se lit à peu de distance acconq)agné du sobriquet railleur d'c/».sco/iH5, sont pent-étre de jeunes pages chrétiens contem- porains de Sévère et de Caracalla : Spartien parle de l'affection de ce dernier, enfant de sept ans. pour un de ses compagnons d»' jeu. qui était juif c't'st-à-dire probablement chrétien [Caracullu. \;. et l'on a conjecturé, en lisant d'autres inscriptions. <|ue dans cette partie du Pa- latin .se trouvait le pxdaijogiinn ou logement îles pages de la maison impériale. Voir Home souterraine, (ig. 27. p. .334-33(1; lUiUellhio d* arcfieolofjia crisdana, 18G3, p. 72: 1807, p. 75: Heiue archéolorjique, 1870, p. 275: Boissier, Promenades archéologiques, p. 102.
(2) Tpo^psO;. Dion Cassius, Epitome. LXXVI, fi.
(3J Voir \\\oi\ livre sur les Esclaves chrétiens, p. 233.
22 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
dont souffrait Sévère. L'empereur garda de ce service une reconnaissance d'autant plus vive, que lui-même s'occupait volontiers de médecine : il se plaisait à soi- gner ses amis, et leur administrait des remèdes com- posés par le célèbre Gallien (1). Probablement, dans la maladie de Sévère, l'esclave chrétien, possesseur de quelque recette traditionnelle, avait réussi là où Gallien venait d'échouer. Aussi Sévère voulut-il l'a- voir toujours près de lui et de ses enfants : il se le fît donner par Evhodus , et lui assura un logement dans le palais (2).
Bien que l'entourage chrétien qu'il est permis d'en- trevoir autour de Sévère, malgré l'insuffisance des do- cuments, n'ait pas exercé sur son esprit une influence comparable , pour la vivacité et la durée , à l'em- pire de Marcia sur le faible Commode , cependant la bienveillance envers les chrétiens dominait dans les conseils du prince quatre ans après son avènement. Les deux compétiteurs de Sévère, Niger et Albinus, avaient péri , l'un en Syrie , l'autre sur les bords du Rhône, quand, au mois de juin 197, l'empereur victo- rieux fit dans Rome une entrée solennelle.- Les partisans des deux vaincus, nombreux dans l'aristocratie et le sénat (3), l'attendaient en tremblant. Comme toujours
(1) OalHon, De Tlieriaca (Œuvres, od. di" Kiilin. I. XIV, p. 218).
(2) I()sc ctiaii» Severus, pator Anloiiini. cliristianoriiin nicnior l'iiil. Nain cl Pificiiliiin cliristiaiuim qui Tn|iarcion (^o^iioiniiiahalur. Evlindi |)ro(nralor<'iii. (|ni cuin per (ilciiin aliquando ciiravoral, roquisivit cl
Il palalio siio iialiiiil iisqiie ad iiiorlcin ejus : quom cl Anloniiuis o|ilinie iiovcral lacli- cliiistiaiio cducalus. TertuUien, Ad Scapulam, 4.
(3) Dion, LXXV, 7 ; Sparlien, Severiis, 11 ; Capilolin, Albinus, 9.
LES SKNTIMFNTS DE SEPTIME SÉVÈRE. 23
ils (lissimul.iic.nt loiirfrayour sous los apparences (Viino allégresse bruyante rt déinonslrative, « Les plus ar- dents fauteurs d'Alhiuus. ceu\-l;Y intime qui allaient payer de leur tête leur zMe passé (1), étaient ceux (jui mettaient au-dessus de leur porte les r.iineauv de lau- rier les plus épais, (jui allumaient sur la façade de leurs maisons les illuminations les plus brillantes, qui se dis- putaient le forum pour y étciler en l'honneur des dieux les lits de parade les plus mauniri(jues(-2) . » Parmi les démonstrations de cet enthousiasme affecté, la froi- deur des chrétiens de l'aristocratie, nombreux tVRome en un temps où «toute dignité passait du côté de l'É- trlise (3), » ne pouvait manquer d'être remanpiée. Sans prétendre faire bande à part, ni se poser en parti d'opposition, les plus rigoristes repoussaient comme entachés d'idolAtrie « ces honneurs vains et téméraires décernés aux empereurs, ces décorations de verdure, ces lampes allumées en plein jour (]ui faisaient ressem-
(1) Ce mot ili> Tt'iliiHit'ii iiiontrc l'cxactiliulc di' sivs rtMist'i^îiUMnt'iil's : selon SparlitMi. (|iiaian(<' et im persomiajïes iiiiporlanis fiiit'iil mis a mort comme partisans dAlhiniis après l'entrée de Sévère dans Rome (Sparlien, Scrcnis, 13 . Dion raconte qn'un procès cajùtal fut intenté à soixante-quatre sénateurs ; trente-cinq, reconnus innocents, reprirent leur siè{;e; vinj;t-neuf. condamnés à mort, furent exécutés. Dion. LXXV. 8.
(2) Tertullien. ipol., .3">; <T. Dr idnlnlfifria, l.> ; Adnxorcm. II, G; BuUetiinn di (irchcolofjia crisliana, l«fi7. p. 11. 2i.
(3) Omnem ;etatem. comlitionem. etiam di<;nitatem trans^redi ad ho<- nomen (|uasi delrimento dolelis. .l/;o/. . 1 ; .1'/ mit.. I. Voir les inscrip- tions dans de Rossi. Homa .sodcnanca, l. I, p. 3i>'J-3>0; t. II. p. 137- 147; 3G0-3O7 : /tullclliiifi di arclicologia cristiana, 18C0, p. "25, 3(j ISGS. p. 94: 1873. p. '.)3. 114 : 1880, p. 30-32; 1881, p. 07, G8.
•24 LES CIIRKTIENS SOUS LE RÈG^^E DE SEPTIME SÉVÈRE.
hier les plus honnêtes maisons à de mauvais lieux (1). » Us rendaient hommage aux Césars en gardant une réserve modeste et fière (2). Une telle attitude ne pouvait manquer d'indigner le peuple, d'autant plus porté à faire du zèle qu'il s'était pendant la lutte montré plus froid pour la cause de Sévère (3). Aussi, taxant les chrétiens d'indifférence, les traitait-on bien haut d'ennemis publics (4). On eût voulu détourner sur eux la colère impériale, et mêler au moins leur sang à celui des partisans d'Albinus que Sévère, depuis son entrée dans Rome, au milieu des illuminations et des fêtes, n'avait cessé de verser. Le peuple, raconte Tertullien, s'ameuta , et dénonça à la vengeance du vainqueur des chrétiens de l'un et de l'autre sexe ayant rang de clarissimes, c'est-à-dire appartenant à des fa- milles sénatoriales. Non seulement Sévère refusa de sévir contre eux, mais encore il résista en face aux clameurs de la foule , et fit publiquement l'éloge des chrétiens dénoncés (5) .
Cette conduite eut probablement plusieurs motifs. Sévère était sans doute bien aise de montrer au peuple qu'il n'avait pas plus peur de la foule que des préto- riens et des sénateurs, et qu'après avoir désarmé et
(1) TiMlullien, V;e idololatria, 15; Apol., 33; Aduxorou, II, 6.
(2) Casli, et sobrii, et prohi. yl/Jo/.,-35.
(3) Dion, LXXV, 7.
(4) Proi»lerea piiblicihostes christiani. Apol., 35.
(5) Seil cl clarissiiiias feininas et clarissinios viros Scveiiis scieiis hujusspcl.i' esse, non modo non hcsit, verum et loslimoniooxornavit, et populo rurciili in nos iialani restitil. Ad Hcapulam, 4,
LES SENTIMENTS DE SEPTIME SEVERE. 25
dispersé les uns (1), décimé les autres, il n'élait pas hoinnie î\ céder devant les sommations de la multitude. La résistance aux passions t;mati(|ues des l'ouïes était depuis longtemps une ti-adition de la politi(|iie im- périale , et les souverains même les moins favoraliles aux chrétiens s'en tirent un de\()ir : les dénonciations anonymes et tumultueuses lurent à plusieurs reprises interdites par Trajan, par Hadrien, par Antonin (2). Sévère se montra d'autant moins disposé à les recevoir contre les chrétiens, (pi'il croyait devoir à ceux-ci (piel([ue reconnaissance. Au dire de Tertnllien, aucun chrétien notable ne tii^ura dans le parti de Niiicr ou dWlhinus (3). Cela tenait probablement ;Y l'extrême réserve politique qu'ils s'imposaient en toute circonstance, plutôt ({u'à une conviction bien arrêtée des droits de Sévère; dans cette étrange mo- narchie romaine où l'on avait essayé de tous les modes de tninsmission du pouvoir, l'élection, l'hérédité adop- tive, l'hérédité par le sanq-, où dans un jour de honte on était allé jusipi'à la vente aux enchères (4), et qui maintenant n'était plus (ju'un enjeu offert aux joueui's audacieux et habiles, il n'existait fiucun principe de légitimité : cpiand plusieurs compétiteurs se dispu-
(1) Dion. LXIV. 1.
(2) Voir llisfoirc îles persécutions pcnitanl les deujc premiers siècles. i>. 15i. 235 et suiv., 295.
(3) TerUillieii, Apol.,3ô; Ad ScopnUnn. 4.
(4) « Quoiciuc l'empire eût été souvent acheté, il navait pas encore été marchandé .» dit éloqiiemment Monlesijnieii. racontant lépisoile deDidius Jiiliaiius. Grandeur et décadence des Itoinains, ch. XVI.
26 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
taient l'empire, le plus sul)til théoricien politique n'eût pu deviner <avant la victoire quel était le vrai souverain. Cependant, pour des motifs que nous igno- rons, il semble que les vœux secrets des chrétiens aient été pour Sévère. Peut-être les souvenirs d'une administration équitable en Gaule, pendant laquelle les Églises meurtries par la persécution de Marc Aurèle avaient pu panser leurs blessures et se reconstituer li- brement, lui conservèrent-ils les sympathies des chré- tiens de ce pays, et engageant ceux-ci à voir avec plaisir sa victoire sur Albinus et les légions de Bre- tagne dans les plaines de Lyon. En Orient, ils parais- sent avoir désiré le succès de Sévère, contre lequel, au contraire, les Juifs s'étaient prononcés avec leur turbulence accoutumée (1). « Chrétiens , réjouissez- vous, » s'écria un des lieutenants de Niger quand, en 196, après une héroïque résistance, Byzance, dernier rempart de sa cause, se rendit à l'empereur (2).
Sévère put avoir une autre raison de ménager les tidèles. C'était, nous l'avons dit, un parvenu : de plus, en arrivant à l'empire , il était pauvre (3) . Il eut l'idée de se procurer d'un seul coup des ancêtres et un pa- trimoine. Se faire adopter par une grande et riche famille parut le moyen tout indiqué. Mais, pour se donner une apparence de lég-itimité, et rattacher par quelque côté sa fortune militaire à l'hérédité politi-
(I) Sparlicn. Scrcnis, 14.
(5) Cfcciliiis Capclla in illoexilu Byzanlino: « Clirtsliani, gaudctc, » «'xclainavil. Terlullien, Ad Scopnlaui, 3. (3) Sparlien, Severus, 4.
LES SENTIMENTS DE SEPTIME SÉVÈRE. 27
(jiie, il iniairina do choisir Mari- Aiiiôlr coinine p«'i'c adoptif. Marc Aiirclcil est vrai, ne \ivait pins; cepen- dant la jurisprudence romaine, mise au service de l'om- nipotence impériale, se montra si ingénieuse à trouver desbiais, (pie l'adoption put se faire. Sévère, empereur, était souverain pontife, et le souverain pontife donna aux deux parties les dispenses nécessaires. Nerva avait adopté, contrairement à la loi, Trajan absent ; Sévère, violant la lettre et l'esprit de toutes les lois, mais s'auto- risant de ce précédent et de quelques autres, devint le fils adoptif d'un souverain mort depuis quinze ans (1 ). Dès lors il eut une généalogie officielle, où figuraient Marc Aurèle comme père, Commode comme frère, Antonin, Hadrien , Trajan , Nerva, comme ascendants (2), et donna à son fils aîné Bassianus, auquel riiistoire a conservé le sobriquet de Caracalla, les noms de Marc Aurèle Antonin. Mais en même temps il devint Théri- tier des biens immenses, véritable patrimoine royal, que, pendant un siècle, six générations d'empereui's
(1' L'n(lo]i(ion eut lii'ii en 195 : roUo date osl donner jiar plusieurs monnaies, où Sévère est désigné comme lils de ManAurele: Cohen, Monnaies impériales, t. III. p. 242, n" 7r. : p. 298. n"* 50G et 508. Dion .se Irornpe donc en piaivinl ce fait en 199 LXXV. 7 .
(2) Dans une inscription d'Afrique en llionneur de Julia Douma. femme de Sfv.re. celui-ci est dit DIVI M. ANTONIN! PII CKRM SARM. FILI. DIVI (OM.MODI I RATRIS. DIVI ANTOMM PII NEPOTIS, DIVI 1IADRI.\NI PRONEP., DIVI TRAIAM PARTHIC. ABNEPOT., DIVI NERV.E ARNEPOTIS. ^^myr. Inscriptions île l'Algérie, lili. D.ins une autre inscription, contemporaine de Caracalla. une fille de Marc Aurèle. "«bia Aurélia Sal.ina. .st dite DIVI .M. F.. DIVI SKVERI SOR. lOid., 2719. Cf. Hor^lu-si, Œuvres, t. III. |>. ?:{8 et suiv. : I. V. p. 433.
'28 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
s'étaient transmis. Entré dans la famille Antonine, Sévère tint à n'en répudier ni les gloires ni les hontes. Loin de lui faire horreur, la fraternité de Commode fut par lui revendiquée avec éclat. Il mit au rang- des dieux celui que le sénat avait flétri du nom de parricide Cl), institua une fête pour l'anniversaire de sa naissance, lui donna un pontife, bien que deux ans auparavant le collège des pontifes l'eût déclaré in- digne de sépulture, punit ses meurtriers, et reprocha publiquement aux sénateurs d'avoir manqué de res- pect à un souverain qui , disait-il , valait mieux qu'eux (2) . Mais la partialité de Commode pour les chrétiens, seul bon sentiment de ce misérable, était bien connue : Sévère, pour se montrer vraiment son frère et son continuateur, se crut sans doute obligé d'imiter pen- dant quelque temps au moins cette lîienveillance. Probablement même, nous l'avons dit, il la partageait alors sincèrement.
(1) Lainpride, Comm.. 18. (2] Dion,LXXV, 7.
LES PRÉLUDES DE LA rERSÉCLTlON. 59
m.
Les préludes de la persécution.
La hienvoillance personnelle de l'empereur n'était une garantie que contre lui-niénie : elle ne supprimait aucune des lois existantes, n'arrêtait pfis le cours des colères ou des calomnies de la foule, et laissait les fidèles exposés comme par le passé à des accnsati<ms indivi- duelles ou à des émeutes populaires. Linlluence même de Marcia n'avait pu empêcher que sous Commode il y eût des chrétiens condamnés pour cause de reheion à la mort ou aux mines. A plus forte raison en fut-il ainsi dans les premières années de Septime Sévère. Les intentions favorahles de l'empereur ne res- tèrent pas cependant sans effet. Les magistrats dési- reux défaire leur cour se montraient indulgents pour les fidèles déférés à leur tribunal, feignaient de ne pas comprendre l'accusation, jugeaient mollement, et ne condamnaient (|u'à la dernière extrémité , (juand un chrétien trop ardent courait pour ainsi dire au-de- vant de la mort.
Il existait malheureusement alors de ces esprits ex- cessifs, comme on en rencontre dans tous les temps, (jui essayaient d'applicpier aux choses de la foi et de la morale une logi(juc outrée, et de faire de leurs dé- ductions passionnées la règle non seulement de leur propre conduite, mais de celle de leurs frères. A Rome, sous la direction prudente et modérée de pon-
30 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
tifes qui possédaient à un rare degré l'esprit de gou- vernement, de tels hommes avaient peu de chances d'être écoutés, et leur influence n'y fut jamais que passagère ; mais ailleurs , sous une autorité moins ferme, en des contrées où un ardent climat faisait bouillonner le sang et tenait les âmes dans une exci- tation plus grande , ils faisaient facilement école quand à une incontestable sincérité se joignaient chez eux l'éclat de la parole et les séductions du talent. Telle était en Afrique la situation de Tertullien à l'é- poque dont nous parlons, il n'était pas encore monta- niste, mais il parlait d'avance le langage des erreurs qu'il devait adopter, comme notre Lamennais, qui lui ressemble par tant de côtés, laisse voir déjà dans ses ouvrages les plus orthodoxes l'esprit emporté et faux qui r entraînera bientôt aux abîmes. Toute action excessive , tout imprudent propos , toute provocation inutile obtenait Fapproljation et les encouragements de Tertullien. Ainsi que tous ses pareils, il s'inquiétait peu des conséquences pour la tranquillité des âmes et la paix de l'Église. De telles considérations lui parais- saient indignes d'un chrétien : croyant que l'ardeur de son zèle le mettait au-dessus de toute discipline, il taxait volontiers de « lions dans la paix, et cerfs dans le péril (1) » les pasteurs qui , chargés d'une responsa- bilité dont le fardeau ne se ftiisait pas sentir à ses épaules, essayaient de le rappeler à la prudence et au bon sens.
(1) De corona militis, 1.
LES PlUiLUDES DE LA PERSÉCUTION. 31
Un de ces écarts (le zèle iuixcjuels il applaïulissait, mais dont s'afflii;caient les chrétiens laisinuiablcs, eut lieu précisément vers l'époque où Sévère avait laissé voir st)n désir que les chrétiens ne lussent pas in- quiétés. On peut reporter à l'an 198 le fait qui donna lieu ;\ TeHuUien d'écrire son élo(|uent mais périlleux et paradoxal traité De la couronne du soldat. Après avoir terrifié Uome et noyé dans le sang" les derniers restes des partis vaincus, Sévère sentant que , en dé- pit de toutes les adoptions posthumes, la i^loire seule pouvait légitimer une dynastie si cruellement l'on- dée, porta la guerre en Orient, où les Parthes, pen- dant qu'il luttait en Gaule contre la l'action d'Alhinus, avaient envahi la Mésopotamie romaine. Le succès cou- ronna d'ahord ses armes : avant d'échouer devant lla- tra, il avait pris Babylone, Séleucie, Ctésiphon : Home, à qui parvenait réclio lointain de ses victoires, pouvait croire la puissance des Parthes à jamais détruite. C'est alors que, ratifiant l'acclamation des soldats , le sénat déclara les deux fils de l'empereur, Caracalla et (iéta, l'un Aug-uste, l'autre César, et les associa au trône de leur père. On ne pouvait adresser à celui-ci une flatterie plus délicate : Sévère, comme tous les souverains par- venus,rèvait de fonder unedynastie. Oublieux des leçons de l'histoire, il voulait laisser après lui des empereurs de son sang*. L'hérédité , seule garantie de la stabi- lité des monarchies modernes , avait toujours mal réussi à l'empire romain, où l'autorité absolue, ne trouvant de contrepoids ni dans la religion, ni dans les mœurs, ni dans les lois, faisait presque inévitable-
32 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
nient du souverain un monstre, s'il n'était préservé par une vertu rare ou une intelligence supérieure. Aussi tous les bons empereurs furent-ils ceux qui arri- vèrent au trône déjà mûrs, et qui y furent désignés non par la naissance, mais par un clioix réfléchi et désintéressé. Le sénat savait cela, car depuis long- temps ces vérités d'expérience étaient passées à l'état d'axiome chez les esprits vraiment politiques (1) ; mais on ne pouvait attendre de ce corps avih et tremblant une marque d'indépendance ou un acte de patriotisme éclairé. Quant au soldat, en prenant l'initiative de l'association des deux enfants de Sévère au trône pa- ternel, il n'avait eu probablement qu'un but : s'as- surer un donatîvum. Toute proclamation d'un nouvel Auguste ou dun nouveau César se traduisait dans le monde romain par une largesse à l'armée. L'empe- reur <|ui donna pour règle de conduite à ses fils : « Enrichissez le soldat et moquez- vous du reste (2), » ne pouvait déroger sur ce point à la tradition. Il y eut donc distribution extraordinaire à toutes les armées. Pendant que la troisième légion Augusla (3), sta- tionnée dans ce camp de Lambèse (i) dont il reste des ruines magnifiques (5), recevait joyeusement le don
(1) Cf. Tacite. Ili.sl.. I. IC: Pline, Pancrj., 1.
(2) Dion,LX.\Vl, 15.
(3) Du temps de Seiitiine Sévère, elle iwrie les noms de Le(jio III Aufjusla Pia Vindex. Renier, Inscriptions de l' Algérie, 98.
('•) Les in.scri|ilions l'appellent /junb.rsis ou I.ambxse.
('>} Renier, lUipports ; W'ilmanns, Élude snr le camp cl la ville de Lambèse, dans les Commenlaliones philologicx in honorem Th. Mommscni, Iraduit, annoté et augmenté d'un appendice par M. labbé
LES PRÉLUDES DE LA PERSECUTION. 33
impérial, un éclat inattendu vint tr(»ul)ier la fête, « L'histoire est toute récente, dit Tertullien. Par ordre des très puissants empereurs, on faisait largesse aux troupes. Les soldats, couronnés de laurier, venaient tour à tour recevoir le donaliviim. I/uu d'eux, plus sol- dat de Dieu , plus intrépide que ses frères qui s'étaient flattés de pouvoir servir deux maîtres, seul, tète nue, s avançait tenant à la main son inutile couronne, et manifestant par là (|u*il était chrétien. Tous de le montrer au doii;t : de loin on le raille, de près on s'indiiine. La clameur arrive jusiju'au trihun ; le soldat se présente à son tour. « Pour{]uoi, lui dit le trihun, « es-tu si différent des autres? — Je ne puis faire comme « eux. » Et comme on lui en demandait la cause : <( Je « suis chrétien, » répondit-il. On délihère sur ce refus, on instruit l'affaire; l'accusé est traduit devant les préfets. Là, prêt à revêtir un joug plus léger, il dépose son lourd manteau, (juitte sa chaussure incommode pour marcher plus lihrement enfin sur la terre sainte, rend son épée qui n'avait pas été jugée nécessaire à hi défense du Seigneur (L, et laisse tomher la cou- ronne de sa main. Maintenant, vêtu de la pourpre du martyre espéré, chaussé comme le demande l'Évan- gile, prenant pour i:laive la parole de Dieu, revêtu de toute larnuire dont parle l'ApiMre, et sur le point de recevoir la hianche couronne, plus glorieuse (pie l'au-
Tliédenat dans \e Bulletin trimestriel des antiquités africaines, t. Il, 1883.
(1) Allusion à la jiarolc du Sauveur à saint Pierre : n Rcinols le glaive dans le fourreau, u S. Mallliieu, X.Wi, 52.
II. 3
34 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
tro, il attend dans la prison le donalivum du Christ (1). » I^a majorité dos fidèles ne partageait point pour la généreuse imprudence de ce soldat l'admiration hau- tement professée par Tertullien. Certainement des conseils plus modérés lui eussent été donnés s'il avait consulté les chefs de la société chrétienne avant de donner cours à son zèle et de manifester hruyam- ment sa foi en repoussant un symbole en apparence aussi inoffensif qu'une couronne de laurier (-2). D'au- tres soldats chrétiens faisaient partie de la légion, comme le montrent les paroles mêmes de Tertul-
(1) Pro.viiiic fada est liberalitas prccstanlissimoruin iinperatoruin ; expiinj^cbantur in castris milites laureati. Adhibetur quidam illic magis Dci miles, cœtcris constanlior fratribus. quiscduobus dominis service posse iircesiimi)serant, solus libero capile, coronamento in manu otioso. Vulgata jani et ista disciplina christianoium relucebat. Denique singuli designare, et cludere eminus, intrendere cominus. Murmur tribuno deferlur, et persona jam e\ ordine accesserat. Statim tribunus : Cur, inquit, lam diversus babitu V Negavit illecum cictciis sibi liccre ; causas exposlulatus : Clirislianus sum, inquit, etc.. Tertullien, J)e corona milids, 1.
(2) Les raisons que donne Tertullien pour établir que les chrétiens nont pas le droit de porter unt; couronne. De corona milUis, 7 et suiv., sont absolument puériles. On y rencontre même des mots absur- des, par exenqdtHelui-ci (13) : « Dans les cérémonies des noces païennes, on couronne les épou.v; c'est pour cela que nous n'épousons pas des païens, coronant et nuptiuj sponsos, ideo non nubanuis etbnicis. » Les motifs de lEglise pour improuver au troisième siècle les mariages mixtes avaient une valeur plus sérieuse. Les chrétiens associaient même volontiers à la joie des noces l'idée de couronnes ; sur des coupes de fa- brique chrétienne le Christ est représenté couronnant deu.v époux : voir Garrucci, Vetri ornali di figure in oro irovali nei cimiteri dci crisliani primillci diHoma, pi. XXIX, 1. Au quatrième siècle on cou- ronnait les nouveaux époux : « Sur leur tête on pose des couronnes, symbole de victoire, parce qu'ils viennent au lit nuptial sans avoir été vaincus par la volupté. » S. Jean Chrysostome, la I Ti m. lloiiiiL L\, 2.
Li;S rRKLl DKS DE LA PERSÉCUTION. 35
lion (1); cou\-ci ne se crurent pas ol)lipés d'imiter leur camarade. Le moment était mal choisi pour proclamer nne incompatihilité entre un des actes do la vie militaire et la foi chrétienne (2), car précisé- ment, sous Septime Sévère, il devint plus facile que par le passé aux soldats chrétiens de mettre leur vie d'accord avec la morale évani;éli(]ue. La défense faite jusque-là aux légionnaires romains de conduire leurs femmes à l'armée (3) pendant un temps de service <[ui dépassait (juel([uefois vingt-cinq ans avait amené une immoralité inévitable : les l)ara(|uements de toute sorte qui entouraient les camps, et qui devin- rent en bien des lieux le noyau de grandes villes, étaient remplis d'une population foit mélangée. Les soldats formaient là des Uaisons souvent éphémères, (piel(|uefois durables, mais qui ne pouvaient guère être transformées en mariage avant l'expiration de leur temps de service. Septime Sévère permit aux lé- gionnaires « d'habiter avec leurs femmes ('i-). »
11... Soins conslanliorfratrilms. r|ui se duobiis doininisscrvirc posse |irajsuini>.seranl... inliT loi tralres toininililoin'S solus... De corona inililis. 1.
'•>^ Tcrlullipti. tirant do l'aclioii du soldat des conséquences aux- <|urll('s cclui-ri ne son};i'ait piolialileinenl pas. va jusqu'à professer l'in- conipalihililéaltsoluc entre le service luililaireet lodirislianisinc [iOid., 11. et JJc iilololnliia, 19 , oubliant qu'ailleurs il en reconnait iinplici- feuient lalé};itiiMité(voir.l7io/.. 37, 42 .
(3) Dion, LX, 24. Cf. Tacite, Ann., XIV, 27 ; Tertullien, De exhor- tutione castUulis, 12.
(4) ruvai^i (jyvoi/.£iv. HéroJicn, III, 8 ,5 . Cf. Mispoulet, le Mariarje des soldats romains, dans la Revue de jiliilolofjic, L III, 188i, p. 123-126; llerinann Ferrcro, Iscrizioni e rkcrclic nuovc intonio ulV ordina-
30 Lus CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
Ce lut dans la vie militaire toute une révolution, défavorable par certains côtés à la discipline , très bienfaisante au point de vue moral. Dès lors les camps permanents furent comme doublés d'une ville, où beaucoup de soldats résidaient en famille, ne se rendant plus dans l'enceinte ibrtitiée que quand un ordre de service les y appelait et menant une vie moitié militaire, moitié bourgeoise (1). Les chrétiens durent voir avec satisfaction les camps ainsi transfor- més, et s'y trouver moins mal à l'aise que par le passé. Aussi comprend-on que les compagnons du soldat dont Tertullien raconte l'acte courageux, mais très probablement excessif, n'aient pas cru nécessaire de suivre son exemple : ce n'était pas à l'heure où la décence rentrait dans la vie militaire qu'il conve- nait de creuser un infranchissable fossé entre elle et la vie chrétienne (2) .
mento délie armute. delV impero romano, Tuiin. 1884, p. 2'.> : Tlié- denat. dans le nidletin critique, 1885, p. 189.
(1) Les rouilles exécutées dans le camp de Laiiibèsc, et les inscriptions, ont ])erinis de constater que, à l'époque de Septiine Sévère, les parties du cainp jusque-là occupées par les soldats ont été couvertes de cons- Iruclions dune utilité lijénérale, lieuv de réunion, thermes, temple. Tliédenat, ibiil., d'après \S'ilmaniis, l. e.
('2)TerlnHicn va jusqu'àdire aux soldais cliréliens qui avaient accepté la couronne : « llouj^issez, en songeant aux rites du culte de Mithra, oii 1 inilié au ^rade dt; soldat rejette la couronne qu'on lui présente à la j)oinle d'un glaive, en disant : 3Iitlira seul est digne d'être couronné.» i)c coroiiu, 15. Ce détail, ({ue Ion peut rai»proclier des peintures d'un tombeau mitliriaiiue (Cahier cl ^avVm, McUukjcs d'archéologie, t. IV, p. 33, 34, 33, 41, 44;, est curieux, et l'ait penser aux rites de la franc- maçonnerie ; mais combien l'argument qu'en tire Tertullien est faux, .subtil et sans portée! Cf. De jjncscriptionibus, 40,
I,KS PRÉLUDKS DK LA rKRSltdTION 37
En (It^iors inrmr de l'arméo, l'opinion lut pni r.i- vorable à l'imprudent soldat. « C'est une pi'écijjita- tion danijerouse, disait-on, un amour immodéré de la mort. l\)ur un scrupule de costume et de mots, il comprouu't la société chrétienne tout entière, comme s'il était le seul ([ui eût du cœur, et (pie parmi tant de frèr(>s qui serxcnt coinnie lui il fût seul chré- tien. 11 vient sans raison mettre en péiil une bonne et lonf.-ue paix (1). » L'F^glise africaine jouissait en effet, depuis la crise sanglante de 180 (3), sinon de la paix, au moins d'une assez lari;e tolérance de la part des ^-ouverneurs. Lhonnéte et rigide Pertinax (188- 181)), Didius Julianus (180-190), cpii devait faire une si piteuse figure sur le trône impérial, Cincius Severus (190-191), Vespronius Candidus (191-192), avaient laissé en repos les chrétiens de la province proconsu- laire : deux de ces gouverneurs montrèrent même une partialité qui découragea leurs ennemis (3). On vit, sous le règne de Sévère, Pudens, dont le procon- sulat se place vraiseml»lablement après 193 (V), leur
1 SfiilfiiliiO siipr-rillo... ut tic alnii|ilit. et |ii\T(i|)iti. ol inori cuiiiJo, «imdi' haliitu inlprronaUis nomini noj;oliiiin fcceril : soins sciliccl fortis, iiiliT lr)l fiatros cominililoiies soins chiisliamis... Miissilant denique lain bonain et ion^anisil/i paccin pcriclilari. De corona i>iili(is, 1.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, p. 430 et suiv.
(3) Terlnllien. .Ir/ Scapultim. \.
V A moins qu'on n'idcntilit' le proconsul île renom avec Q. Servilins Pudens. consul en KIS et \W,. ce qui ol>li;:crail a faire remonter à lT7 ou peu après son pnxKUsulat d'Afrique. .Mais une telle idenlili<alion esl l)eu probable, car Terlnljien. dans la lettre à Scapula, cite des nom-
38 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
appliquer ce que contenaient de favorable les rescrits dlladrien et d'Antonin, et renvoyer libre un clirétien ({ui n'était pas accusé régulièrement (1). Certes, la bonne volonté des magistrats ne pouvait être mieux prouvée : on comprend que, satisfaits de la tolérance précaire dont jouissait l'Église, les chrétiens pru- dents aient craint toute provocation intempestive, tout éclat de nature à faire cesser cet accord tacite, à rendre irrésistibles les passions haineuses de la foule ou à décourager les dispositions conciliantes des gou- verneurs.
Il suffisait, en effet, d'une étincelle pour allumer la colère du peuple, toujours prêt à se jeter sur les chré- tiens. Les bruits infâmes auxquels ne croyaient plus les gens éclairés (Celse n'y fait pas une seule fois al- lusion dans son Discours véritable, composé vers 178) continuaient à défrayer les conversations des oisifs : ils avaient cours surtout parmi les foules ignorantes et
et des exemples rcccnls. M. Aube (les Chrétiens dans l'empire romain, p. 190), siipi»ose avec vraisemblance que le proconsul dont il s .agit est le fils du consul de 165.
(1) Pudcns etianiquemissum ad se dirislianum in elogio concussione ejus intellocta, dimisit, scisso clogio, sino accusatore ncgans se audi- turum bomincm secundum manilahini. Ad Scapulam, 4. Ce texte est assez obscur ; il signifie vraisemblablement que Pudens, devant lequel avait été renvoyé un chrétien, feignit, à quelques expres- sions ambigui's, de comi»rendre ([u'il s'agissait du crime de concus- sion, et, personne ne se présentant pour soutenir la plainte, déchira le rapport qui lui avait été adressé (probablement par des magistrats munici|>aux) et refusa de procéder à l'interrogatoire. Secundum mon- dutu)n est une claire allusion aux actes inq)ériaux défendant de con- damner un chrétien sur une plainte anonyme.
LES TRELUDES DE LA rERSEClTIOX. 39
grossièi'os, comme \o peuple de (l.irtli.ige (1). Dans ce milieu crédule, il u'était point de sottise ou d'horreur à la(pielle on n'ajoutAt foi. « Tel commence à calom- nier, dit Tertullien , puis vient un second qui ajoute aux mensonges du premier : l)ientôt un troisième va renc'iiérir sur les fables débitées par ses d<'van- ciers, et ainsi de suite. Le vulgaire accepte tout cela les yeux fermés, et se fait l'écho docile des infamies (ju'on invente sur notre compte (2). » L'une des imputations les plus absurdes et les plus populaires faisait remonter aux chrétiens la cause de toutes les calamités, même physiques, qui affligeaient l'em- pire ,:3) ; Marc Aurèle lui-même prêta une oreille crédule à cette sottise ('i-) : combien elle devait avoir de succès dans une province souvent ravagée par la peste, la fièvre, les sauterelles , parmi Vimperitum vulgua qui peuplait les colonies et les municipes de l'Afrique romaine I Une autre invention de la niaiserie et de la haine avait le don de révolter le peuple : on accusait les chrétiens d'adorer une tète d'àne. La crédulité païenne avait jadis attribué aux Juifs ce cidte grotescjue (5) : avec leur malice ordinaire, ces derniers réussirent prol)ablement ;\ reporter
(l'i Torlullicn Ips n'fulr lonniH'iiu'iil dans srs livres (lux Xnfion^ et dans l'Apnlofjc'lifiite.
(2) Ad nationcs, L, 7.
(3) Tcrlullien, .\il nationcs. l. 9 ; .ipolog.. 'lO.
(i) Voir /lislotrc des persécutions pendant les deux premiers siè' des. 1». 33G. (5) Tacite, Hist., V. 5 : cf. TertuliitMi. Ad naliones, I. 1 i ; Apol., 10.
40 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
sur les chrétiens la sotte rumeur dont ils avaient d'a- bord été victimes. Partout s'étalaient des caricatures dirigées contre les fidèles, et représentant ce ridicule emblème. Une main inconnue le dessinait à Rome dans une chambre du palais de Sévère (1). On le gra- vait jusque sur des bijoux (2). Un Juif apostat, bes- tiaire ou valet d'amphithéâtre, se promenait dans les rues de Carthage portant un tableau sur lequel était peint un personnage vêtu de la toge, tenant un livre, ayant des oreilles d'âne et un pied fourchu ; au-des- sous était écrit : « Le Dieu des chrétiens, onocoélès{S), » mot qui se prêtait â un sens obscène, et sur lequel il était facile de construire quelque sale légende, plus ou moins imitée des Métamorphoses d'Apulée. Mais dans
(1) Voirpliis liaiil. p. 21, notcl.
(2) Iiitaillo piil)li(',n par Slefanoni, Connue antiqux, Venise, IG'iG, pi. XXX, reprcsenlant un àiio (leboiit, v«5tit du palliuin, le pied droit levé à l'instar du pt'dago.^uc qui fait une lc«jon, en j)résence de deux audi- teurs. Kraus, Dus S pot- Crucifix (trad. Linas, p. 16), pen.se, comme Holstein {Ep. ad flic, éd. Hoissonnade, Paris, 1817, p. 173), que cette intaillc reproduit une caricatun; du Dieu des chrétiens.
(3) Nova jam de Doo nostro lama sugf^essit. Adeo nuper quidam per- ditissimus in ista civitate, etiam suîe religionis desertor, solo detri- meiilo cutis Judéens, ulique magis post besliarum morsus , ad quas .se locando quotidie tolo corpore decutit, cum incedit, picturam in nos proposuit sub ista proscriplione : ONOKOITIIC. Is erat auribus can- teriorum, et in toga, cum libro, altero i)ede ungulato. El credidit vul- gus Judœo. Quod enini aliud gcnus seiiiinarium est infamiœ noslraî? Itaque in fota civitale ôvoxoit/;; prfedicatur. Terlullien, Id natinnes, I, 14. — Sed nova jam Dei noslri in ista civitale proximc edilio |iubli- cala est, ex quo quidam in frustrandis bestiis mercenarius noxius pic- turam proposuil cuin ejusmodi inscriptionc : DEVS CIIRISTI.VNOIIV.M ONUKOITIIG. Is cral auribus asininis. altero pcdc uiitiulalus, liliruiii gestans, et logatus. Risimuset nomcn et formam. Apobxj., U\.
LES PRÉLUDES DE LA PERSÉCUTION. il
ces imputations vagues et ces basses plaisanteries n'é- tait pas le plus ijrand péril : le dangei', c'était ((uand le cri de la loulc, sûr d'éveillei' un secret écho dans le cœur des magistrats romains, accusait les chrétiens d'avoir abandonné les traditions nationales, d'être des enncuiis de l'empire, de mauvais citoyens. La grande masse des lidèles repoussait cette accusation par son calme, sa modération politicpic, la probité et la cons- cience avec lesquelles elle supportait les charges de l'État, rendant à César ce (pii est à César, et se con- formant i\ la sage direction des chefs de l'Église ; mais il n'était besoin (pie d'un acte inconsidéré comme celui cpii donna lieu à Tertullien de composer le De coroiui mililis, ou d'un écrit plein de paradoxes et de bravades comme ce fi\clieux opuscule , pour faire perdre aux chrétiens le fruit de longues années de patience , de douceur, de \raie prudence évan- gélique.
On ne saurait affirmer que l'incident du soldat fut l'origine de la reprise des hostilités contre lÉglise : mais il parait liorsde doute que, précisément vers 198 ou 109, la tolérance dont les gouverneurs avaient usé vis-à-vis des fidèles d'Afriijue ne durait plus. (piel)(\nu- coup de ceux-ci étaient retenus en prison, d'autres pu- nis du dernier supplice. La date de trois des plus cé- lèbres ouvrages de Tertullien, son E.rhorlalionau.r mar- tyrs, son \'i\v(' au.r ydlions oi son Apologétique, se place en effet dans les années comprises entre la défaite d'Al- binus et la persécution par édit commencée en 202.
Le premier de ces écrits est adressé à des fidèles déte-
'• '. LES CHRETIENS SOUS LE REGNE DE SEPTIME SEVERE.
nus dans les cachots, prol)cablenient de Cartilage, pour cause de religion. C'est une œuvre fort belle. Tertul- lien, considérant le martyre comme la plus haute di- gnité à laquelle puisse atteindre un chrétien, donne aux prisonniers le titre de martyrs designés, comme on appelait consul désigné celui (jui était destiné au con- sulat. (( Bienheureuv martyrs désignés, leur dit-il, pen- dant que l'Église, notre mère et notre maîtresse, vous nourrit du lait de sa charité, et que le dévouement de \ os frères vous apporte dans la prison de quoi soutenir la vie du corps, permettez-moi aussi de contribuer pour ma part à la nourriture de votre âme (1) . » Il leur recommande la paix, la concorde, la joie. « Vous habi- tez un séjour ténébreux, mais vous êtes vous-mêmes une lumière. Des liens vous enchaînent, mais vous êtes libres pour Dieu. Vous respirez un air infect, mais vous êtes un parfum de suavité. Vous attendez la sentence d'un juge, mais vous jugerez vous-mêmes les juges de la terre (2) . » Il les engage à faire de leur prison un
(1) Tertullicn. /1r/ mar/i/res, 1.
{'î) Jbifl., 2. — Un peu plus loin se trouvent ces mots, dont on a quel- quefois abusé : « Si vous avczpcidu quel([ues joies de la vie, c'est un bon négoce, celui qui sa(-ri(ie quel([ue chose pour gagner davantage, » net/oc i a lio est alU/idd amillcrc ut majora lucreris. — Voyez, ont dit certains critiiiues, la vertu des clirétiens est intéressée, ils traitent les choses de l'ûinc et du devoir comme un commerce, les souffrances de la vie comme un placement à gros intérêts ! — Raffinons moins, et soyons plus .sincères. L'homme hésite à souffrir, s'il croit que ses souf- frances seront i)erdues. Lui dire qu'elles lui seront comptées, payées généreusement dans une autre vie, n'est pas affaildir en lui le sentiment du devoir : (;'est lui en rendre raccomi)lissement plus facile, lui apporter un secours proportionné à .sa f;\iblesse, l'animer au combat par une es-
LES PRÉLUDES DE LA PERSÉCUTION. 43
lieu (le retraite spiiitucllo : « Bien (juc le corps soit (Mifcnné et la chair captive, tout reste ouvert A l'esprit. Marchez lihreuient, non sous d'épais onil)rai;es ou «le loncs porti(jues, mais sur lecheniin quiconduit t\ Dieu. La jambe ne sent rien dans les ceps qui rétreignent, cpiand l'Ame est dans le ciel (1). » Il compare le dur sé- jour de la prison au\ exercices par lescpiels on pré- pare le soldat à com])attre (2), Il met en parallèle les soutfrances (pie tant d'hommes affrontent pour des chimères, et les souffrances des martyrs endurées pour la vérité. Ici se place un passaee curienx sur cette folie du sporl^ qui faisait descendre dans l'arène les riches blasés de Rome. L'exemple de Commode avait mis en faveur ces honteases exhibitions, et l'on avait vu les descendants des plus grandes familles, oublieux de toute dig-nité, prostituer leurnoblesse dans les cond>ats athlétiques et les jenx sanglants des gladiateurs. Les femmes elles-mêmes prenaient part à ces luttes dégra- dant(^s ; Sévère dut les leur interdire (3). Il reprocha un jour à un sénateur, ancien consul, de s'être montré en public, jouant avec une courtisane déguisée en panthère ; à d'autres d'avoir acheté les boucliers et les cas(pies d'or de Commode, (piand Pertinax les mit à l'encan (V). « Que d'oisifs, s'écrie de mèmeTertullien,
pérance léfiiliiiic. Il souffrira, s'il ne peut autrement remplir son de- voir: mais il souffrira plus cou raf^ousemont en pensant aux l'ternellos rocomprnsfs que la religion lui promet.
(1 Tertullieu Ad martyres, 3.
12) lOid.
(3 Dion, LXXV, lU.
(4) Ibid., 7.
44 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
une vaine affectation pousse au métier de gladiateur ! Us aiment à s'exposer à la dent des bêtes féroces, et se regardent comme d'autant plus beaux qu'ils sont plus sillonnés de morsures et de cicatrices. Les uns se sont engagés à parcourir un certain espace sous une tuni- que enllammée; les autres marchent supportant avec impassibilité les coups qui pleuvent sur leurs épaules. Ce n'est pas en vain, bienheureux confesseurs, que le Seigneur a permis ces exemples ; c'est pour nous en- courager aujourd'hui , et nous confondre au dernier jour, si nous craignons de souffrir pour la vérité et le salut les maux que d'autres recherchent pour la vanité et la perdition (1). » Cette pièce, de grand style et de grand souffle, porte avec elle sa date. « Combien ont souffert pour un homme , s'écrie l'auteur, ce qu'on hésite à soulfrir pour la cause de Dieu! Le temps pré- sent le proclame assez haut. Combien de personnages de la plus haute distinction périssent d'une mort que ne faisaient présager ni leur naissance, ni leur dignité, ni leur tempérament, ni leur âge ; et cela , pour qui? pour un homme ; par ses mains, s'ils l'ont combattu; par les mains de ses adversaires, s'ils ont pris son parti (2) . » Évidemment ces lignes ont été écrites aulen-
(Ij... (Juot oliosos affectalio annoriiiu ad ^ladiuin local! Cciio ad feras ipsas affeclalionedesccndiint, cl de niorsil)US et de cicatiicil)iis for- niosiores sibi vidcnlur. Jain et ad ignés iiiiidaiii se auctoiaverimt, ut eerluni spalium in lunlca ardente conliierent. Alii inler vcnatorum laurcas scapulis [lalienlissiinis inaini)ulaveiunt... .Irf martyres, 5.
(2)... Ad hoc quidcin vel inœ-ienlia nobis tenipora documenta sint, quantcC qualesquc peison;e inopinalos, natalibiis, et dignifalibus, et cor- j)oribiis, et îelatibus suis, exilas relerunt, lioniinis caussa : aut ab
LES PRÉLUDES DE LA PERSÉCLTFOX. '.5
domain ilos luttes civiles (|ue termina la iléiaite d'Al- binus en li)7, quand les esprits en étaient encore émus et <|ue le sang" versé dans les combats et les supplices était A peine séché.
A la mémo épo(|ue appai'tiennent deux ouvrag^es de TertuUien , dont l'un send)le l'ébauche de l'au- tre. Quand il composa son premier essai d'apologie, c'est-à-dire son écrit en deux livres adressé aux Na- tioiia, la Syrie, dit-il, était encore empestée par l'odeur des cadavres, et le Rhône n'avait pas eu le temps de la- ver ses rives ensanglantées (1) : en langage prosaïtpie, cela veut dire que la défaite de Niger en Syrie (19 V) et celle d'Albinus en Gaule (197) étaient de date récente, L Apologétique, où se retrouvent, revues, corrigées, abrég-ées avec goût, distribuées avec plus d'art, refon- dues par nu liai)ile et sévère artiste, les inmges des deux livres aux Nations, etcpii, rapprochée de ceux-ci, fait penser aux sermons de la jeunesse de Bossuet après les retouches de son Age mûr (2) , suivit cependant de peu d'années le premier ouvrage d'agression et de dé- fense publié par TertuUien. On lit en effet dans V Apo- logétique une allusion aux <i complices et amis des fac- tions scélérates, (|ui sont maintenant dénoncés chaque jour, et que l'on cueille encore, grappes oubliées, après
ipso, si contra eiiin t"i'(oiiiit : aut ah adversariis ejiis. si pro eo slele- rinl. lOUl., G.
(t; Atlliiic Syiiœ cadaviTuin (ulorilnis spirant, adhuc Gallia: Rliodaiio 8UO non lavant . Ad nalionrs. I. 17.
1,2) Cette coin|taiaison a été inditiuéc par M^r Frcppel dans une paj^c de très fine critiinic littéraire. TertuUien, t. L |'. 'JS.
4C LES CHRETIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
la vondange des chefs parricides (1) . » Impossible d'in- di(|uer plus clairement que ce livre a été écrit quand, après la défoite du dernier des compétiteurs de Sévère, en 197, les tètes de ses plus illustres fauteurs étaient tombées, et que les représailles se continuaient cepen- dant encore, bien que ralenties, à mesure que des re- belles obscurs étaient découverts et dénoncés. Cela peut s'appli(juer aux trois ou quatre années qui suivi- rent 197, et permet de placer V Apologétique vers 199 ou 200.
Une autre raison, plus péremptoire encore que des arguments de texte, fixe définitivement à cette période du règne de Septime Sévère les livres aux JSations et \ Apologétique. Les peintures que Ion y trouve de la si- tuation des chrétiens s'appliquent certainement à une époque antérieure à l'édit par lequel, en 202, Sévère inaugura une nouvelle forme de persécution. Ce que Tertullien discute, c'est toujours la jurisprudence sui- vie pendant le deuxième siècle : une première loi , de Néron ou Domitien, qu'il résume ainsi : « Chrétiens, il ne vous est pas permis d'être , » non Hcel esse vos; puis les rescrits explicatifs de Trajan et de ses succes- seurs, établissant la nécessité d'une accusation rég-u- lièrepour qu'un chrétien soit puni, mais statuant que, cette condition remplie, il suffit de prouver qu'il est chrétien, quand même on n'établirait à sa chargée au-
(I) Scd f't ([iii mine sccleslaruiii parliiim socii aiit |ilaiisores quotidie rcvclaiilur, pusl vindciiiiain iiairicidaruin lacciualio siiperstes. Apo- lofj. , 35.
Li:S PRKLUDES DV. LA PERSÉCUTION. i7
Clin ck'lil lie droit foinimin. pour (|iril encoure l.i ixine capitale. Contre cette situation juridiipie s'élève Tertul- lien, comme avant lui saint Justin, .Méliton , Atliéna- gore, tous les apologistes du deuxième siècle, dont il n'est ici (jue 1«^ continuateur.
« Souverains magistrats de l'empire romain, dil-il, vi>us (jui rendez ouvertement la justice dans le lieu le plus éminent de cette ville (Carthaiie) , s'il ne vous est pas libre d'instruire et d'examiner la cause des chré- tiens sous les yeux de tous; si, pour ce genre d'aiiaires seulement, votre autorité craint ou rougit de recher- cher publiqiu'uient la justice ; si, enfin, la haine de notre nom, <jui nous expose trop souvent aux délations domestiques, s'oppose à notre défense devant les tribu- naux, qu'il soit permis au moins à la vérité de par- venir à vos oreilles par la voie cachée d'une écriture nmette (1). » L'élo(juent apologiste continue en mon- trant ce qu'il y a d'inique à juger sans instruire, et à condamner, non pour les crimes, mais pour le nom seul (2) ; en protestant contre l'emploi de la torture non pour l'aire avouer une faute, mais au contraire pour contraindre à nier la qualité de chrétien (3 ; en démontra nt l'absurdité des bruits populaires relatifs aux enfants tués, aux repas de chair humaine et aux in- cestes (i ; en prouvant combien il est injuste d'accuser,
{1} Apoi, 1. (2j Ibid., 2. (3j Ibiil. (4; IbUl., 7.
48 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
comme on le faisait quelquefois, de lèse-majesté des hommes qui rendaient aux empereurs les hommages qui leur sont dus, priaient chaque jour pour leur sa- lut et leur prospérité, leur accordaient tout l'honneur, ne refusaient que l'adoration (1). Avec une grande élé- vation de pensée et de parole, il met en regard des lois positives invoquées contre les chrétiens la liberté inviolable de la conscience, revendiquée par eux à un double titre: comme droit commun, au milieu d'une société qui permettait la lil^re profession de tous les cultes, même les plus ridicules et les plus immoraux; comme droit essentiel à la vérité, puisque le christia- nisme est divin (2) .
Dans cette argumentation touffue se mêlent habile- ment l'attaque et la défense ; l'auteur tient à la fois la lance et le bouclier : quand on le croit occupé à plai- der seulement la cause des chrétiens , tout à coup on le voit pousser une pointe hardie sur leurs adversaires, et accabler le paganisme de railleries sanglantes et d'in- vectives immortelles : mais pas un mot ne fait allusion à ledit particulier de Septime Sévère , tous les repro- ches, toutes les critiques, toutes les protestations tom- bent sur la jurisprudence suivie contre les fidèles par les persécuteurs du deuxième siècle. Loin de se plaindre d'un acte récent du pouvoir, Tertullien s'efforce de prouver que tous les lions empereurs ont épargné les chrétiens, que les mauvais seuls les ont
(1) Aiwf., 11, :>8, '29,31, 32.
(2) Ibhl., 4, 2'», 28.
LES PRKLIDES DE LA PERSKCUTIOX. 49
combattus. Cette aflinnation est habile, bien ijne contraire X la vérité des laits. Mais elle eût été in- jurieuse pour Sévère, si elle s'était produite au len- demain d'un acte formel et législatif de persécution émané de ce dernier. Tertullien , (|ui, au milieu de ses plus violentes indignations, laisse toujours percer l'avocat sous l'a pt)lo,i;iste, se fût l)ien i^ardé d'une telle imprudence : pour tout criticjuequi sait lire, les livres aux Nations et ï Apologétique offrent le tableau de la situation fait«^ aux chrétiens depuis Trajan juscju'au milieu du rèune de Sévère, et en particulier dans les années 198 à 200 ou 201, non de la situation nouvelle que créa pour l'Ég-lise l'édit promulgué en 202.
A en jueer par ces documents, la position des chré- tiens, adoucie au commencement du rèi;ne de Sévère, était redevenue intolérable. L'empereur s'était sans doute lassé de les protéger, et les magistrats, habitués {\ deviner les dispositions du souverain, avaient com- pris (pie tout était encore une fois permis contre cette troisième espèce d'hommes, comme les appelaient dé- daigneusement leurs ennemis, empressés de les mettre non seulement hors la loi, mais même eu dehors de l'humanité 1 . On a vu par l'exhortation aux Martyrs (piun grand nondjre de fidèles avaient été de nou- veau jetés en prison. L'exorde de ÏApoIogi' tique, cité plus liant, montre quechaquejourcpiehpies-uns d'en- tre eux conqiaraissaient devant les tribunaux. Leur cause était jugée sommairement : accusés, ils ne se dé-
(1) Plane tertiuin j;cnus dkinuir. Ad nationes, l. 8. H.
50 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
fendaient pas ; on leur demandait s'ils étaient chré- tiens, ils répondaient oui ; on les condamnait , ils s'en faisaient gloire (1). Souvent on les mettait à la torture avant de prononcer la sentence ou de lexécu- ter (-2) , Quelquefois, joisnant Tinsulte aux tourments, ou voulant les contraindre à l'abjuration , on introduisait de force dans leur bouche des boulettes de pain trem- pées dans le sang des victimes immolées aux idoles (3) . Aucun supplice ne paraissait trop cruel pour ceux qui persévéraient : si quelques-uns étaient seulement punis de la relégation (4), d'autres étaient décapités (5), ou mouraient déchirés par des ongles de fer (6), cru- cifiés (7), livrés aux bêtes (8) ; quehjuefois on les atta- chait à un poteau, et on les entourait de sarments embrasés, d'où le nom de Sarmenlarii ou Sema.rii (|ue les païens donnaient ironiquement aux disciples du Christ (9). A ces violences juridiques et légales s'ajou-
(1) Christianus, si denotalur, gloriatur; si trahiliir, non subsislit; si înterrogalur, non défendit; intcrrogatus, confitetur; damnatus, gloria- tur. Adnat., I, 1; cf. Apol., 1.
(2) Perducimur ad potestatcs, et Interrogamur, et torqucniur, et trucidamur. Apol, 11.
(3) Inter testamonta chrislianorum bolulos etiain cruore distenfos adrnovotis... Ibid., 9.
(4) In insulas rclogannir. Ibid., 12.
(5) Cervices iioninius. Ibid.
(G) Ungulis dcradatis latcra clirislianornni. Ibid.
(7) Crucibus et stipitibus iinpoiiilis (•liristianos. Ibid.
(8) Ad bcstias iiii|icllinuir. Ibid.
(9) Igniliiis uriinur. Ibid., 12. Licct mine Sarmcnfilios et Semorios appcllelis, quia ad slipitem diinidii axis rcvincti sannentoruni aini)ilu exuriniur. Ibid., 50. — Tcitullien a rassemblé dans une scub; phrase les divers suppliées apprK[ués aux cbréliens; faisant allusion à leur coutuiiii' de prier les bras en croix, il dit éloquciuMient : Sic ilaque nos
I
LKS PRÉLUDKS DE L\ PKRSKriTION. ."il
t.iient les \iolences populaii'es. Le charme était désor- mais rompu : les magistrats a\aient recommencé à lépainhe le saiiy ehrélien, la foule pou\ait donner (le n(»u\eau libre cours ;\. ses haines. L'émeute était fréquente. Quand un traître avait découvert le litn de réunion des chrétiens, le peuple s'y portait en masse pour les assiéger (1). Dans les rues les lidèles isolés étaient poursuivisà coups de pierre : on mettait le feu à li'urs maisons (2). La bète populaire, maintenant déchaînée, et ayant encore une fois coûté le sanc", ne s'arrêtait plus : comme une. hyène, elle allait fouiller les tombeaux; pour lacérer ou jeter à la voirie les cadavres des chrétiens (3) : même la relitiion de la mort, si puissante dans le monde antique, ne suffisait plus ;\ contenir ses sauvâmes ardeurs.
TertuUien, (pii nous a laissé, épars dans les deux écrits que nous avons cités, tous les traits de ce ta- bleau, a négligé de donner les noms des martyrs qui durent périr en si grand nondiredansla province d'A- fri(jue pendant les deux ou trois dernières années du deuxième siècle et les deux premières du troisième. Ecrivant ses deux livres aux Nations pour le peuple dont
ad Dfiiiii fxpansos iingiihe l'odianl, crures suspeiulant. innés lamhaiil, ^ladii ;iiil(iiia dclnincent. Itestia' insiliaiil: paralus est ad (ninio .sii|)- pliriiiin ipsc lial)ilus oianlis dirisliaiii. Apol., 31.
(t) Qiiotidii' ol>.sidcinur, qiiolidii' |irodiiiiur, in ip.sis |iiiiriiniiiii cir-li- bus Pl (:on}'ri'jialioiiii)u.s nostiis o|i|>iiiiiiimir. Ihid., 8.
(2) Nos iniiniruiii vnlniis invadit lapidilius et incrndiis. Ihid., 37.
(3) Ipsis Hacclianaliiiiii fiiriis iicc nioituis parciinl (;liristiani.s, quiii illos de ri'<|iiii; .scpiilliir.u, df as>Ioqinulaiii inorlis, jaiii alios jaiii iioc lotos, avcliaiit, dissctcnt, distraliaiit. lOid.j 37.
52 LKS CHRÉTIENS SOUS LE REGNE DE SEPTIME SEVERE.
il raconte les violences, et son Apologélu/ue ])ouv\eH ma- gistrats qui condamnaient chaque jour les fidèles, il n*a pas besoin de rappeler des faits ou des personnes pré- sents à la mémoire de tous ceux qui le lisent, peut- être aux remords de quelques-uns. Le seul épisode isolé dont il fasse mention est celui d'une femme chré- tienne (j[u\me sinistre fantaisie de juge dépravé, dont il y a plusieurs autres exemples dans l'histoire des mar- tyrs (1), aime mieux condamner au déshonneur qu'à la mort, ad lenonem potius guam ad leonem, « confessant ainsi que la perte de la chasteté est pour nous plus cruelle que tous les supplices et toutes les morts (2) . » Le juge , en ordonnant un châtiment aussi mons- trueux* appliquait-il une loi qui ne serait point parve- nue jusqu'à nous? Je ne le pense pas ; mais il usait de l'omnipotence accordée aux magistrats romains, et sur- tout aux gouverneurs, dans l'application de la peine. Us pouvaient condamner aux bètes, aux combats de gladiateurs, aussi bien qu'à la hache et au bûcher (3); rien ne s'opposiiit à ce qu'ils fissent le hideux choix
(1) Voir les exemples que j'ai cités dans V Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, \\ 2'25, et dans la Revue des questions historiques, avril 1885, p. 393, 394. — Cf. Edmond Le Blaiit, Les voies d'exceptions einploi/ees contre les martyrs, dans la Xou- velle Jiecue historique de droit français et ctranrjer, janvier-février 1885, et .T. Rainbaud, le Droit criminel romain dans les Actes des martyrs, 1885, \>. 77.
('.?) Nam et proximc ad lenonem damnando ciiristianain luiliiis qiiam ad leonem. confcssi estis labem pudicitiic apud nos atrotiorem omni I>u;na et omni labe reputari. Tertiiilien, Apol., 50.
(3) Marcien, au Digeste, XLVIIL xix, 11. g 3. — Cf. Reçue des qties- lions historiques, avril 1885. p. 367, 308, 387.
Li:S PRÉLUDES DE LA PERSÉCITION 53
<l(»nt parle ToitiiHi«'ii. l/accusé reconnu C()upal)le d'un ciiine c.ipital était devenu « esclave de la peine, » se- lon l'expression léirale, et le juce croyait p«'ut-ùtre ac- oomplirun acte (l'hiiinanitc vn e\p<>sant une chrétienne dans les mauvais lieux situés sous les arcades de l'am- philhéAtre au lieu de Texposer, dans l'arène, à la dent des lions ou A la lance des i;iadiateurs.
La province d'Afri(]ue n'est probablement pas la seule contrée où sévit cette persécution, prélude de la persécution plus atroce <pii devait suivre Fédit de 202. Nous ne savons si, dans les années troublées que nous étudions, des martyrs périrent pour la foi dans les provinces européennes ou asiatiques de l'empire ro- main : cela est vraisemblalde ; mais aucun document certain, pour cette époque et ces pays, n'est venu jus- (pi'tl nous. Il en est autrement de l'Egypte. Clément d'Alexandrie nous a laissé, sur les épreuves que sul3it aloi-s l'Église de cette grande ville, im témoignage an;dogue à celui de Tertullien sur la crise qui agita celle de Carthage. Au jugement des meilleurs criti- ((ues, les Slromates de l'illustre docteur alexandrin « ont été composés sous Sévère, comme il est aisé de le jug-er par la chronologie qui se voit dans le pre- mier, terminée à la mort de Commode. Mais ce fut, ce send)le, au commencement de ce règne plntiM (pi'à la lin (1). » Dans les Stromales se lisent ces paroles :
(1) Tillomonf. Mémoires, l. IIL art. m sur Clément d'Alexandrie. C'est également l'opinion de Dodweli. qui pifice la coinposilion des Stro- mntes avant 20'2 : JJiss. III in Irciuium, g xxvri. p. 270. et Diss. de Homan. Pontif. primxvn successione, c. xv. g iv. p. 209. "Voir Mes-
54 LES CHRÉTIENS SOUS LE RÈGNE DE SEPTIME SÉVÈRE.
(( Zenon disait justomcnt on parlant des Indiens, que l'aspect d'un seul Indien au milieu des flammes ensei- gnait mieux à supporter la douleur que toutes les dé- monstrations. Et nous, chaque jour nous voyons de nos yeux couler à torrents le sang' des martyrs l>nilés \iis, mis en croix ou décapités. La crainte de la loi qui, à la façon d'un maître, les a tous conduits au Christ, leur a appris à attester leur foi même au prix de leur sang' (1). » Ainsi, dans la première moitié du règne de Sévère , les tètes chrétiennes tombaient sous la hache à Alexandrie comme à Cartilage , les croix et les bûchers se dressaient dans l'une et dans l'autre ville pour les chrétiens fidèles à leur Dieu.
La persécution*, cependant , n'était pas encore of- ficielle ; les magistrats se contentaient d'appliquer les lois existantes, et l'empereur, occupé à d'autres soins, n'avait point jusqu'à ce moment publié d'édit contre les chrétiens. Après leur avoir été favorable, il leur était devenu indifférent : cela seul avait suffi pour que leur sang* coulât de nouveau. Il va maintenant leur devenir ouvertement hostile , lancer contre eux un édit : alors commencera la période ardente et, selon une énergique expression de TertuUicn, la cani- cule, le plein midi de la persécution (2), dont nous n'avons vu que la sanglante aurore.
heim, De xlalc. Apologctici TertulUani initioquc i^ersccuiionis ,S'e- veri, g IV, dans Mij^nc, l'atrol. lut., t. I, col. 515.
(1) Cl(''iii('nlirAl(;xaii(lrie, Strnm., II, 125.
(2) Médius ardor, ipsa canicula peiseculiouis. Tcrlullieii , Scor- piace, 1.
CIIAIMTIU: 11.
LEDIT I)K -202.
SOMMAIRE. — I. I/kdit df. 20J. — Voyage de Sovéro en Orient. — Pendant si>n séjnuren P.ilestine, il interdit lu propagande jnive et chrélienne. — Celte défense s'étend à tout l'empire. — l.'édit relatif à la propagande juive n'est (|u'un rappel des lois antérieures, cl fut exécuté mollement.
— l.'édit relatif à la propagande elirétienne fui un acte formel de persé- cution. — Il aggi'ava la situation des chrétiens, en commandanl d'- pour- suiNre d'o/"/(C(' les convertis et les complices de leur conversion. — Sé- vère espérait arrêter l'accroissement du nombre des chrétiens, dans le- <|uel il voyait un péril pour l'empire. — II. Skvère es Egypte. Puemik- nEs APPLICATIONS DE i.'ÉDiT. — Séjour dc Sévére à Alexandrie. — Impor- tance de l'école chrétienne de cette ville. — Jalousie de la cour de Sé- vére contre l'inlluence inttllectiielle du christianisme. — L'impératrice et ses amis inspirent ;i Philoslrate sa Vie d'Apollonius.— Insuccès de cette contrefaçon païenne de l'Évangile. — Paiiténe et Clément. — Ils enseignent l'accord de la raison et de la foi, et voient dans la science anti<|ue le ■ pédagogue » qui conduit les âmes au Christ. — Grand succès des leçons de Clément. — Elles tombent sous le coup de l'édit prohibant la propagande chrétienne. — Le préfet Laetus commence la persécution. — Principes dc Clément sur le martyre. — Sa retraite en Cappadoce. — Martyre de Léonide, père d'Origène. — Origène catéchiste.
— Martyre de plusieurs de ses disciples.— Sainte Potamienne. — L'aj)- pariteur Basilide. — Faits surnaturels attestés par Origène.
I.
L'édit de 202.
Après avoir pris Babyloiie , St^lcucif, Ctésiplion, Sévère, remontant la rive droite du Tigre, était arrivé devant la puissante ville d'Hatra, qui, une première fois, repoussa Trajan. Sévère ne fut pas plus heureux : ses lésions, justpie-là victorieuses, ne purent franchir les imprenables murailles d<î la cité aralje. Ce premier insucccès ne lui lit point abandonner le séjour de l'Orient, Épou\ de la Syiiennt' .Iulia Domna , né lui-
56 L ÉDIT DE 202.
iiiéine en Afrique, peu aimé des Romains, il ne se sentait rrtenu par aucun lien, rappelé par aucun sou- venir dans cette capitale de l'empire dont ses prédé- cesseurs, les Césars, les Fia viens, les Antonins, ne s'éloi- iinaient qu'à rei?ret. Au troisième siècle, les empereurs sliabitucront à vivre longtemps hors de Rome, jus- qu'au jour où d'autres cités, en Asie ou en Europe, deviendront leur résidence officielle, comme si une force secrète, au service d'un dessein providentiel, de- vait les repousser peu à peu de la grande ville, des- tinée à devenir l'apanage d'une majesté plus haute que la leur. Sévère commença ce mouvement de re- traite. A l'épotpie de son règne où nous sommes ar- rivés, il navait encore fait que trois séjours à Rome : un de trente jours, en 193, un second, très court, entre la guerre d'Orient et la guerre des Gaules, en 196 (1), un autre de cinq ou six mois, en 197. Il se trouvait mieux en Orient. Aussi, fatigué de la guerre des Parthes , plutôt qu'ému de l'échec d'Hatra , voyagea-t-il pendant plusieurs années en Egypte, en Arabie, en Asie Mineure, s'enquérant de tout, des arts, des monuments, des coutumes, dos religions, non en t(juriste comme Hadrien, mais en politique attentif et jaloux. Entouré de son conseil de jurisconsultes (2), il
(1) Ce second séjour n'est connu que ])ar les monnaies avec la lé- gende rOHTVNAE IU:DVC1: CoImmi. Monnaies iiiipc'rialcs. 1. III. I». 244. n' 97.
(21 Les membres du consilium principi.s, à celle époque, suivent partout l'empereur: circa latus eorum ajjunt (Papinien, au Digeste, IV, IV, 11. ji 2); circa principem sunt occupati (Ulpicn, ibid., X.YVII, i, 30).
LKDIT DE 202. 57
iiiujvcruait, léuileiait, «'iivoyniit sur tous li's points d«î l'empiie décrets et rescrils, réglant sur place les ailaires locales, de loin les intérêts «rénéraux dont le centre restait à Rome. Eu -202, il visil.i la Palestine. « Pendant son voyai;*', dit Spai-tien, il donna de noin- hreuses lois aux habitants de ce pays. Il défendit sous de grandes peines de se faire juif, et rendit le même décret par rapport aux chrétiens (1). »
11 est regrettable que l'historien n'ait point donné des détails plus précis sur un acte qui fit entrer dans une phase nouvelle les rapports de l'État et de l'Église, et inaugure dans l'histoire des persécutions une pé- riode à part, différente sous beaucoup de rapports de celle dont nous avons esquissé le tableau. Cependant une étude attentive permet de suppléer aux lacunes de Spartien, de comprendre le sens de l'édit de Sévère, et d'en déterminer toute la portée.
Je ne m'arrêterai point à discuter longuement une opinion récemment émise, d'après laquelle la prohi- bition par Sévère de la propagande juive et chrétienne aurait été une mesure spéciale à la Palestine, de- meurée sans effet pour le reste de l'empire. Le texte de Spartien n'a pas cette signification restreinte. « Pendant le voyage, dit -il, Sévère donna de nom- breuses lois aux habitants de la Palestine ; » puis il ajoute : « Sévère défendit sous des peines très graves
(1) In ilinore Palœstinis pluriina jura fiinilavil. Jud.Tos lieii sul) Rra?» iiœna veluil, item eliani de chrislianis saiixit. Sparlien, Seve- rus. 17.
58 LEDIT DE 202.
de se faire juif ou chrétien. » Rien ne fait supposer que cette proposition soit une dépendance nécessaire de la première, ou même ait avec elle un lien quel- concpie : il y a là, non une seule phrase, qu'il suffirait de couper en deux par une virgule, mais deux phrases bien distinctes, entre lesquelles il convient de placer un point. A la rigueur, on s'expliquerait que Sévère ait interdit en Palestine plutôt qu'ailleurs la propa- gande juive. Les habitants de ce pays avaient , quand son autorité n'était pas encore bien affermie, essayé de reprendre quelque indépendance, et de peser dans la balance des partis : ils s'étaient prononcés avec éclat pour Niger, quoique Nig-er ne les aimât pas, et avaient frappé des monnaies à son nom (1). Nisibe, place de sûreté donnée par les Parthes aux Juifs, avait été par eux fortifiée, et avait dû être enlevée de vive force par l'empereur. Plus tard, mécontents de ce que Sévère, pour les punir, eût retiré à Naplouse son droit de cité (2) , et donné à Samarie le rang- et les privilèges d'une colonie romaine (3), ils avaient repris avec cette dernière ville leur querelle séculaire et com- mencé contre elle une lutte à main armée (4) . Bien que Sévère leur eût pardonné tant de méfaits (5), il pouvait avoir le désir de mettre désormais les Juifs de
(1) Monnaies de Césarée et de Jérusalem frappées au nom dePesccn- nius Ni<;(!r. De Saulcy, Numismatique de la Terre sainte.
(2) Sparlicn, Sevcrus.
(3i L'ipien, au Digeste, L, xv, 1, ;! 7.
(4) Saint Jérôme, Cliron.,aA. ann. V Sept. Sev. ; Orose, VII, 17.
(5) Palœslinis pœnam remisit, Spartien, Severus, 14.
{
LKDIT DK 502. 51»
1,1 Palestine, dont rintluciicc s'était «'trntliu; jus([ir('U Mésopotainii', rt «jiii traitaient d éual A étial avec les Parthes, hors d'état de redevenir, par la propagande reliii:ieuse, nne puissance polititpie et une nation. Mais le lii)re développement du christianisme ne pouvait lui donner plus d oinbraees dans ce coin de la Syrie que dans le reste de l'empire. Les ciirétiens ne furent jamais, en Palestine, danuereux pour le pouvoir : jamais on ne les voit mêlés aux Juifs dans les fré- (juentes révoltes de ces derniers : loin de là, aux yeux d'unpoliticpie intelliiicnt, et assurément Sévère mérite cette (jualification, ils formaient, parleur modération, leui' patience, leur éloignement systématicpu* des compétitions et des partis, un contre[)oids utile à la turbulence de la nation juive, toujours frémissante et ronseant son frein. Vouloir étouffer le christianisme en Judée, en le laissant subsister dans le reste de l'em- pire, eût été une entreprise absurde, à laquelle un souverain sérieux n'aurait jamais songé. En ce qui concerne les chrétiens, l'édit de Sévère, rapporté en ternies vagues par Spartien, ne se comprend que s'il constitue un acte de persécution universelle, une guerre déclarée à l'Église sur tous les points de l'empire : réduit aux proportions d'une; mesure exclusivement locale, applicable aux seuls fidèles domiciliés dans la Palestine, il serait inexplicable, k moins d'y voir un acte analog-ue au rescrit de Trajan à Pline, »pii, bien qu'adressé au gouverneur de la Hithynie, lit loi [X'U- dant un siècle dans tous les pays soumis à la domi- nation romaine.
60 LEDIT DE 202 .
La mesure législative que nous fait connaître Spar- tien ne se rattache donc à la Palestine que par sa date : elle fut, comme le contexte l'indique, rendue pendant que Sévère voyageait dans ce pays, c'est-à- dire on 202. Y eut-il un seul édit applicable tout à la fois aux Juifs et aux chrétiens? Y eut-il deux édits séparés, l'un prohibant la propagande juive, l'autre prohibant la propagande chrétienne? J'incline vers cette dernière solution, pour deux motifs. Le premier, c'est qu'il n'est peut-être pas impossible de reconsti- tuer, sinon dans ses termes mêmes, au moins dans sa teneur générale, la disposition relative aux Juifs, « Les citoyens romains qui se laissent circoncire, eux et leurs esclaves, selon le rite des Juifs, sont relégués à perpé- tuité dans une ile, après avoir eu leurs biens confisqués : les médecins qui ont fait l'opération sont punis de mort. Les Juifs qui ont circoncis des esclaves achetés, étrangers à leur nation, doivent être déportés ou punis de mort (1). » Ces lignes sont extraites des Sentences de Julius Paulus, jurisconsulte contemporain de Sé- vère : il n'a probablement fait que reproduire l'é- dit de cet empereur sur la propagande juive, édit qui n'aurait d'ailleurs rien d'original, et ne serait (j[ue la remise en vigueur d'un rescrit d'Antonin le Pieux (2). Le second motif qui me porte à distinguer
(1) Cives romani qui se juelaico rilu vel servos suos circiimriili pa- liunUir, l)onis adriii|)lls in insiilani iterpcUio iele}iaiitur : niedici cajùle |)iiniiinlnr. Jinla'i si alien;c nalionis coini)aialos servos circiiiiicideiint, anf d<'|ior(antnr aiil capilc ])uniiin(ur. Paul, Sentent., V. axiii, 3, 4.
(2) Circiiinciden' Jnd:i'Os lilios sucs lanluin roscrii>(o Divi Pii per-
LKDIT DE 202. fil
la (lisjxtsifioii lolative aux Juifs de celle «jui eut les ehi'étieus pour objet, c'est que les documents posté- rieuiN montrent le judaïsme aussi méuacré sous le rèirne de Sévère que sous les iviines précédents, tandis ([u«' le christianisme est violemment persécuté, l'ne ordonnance contemporaine ou à peu prés de -202 témoigne de ces ménagements : « Le divin Sévère et Antonin (Caracalla), lisons-ncnis au Digeste, ont permis à ceux qui suivent la superstition judaïipie d'obtenir des charges publi(|ues, en les exemptant des nécessités i[\n pourraient blesser leur conscience reli.uieuse (1). » 11 y a plus : la propagande juive fut si mollement ré- primée sous le règne de Sévère, qu'on vit, pendant la persécution de cet empereur, des chrétiens trop lâches pour braver les supplices, trop attachés ce- pendant au culte d'un Dieu unique pour brider de l'encens devant les idoles, se réfugier au .sein du judaïsme : témoin ce Domninus dont Eusèbe raconte l'histoire, qui abjura le christianisme pour se faire juif, et auquel saint Sérapion, évèque d'Antioche de 190 cY2lV, écrivit pour l'exhorter au repentir (2). Le contraste entre cette extrême indulgence pour le ju-
inUliliir : iii non ojusilciii ielij;i()nis (|ni hoc feccrit castrantis pœna irrogatur. Digeste. XFAIII. viii. 11.
(1) Eis (|ui juilaicaiii suixMstilioiicm ,>;oqiiiiiitiir D. St'viTii.s cl Aiito- ninus honort-s adipisci pciiiiiseniiit. .sed et lucovsilali's fis iiii)>osiiiM°iiiit quœ suiHTslilionciii fitriim non lœdori'nl. Digeste. L. il, 2. 'i3.
(2i ... Ao(xvîvov, èv.TifTZ-oiy.rt'T. T'.vi ■Trapà Tov toO o'.wyixoû xa'.fôv à"ô Tf,; el; Xp^rrov îiîotcw; ir.i ■zr.t 'lovôatur.v £0î/ofjpr,<7X£tav... Eu.sl'Im;. Hist. Eccl., VI. 12; cf. Tillcnnml. Mt'ninires. l. III. art. .sur saint Sé- rapion.
Gï LEDIT DE 20>.
(laïsiiK; et rmipitoyable rigueur avec laquelle les dis- ciples de l'Évangile furent poursuivis pendant toute la suite du règne de Sévère empêche de mettre sur la même ligne les mesures prises par cet empereur relativement à la propagande des Juifs et des chré- tiens : il se borna à défendre aux premiers de pra- tiquer sur des personnes étrangères à leur race le rite matériel de la circoncision; il tenta de couper court à tout recrutement de rÉgiise chrétienne, c'est-à-dire- de frapper celle-ci aux sources mômes de son activité et de sa vie, dans l'accomplissement du précepte évan- gélique inhérent à son existence : « Allez, enseignez et baptisez. »
Telle est la véritable portée de l'acte de Sévère. On doit y reconnaître plus qu'une atteinte à la liberté de conscience : ce fut un édit formel de persécution. Jus- qu'au commencement du troisième siècle, les lois exis- tantes avaient paru suffire contre les chrétiens : elles avaient fait de nomljreux martyrs. Cependant elles n'avaient pu entraver le développement de l'Église. Sévère reconnaît le premier leur inefficacité. Il se résout à frapper un grand coup, et à trancher dans sa racine un progrès dont s'inquiète sa méfiante et jalouse politique. Il défend alors de faire des chré- tiens, ou de se faire chrétien, car l'expression em- ployée par Spartien pour résumer l'édit de Sévère, christianos fteri, a ce doul)le sens, et enveloppe dans la môme qualification criminelle les convertisseurs et les convertis. Une arme nouvelle est ainsi dirigée con- tre les disciples de rÉvangile. Jusque-là, pour mettre
LEDIT DE 20.>. r,3
la loi on mouvement contre ru\, il avait fallu couiii' 1«'S ris<|ut's (l'une accusation réî;uliî're, conformément au rescrit de Trajan (1). Désormais, il en sera encore ainsi pour les chrétiens d'orii,'ine, qui se seront abstenus de toute propairande; mais de plus les con- vertis et les complices de leur conversion seront sou- mis à une législation spéciale : contre eux les matris- trats pourront agir d'office, en dehors de toute accu- Siition émanant d'un particulier; pour cette catégorie de chrétiens, une des garanties du rescrit de Trajan sera elTacée. Or cette catégorie de chrétiens est très considérable au troisième siècle : A. cette époque, la naissance introduit déjà dans l'Église de nombreux rejetons de familles où la foi est devenue héréditaire, des « chrétiens de race, » des « fidèles issus de fidèles, » comme on disait avec quelque orgueil (2) ; mais le mouvement des conversions y fait entrer en foule encore plus grande
Des enfants qu'en son sein elle na pas portés,
et c'est dans ce sens que doit être entendu un mot de Tertullien, excessif dans la forme, vrai au fond : « On ne nait pas chrétien, on le devient (3). »
(1) Secunduiii iiiandatnin. Teitullien, Ad ScapuUnii, 4. Cf. plus haut. p. 38. note 1.
(2 Pendant lon;;tenips les chrétiens considérèrent comme un titre d honneur le fait d'être issu d'une famille déjà ;^a};néeà la ftii : IIICTOC EK mCTÛN Lupi, Kpituphium Sevcrx, \^. 13(J; ; FENEI XPICTIA- SOC ;iJayel, De tituUs Atlicx cinistianis, n» 75). Cf. Edmond Le Blanl. Lvs Actes des martijrs, jJ 'Jj, p. 237.
(s; Fiunt, non nascunlurchrisliani. Tertullien, yl/jo/oir., 18. Cf. De testinionio (inima:, 1.
64 LEDIT DE 202.
Pour apprécier complètement l'acte de Septimc Sévère, et en bien comprendre la place dans l'histoire, il reste à chercher le motif qui poussa son auteur dans la voie nouvelle où le monde romain devait marcher après lui pendant un siècle. Quel événement lui ouvrit les yeux, et changea le prince tolérant des premières années en persécuteur ? Nous avons indiqué les symptômes qui durent, au commencement du troi- sième siècle, attirer sur l'Eglise les regards des hom- mes politiques : le grand accroissement numérique des fidèles, la constitution de la propriété ecclésiastique, la forme corporative adoptée par les communautés chrétiennes qui voulaient devenir aptes à posséder. De ces trois faits par lesquels se manifestait le succès des doctrines nouvelles, le premier seul parait avoir préoc- cupé Sévère. Rien, dans l'histoire de la persécution qui suivit l'édit de 202, ne porte à croire qu'il se soit attaqué à la propriété ecclésiastique; ni lui, ni aucun de ses successeurs jusqu'à Valérien, pas môme Dèce, le plus acharné de tous, ne contesta aux chrétiens le droit de posséder leurs immeubles funéraires, d'y en- terrer leurs défunts en temps de paix, leurs martyrs en temps de guerre : la première moitié du troisième siècle laissa les cimetières intacts, malgré les impa- tiences de la populace païenne. Pendant la même pé- riode, l'Église, en tant (jue corporation, ne fut pas (lavantage attaquée, c'est-à-dire que les persécuteurs n'essayèrent pas encore, avant le milieu du siècle, de dresser l'inventaire de ses biens, de saisir la caisse commune, de confisquer le patrimoine corporatif,
LÉ DIT DE iO>. 05
(lo (lissoiulrc comme associntioii civile IKi^liso dt'jîV pro^icritc comme socictc rcliiiicuse : la (Ici'nit'M-c par- tic «lu Iroisièiiii' siècle verra seule de-J actes (lecet(e nature. Ce qui parait avoir frappé Sévère, et avec lui tous les mairistrats, tous les politi(|ues de son temps, c'est d(uic seulement le i;rand nombre des clii'étiens, la rapidité prodigieuse avec laquelle ils se multipliaient, attirant tout à eux, Age. condition, dignité, et en môme temps la parfaite discipline, rexacte liiérarchie (pii [)résidaient à leur développement. Refusant dCntendre ou de croire toutes les voix qui , s'élevant de chaque communauté chrétienne, sortant avec éclat du sein de chaque Église, témoignaient en faveur de la loyauté politi(jue des disciples du (Uirist, oubliant la justice que lui-même leur avait autrefois rendue , Sévère ne voulut plus voir cpiuno chose : les conquêtes de l'É- vangile, le flot grossissant du peuple chrétien. Ce flot avait beau s'arrêter docilement au point où commence le domaine de lÉtat : l'État, en -202, se croyait à la veille d'être submergé (1), s'il n'élevait contre la marée montante de la vérité et de la vertu une bar- rière plus forte (|ue celles (ju'on lui avait opposées jusque-là, s'il ne construisait une digue menaçante (jui vint l'arrêter et la briser.
Telle fut, selon toute apparence, la pensée à la- <pu'lle obéit Sévère quand il promulgua un édit prohibant sous les peines les plus graves la propa-
1 Obscssam vociferanlur civilatein. Terlullinn. Apo!., 1. 11.
CG LEDIT DE 202.
gaiîdc clu'éticnne , et donna ainsi le signal de la persécution officielle et systématique, c'est-à-dire d'un changement radical dans la jurisprudence suivie par l'empire romain au sujet des chrétiens depuis un siècle.
SEVERE EN ÉC.M'H.. 67
Sévère en Egypte. — Premières applications de redit.
Sévère avait daté de Palestine cet acte considérable. L'itinéraire qu'il s'était tracé le conduisit ensuite, à ti-.iMTs l'Arabie, jus(|u'on Ei:ypto. Il séjoiii'n.i (|n('l(jue temps à Alexandrie. La grande ville, dont la turljidcnte activité n'amena qu'un sourire dédaigneux: sur les lèvres dlladrien (1), semble avoir frappé de respect la raison plus calme de Sévère. Il lui octroya un sénat et des magistrats autonomes (2), faveur dont jouis- saient peu de cités égyptiennes (3). C'était reconnaître son importance politique, et lui donner une marque de confiance. Pourtant, dans la vie intellectuelle et religieuse d'Alexandrie, (juelque chose dut déplaire à l'empereur. Le christianisme y comptait de nombreux disciples parmi les gens d'étude. Grâce à Pantène, puis à Clément, le didascalée était devenu une vérita- Idf université chrétienne, en même temps qu'un des plus actifs foyers scientiliques du monde ronmin. Un tel fait, dont on ne trouvait pas l'équivalent ailleurs, ne manqua pas d'attirer les regards de Sévère, et plus encore de ses conseillers, de la cour de lettrés, de
(1) LcUrc d'Hadrien à Scrvianus, dans Vopiscus, Satuminus, 8.
(2 Sj)arlicn, Sevcrus, 17.
(3 Marquardl, JîOinischc Staatsverwaltunfj, t. I, p. 450-453.
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jiliilosophos, de jurisconsultes et de femmes savantes qui raccompagnait dans ses voyages.
On se préoccupait beaucoup, dans cette cour, de la part que le christianisme commençait à prendre dans la direction des intelligences. Là où l'empereur, avec sa rudesse de soldat africain, ne voyait qu'une ques- tion de chiffres, l'accroissement de la population chré- tienne au détriment de la population païenne, et l'influence se déplaçant avec le nombre, des esprits plus délicats et plus déliés apercevaient un péril d'une autre nature. Le paganisme, qui n'avait point de doc- trines, croulait devant les fermes doctrines des chré- tiens, comme un amas de pierres mal jointes devant le bélier qui les frappe. Sa mythologie elle-même, si brillante, mais si inconsistante et si contradictoire, fondait peu à peu sous les rayons lumineux qui s'é- chappent de la figure historique et vivante du Christ. En vain le cénacle lettré que présidait Julia Domna, entourée de sa sœur et de ses charmantes nièces syriennes, crut pouvoir susciter au Christ un rival en inspirant au rhéteur Philostrate sa Vie d'Apollonius : le demi-dieu tout oriental sorti de ce livre de salon fut honoré dans les laraires impériaux, eut quelques temples, devint dans la bouche de beaucoup de païens un argument contre le christianisme , mais ne parla jamais à l'esprit et au cœur du peuple. L'Évangile demeura, pour les masses souffrantes comme pour les esprits élevés, un livre histori(pie, tandis que l'Evan- gile païen composé par Philostrate ne fut, même pour ceux qui s'en servaient, qu'une légende ajoutée à tant
SÉVÈRE EN Ér.YPTE. «9
d'autres, une value parodie des livres chrétiens, une tentative avortée pour r.ijeiinir la niytlioloirie classi- (pic par lintroductiou de l'élément oriental et du mys- tieisnie syrien.
Dédaiirnant cette attaque insidieuse, la science chré- tienne niarehait en avant. C'est -X Alexandrie (ju'elle prit décidément position. Pendant le deuxième siècle, les écrivains (pii avaient parlé au nom des chrétiens furent surtout des avocats plaidant devant les pou- voii^pu])lics la cause de coreligionnaires persécutés : un st'ul. Justin, avait montré la voie cpie devrait suivre la [)hilosopliie chrétienne dès qu'un peu de répit serait laissé aux disciples de l'Évangile (1). Les maîtres chrétiens d'Alexandrie s'y engagèrent intrépidement pendant les années paisibles de la fin du deuxième siècle. Le fondateur de leur école, le Sicilien Pantène, est un autre Justin, comme lui passé du paganisme à la philosophie et de la philosophie à l'Évangile (2) : son disciple Clément l'a nommé « l'abeille de Sicile, » et vraiment il mérite d'être appelé ainsi, car non seu- lement il commentait l'Évangile dans la langue de Théocrite, mais encore, semblable à l'abeille, il pre- nait à toutes les doctrines leur plus pur miel pour en former le rayon exquis de sa philosophie. Clément limita : son enseiernement concilie largement la rai-
(1) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè- cles, p. 281 et suiv.
{2'j Sur saint Pantène, voir Cl»'ment d'Alexandrie, Strom., I, 1 ; Eu- si-be, Hist. Atc/., V, 10; VI. 11. 13, li, 19; S. Jérôme. De riris ill., 3G ; Hp. 83 ad Maynum.
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son <'t la foi, empruntant, dit-il, à la première ses rayons épars pour les concentrer dans la seconde comme dans un verre dont le foyer grossissant en double l'intensité. A ses yeux, les sciences profanes ont préparé les voies au Christ, elles ont été « le péda- gogue » qui, faisant l'éducation de l'esprit humain, l'a rendu capable de recevoir la loi divine, et a peu à peu mené les âmes à leur vrai maître. Il salue dans le Logos entrevu par Platon le Verbe que devait révéler saint Jean (1). Au moment où Sévère visita Alexandrie, l'enseignement de Clément jetait son plus vif éclat; on désertait pour l'entendre les frivolités littéraires du Musée ; à ses leçons se pressaient des auditeurs de toute provenance et de tout rang : sur les mêmes bancs s'asseyaient des étudiants chrétiens, des philosophes en renom, de grandes dames, les représentants les plus distingués de toutes les aristocraties, celle de l'ârne, celle de l'intelligence, celle de la naissance ou de la fortune. Le souverain effrayé et jaloux qui venait d'in- terdire la propagande chrétienne prêta certainement une oreille docile aux conseillers qui lui montrèrent avec inquiétude ou dépit les conquêtes que faisait sous leurs yeux la nouvelle philosophie. La persécution qui, selon Eusèbe, sévit en Egypte dans la dixième année du règne de Sévère, Laetus étant préfet, et Démétrius gouvernant l'Église d'Alexandrie (2), coïn- cide très probablement avec le séjour de l'empereur
(1) Voir Stromates, I et VI, passim.
(2) Eiist-bc llist. LccL, VI, 2.
SKVKRE KN KGYl'TK. 7t
dans la métropole dos l)ords du Nil. On lit sans doute alors, (lovant lui, la proniiôro application et comme la pi'omièro expérience de ledit (pi'il avait rendu ponde mois auparavant.
I.e soin avec lequel Eusèbe mentionne le préfet qui administrait alors rÉpyptc permet de supposer ([ue ce lonctionnairo s'efforça do flatter rcmpereur par la manifestation d'un zèle empressé et d'une cruauté intéressée. A en juger par ce que nous savons de son histoire, c'était un triste personnage; il deviendra sous Caracalla second préfet du prétoire, sera le con- seiller et le complice du meurtre de Géta; peu de gens le {)laindront (juand, par un ])rusque retour d'une volonté mobile, le fratricide couronné le sa- crifiera ensuite aux mânes de sa victime. Un tel honmie n'éprouva sans doute , dix ans plus tôt , aucun scrupule à seconder Sévère dans la poursuite des chrétiens ; il dut saisir avec joie l'occasion de faire de leur supplice un échelon à la fortune qui de- vait le porter si haut, puis le précipiter un jour d'une cliute si lamentable.
L'illustre chef de l'école d'Alexandrie professait sur le martyre les principes à la fois courageux et })ru- dents (|ue l'Église travailla toujours à faire prévaloir contre un double courant d'idées, qui n'allait «Y rien moins qu'à fausser le sens et alTaiblir la portée du grand témoignage rendu , depuis deux siècles, à la divinité du Christ par le sang tl'innombrables fidèles. Aux hérétiques qui soutenaient l'inutilité du martyre et prétendaient que. celui (jui confesse Dieu aux dé-
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pens lie sa vie est homicide de soi-même. Clément répondait avec le dédain que mérite seul une objec- tion inspirée par un mélange inouï d'hypocrisie et de lâcheté. Mais aux téméraires et aux présomptueux qui couraient s'offrir d'eux-mêmes à l'épreuve, sans être sûrs d'y pouvoir résister, Clément rappelait avec douceur qu'il ne faut pas tenter Dieu : « Lorsque le Seigneur nous dit : Quand on vous poursuivra dans une ville, fuyez clans une autre, il ne nous conseille pas de fuir la persécution comme un mal, ni de crain- dre la mort ; mais il veut nous empêcher d'être cause ou participants du péché de ceux qui nous persécu- tent. Celui qui ne lui obéit pas est téméraire, car si le meurtre d'un homme de Dieu est un péché contre Dieu, celui qui s'expose en ne fuyant pas la persécu- tion se rend aussi coupable (1). » Il recommandait aux vrais chrétiens de ne point imiter les marcionites qui ne permettaient pas de fuir, mais s'empressaient de se livrer, désirant la mort par haine du Créateur. Conformant sa conduite à ses conseils, et donnant l'exemple après le précepte, Clément sur lequel, plus que tout autre, allait tomber la persécution, puisque son enseignement était un des principaux instruments de la propagande prohiJjée par ledit de Sévère, se lu'kta de se retirer en Cappadoce, où il devait être moins en vue : il y séjourna auprès de son disciple l'évêque Alexandre, dont il administra l'Eglise quand celui-ci eut été mis en prison pour la foi.
(1) StioiiKili's. IV. 4.
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L'école <rAlexanclrie serait peiit-t'^tre demeurée lUiH'ttc si un jeun»' hoinnu' infré'pidc ii'i'tait vrnii. au milieu même de la persécutiou, reuouerles tnulitions de science sacAîe que la retraite de Clément laissait in- terrompues. Tout enfant, Origène s'était distingué par une ferveur extra(»rdiuaire et un amour ardent de l'étude. Quaud l'heure du combat eut sonné, et que son père Léonide eut été jeté en prison, en même temps qu'un grand nombre de confesseurs amenés de la Thébaïde et de toutes les parties de l'Egypte, le courai:eux étudiant fut saisi de la passion du martyre. Il fallut que sa mère, déjà A demi veuve, cachât ses vêtements pour l'empêcher d'aller se dénoncer lui- même. 11 se dédommageait en adressant à son père des lettres enflammées, l'exhortant à marcher intré- pidement au supplice, le conjurant de ne point se laisser ébranler par le souvenir des siens. Après la mort de Léonide, Origène se trouva l'unique soutien de sa mère et de ses frères. Il se fit d'abord gram- mairien, puis, ayant été chargé, à dix-huit ans, de l'instruction des catéchumènes, il abandonna toute autre étude pour se donner tout entier à la science sacrée. Mais, dans cette époque de crise, le catéchiste n'enseignait pas seulement à ses élèves à bien penser, ou même ;\ bien vivre, il leur apprenait encore, et surtout, à bien mourir. Du pied de la chaire du jeune maître on se levait pour marcher au martyre : pen- dant la préfecture de Laetus, puis d'Aquila, le sang des <lisciples d'Origêne eoula plus d'une fois pour le Christ. Eusèbe nomme parmi eux IMutarque, Serenus,
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brûlé vif, le catéchumène Héraclide, le néophyte Héron, ini autre Serenus, décapités. Origènc les vi- sitait dans la prison, les accompagnait devant les tril)unaux, les suivait jusqu'au lieu du supplice, et faillit même être tué par la foule comme le véritable auteur de la mort d'un de ses disciples, responsabilité dont il était sans doute fier devant Dieu (1) .
Comment Origène, qui s'exposait sans cesse, que le peuple connaissait et allait menacer jusque dans sa maison, fut-il cependant épargné par les magistrats, bien que par son enseignement, réunissant au pied de sa chaire non seulement de vieux chrétiens, mais des catéchumènes, des néophytes, et même des païens, il contrevint tous les jours à Fédit de Sévère? Eusèlje a négligé de nous le dire, et nous ne saurions l'expli- quer à une si grande distance des événements : peut- être eut-on pitié de sa jeunesse, peut-être fut-on tou- ché de sa science et de son courage, peut-être des magistrats qui n'étaient point étrangers à tout senti- ment d'humanité refusèrent-ils d'enlever à une mère déjà frappée par le martyre de son époux le glorieux fils resté son unique soutien.
Cependant la persécution qui passait, sans le tou- cher, si près du courageux docteur, atteignait des hum- bles, des inconnus, et jusqu'à des femmes : une caté- chumène nommée Heraïs, qui parait avoir suivi les leçons d'Origène, reçut, dit Eusèbe, le Jjaptêmc du
(I) Eusèl»', Ilist. lùcL, VI, I, 2, 3.
PRF.MIKRKS APPLICATIONS \)\] I.KDIT. 75
f«'ii (1). Une jciim' vi(>r^r. aussi piii-c ([iic Ijclle, Pola- inionno, fut traduite vers \v uii'-nie temps avec sa mère Marcelle ilevant le tribunal ilu préfet A(|uila. Elle était esclave : son maître avait conçu pour elle une violente passion, et, furieux de ne pouvoir lri(»Mi- pher de sa vertu, l'avait dénoncée comme chrétienne. On sait quel était le mépris des Romains pour la cons- cience et la pudeur des esclaves; aussi ne rejetterai-je point comme invraisemblable ce mot misparPalladius dans la Ijouche du préfet : « Allons , obéis à la vo- lonté de ton maître, ou je te fais précipiter dans une chaudière de poix bouillante. » Mais l'esclave était chrétienne; elle répondit : « Comment peut-il y avoir un ju^re assez inique pour m'ordonner d'obéir à la dé- bauche et au libertinage d'un maître? » Eusèbe ne rapporte point cet incident : il dit seulement <pie le préfet menaça Potamienne de la livrer à la brutalité des gladiateurs. Mais ni les menaces ni les tortures ne purent vaincre la ferme résolution de la jeune fdle : on la condamna î\ périr avec sa mère par le feu. Une chaudière remplie de bitume enflammé était pré- parée auprès du tribunal. Le préfet ordonna de dé- pouiller Potamienne et de l'y jeter. La vierge obtint de garder ses vêtements, et, plongée lentement dans la fournaise, elle mourut après une longue agonie (2).
(1) Eusèbe, Ilist. EccL. M. 4.
(2) Eusrbc, llist. KccL, VI. 5 ; Palladius, Hisforia Lausiaca. 3. Sur le récit Je Palladius, voir les ol)scrvarK)n.s de Ruinart, Acta sinccra, 1>. 100, et de Tilleinont, Mcinoires, t. III, note i sur sainte Polamieinic.
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Eu mourant, elle avait conquis au Christ un des appariteurs du préfet, disciple d'Origène, bien qu'en- core païen. Il se nommait Basilide. Ce fut à lui que revint la tâche pénible de conduire la vierge vers la chaudière où elle devait consommer son martyre. Par le respect et la compassion qu'il lui montrait, par le soin avec lequel il écartait d'elle les outrages de la foule grossière, il toucha le cœur de la condamnée. « Aie bon courage , lui dit Potamienne ; après ma mort j'obtiendrai du Seigneur ton salut, et je récom- penserai Ijientùt ta bienveillance. » Peu de temps après, un serment lui ayant été, on ne nous dit pas pour quelle cause , demandé par les autres appari- teurs : « Il ne m'est pas permis de jurer, répondit-il, car je suis chrétien, je le déclare hautement. » Ses compagnons crurent à une plaisanterie ; mais ils s'a- perçurent promptement que Basile était sérieux. Ils le conduisirent alors au préfet , c[ui le fit jeter en prison. Les chrétiens vinrent, selon l'usage, l'y visiter; et comme ils s'étonnaient de cette conversion subite : « Potamienne, dit-il, m'est apparue, la troisième nuit après son martyre : elle m'a posé une couronne sur la tête, et m'a dit qu'elle avait prié Dieu pour moi, et avait été exaucée : elle a ajouté que bientôt je mon- terais au ciel. » Les chrétiens lui donnèrent alors le baptême, et le lendemain, ayant glorieusement con- fessé le Christ, il fut décapité (1).
« Il est, dit très l)ien M. Aube, des âmes qui, pour ne
(1) Eusl•bi^ Ilist. EccL, VI, 5.
l'RRMIKRKS APl'LK AÏIONS DK L ICDIT. 77
pas parait rc conqjlices des Ijourreaux, se font uéïK'- l'oustMiicut ('t)m[)lices des vicliines. Le fait du soldai Hasilide et d'autres , subitement eouverlis de\;mf le tribunal ou sur le Heu du supplice, est un trait trop profondément humain pour (pi'on hésite à l'aeeeptei" comme liistori(|Ue (1) . » Mais il s'y joint un ti'ait divin, (jue l'histoire ne doit pas repousser sans examen : l'apparition de l'otamienue à Basilide, et en mrme temps, dit Eusèbe, à plusieurs autres citoyens d'A- lexandrie (jui furent, comme lui, conquis à la foi. Oriirène était alors à Alexandrie , très mêlé à la vie des martyrs et au mouvement des conversions. Si ces faits merveilleux se sont réellement passés, il en a certainement eu connaissance; et s'il en a eu con- naissance, son témoignage doit être pris en considé- ration par l'historien qui ne repousse pas à priori le surnaturel. Or, l'illustre et sincère docteur, qui avait tous les courages, y compris celui de braver les sar- casmes des païens et des libres penseurs de son temps, parait y faire clairement allusion dans le passage suivant de son livre Contre Celse :
« Je ne doute pas <pie Celse, ou le Juif qu'il fait parler, ne se moque de moi, mais cela ne nrenq)ècliera pas de dire que beaucoup ont embrassé le christianisme comme malgré eux, leur C(eur ayant été tellement chang(' par (piehpie apjjarition, soit de jour, soit de nuit, (pi'au lieu île l'aversion qu'ils avaient pour notre doctrine, ils l'ont aimée jusqu'à mourir pour elle.
(I) Les Cfin'licna dans l'L'injtire ruinai n, |i. 137.
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Nous connaissons beaucoup de ces cliangements ; nous en sommes témoins, nous les avons vus nous-mêmes. Il serait inutile de les rapporter en particulier, puis- que nous ne ferions qu'exciter les railleries des infi- dèles, qui voudraient les faire passer pour des falîles et des inventions de notre esprit. Mais je prends Dieu k témoin de la vérité de ce que je dis : il sait que je ne veux pas accréditer la doctrine toute divine de Jésus-Christ par des narrations fabuleuses , mais seu- lement par la vérité, l'évidence, et des arguments in- contestables (1). »
Qu'ajouter à des paroles si fortes, émanées d'un si grave témoin? Nous retrouverons des faits semblables, attestant l'intervention de Dieu dans les combats de ses saints, en étudiant la suite de la persécution de Sévère, et en passant de l'Egypte, où elle débuta, à l'Afrique proconsulaire, sur laquelle elle déchaîna toutes ses fureurs.
(1) Origt.Mic, Contra Celsurn, I, C8.
I
CIÏAPITIU: 111.
LA PKRSKCITION DE SKPTIMK SKVKUE,
SOMMAinE. — I. I-A PKiisKCLTiox A KoMK. — l'i'iiiirio (lo (Idcuments, — Le confesseur Natalis. — Travaux jiour inettn> le eimeliéie do Callislc eu eoinniunii-atiiin avec une sablonniére. — Lal>yrinllie. — Escalier dérobé.
— Les cliréliens traqués dans leurs réunions. — il. I,a peiiskcutiun en AriiiucE. — Le i)rocnrateiu' Hilarianus. — Kincule à Carihasc contre les area' funéraires des cliréliens. — Les cimetières chrélions<rArri(|uc nescnil passouterrains. — Lcsclirétiens invo(|Ui'nt les lois protectrices des sé- pultures. — Ils donnent de l'argent pour échapper à la persécution. — Tcrtidli<'n : traité '/e la Fuile. — Le martyr Rutilius. — Le Sco>7)iVj(jrMC de Tertullien : tableau de la jiersécution. — Divers martyrs. — Actes de sainte Perpétue et île ses comi>as:nons. — Ce ne sont pas des montanis- les. — Arrestation de Perpétue, Uevocatus, l'élicilé, Saturninus, Sccun- dulus et Saturus. — Uialo^'uc entre Perpétue et son père : le symbole du vase. — Les martyrs en prison. — Première vision de Perpétue. — Nou- velle entrevue avec son père. — Interrogatoire. — .\ulre entrevue avec son père. — Deuxième vision. — Troisième vision. — Accord de celte visiim avec renseignement de la primitive Église. — Dernière entrevue avec son père. — Jugement d'un historien. — Quatrième vision de Per- pétue. — Vision de Saturus. — Conformité de ces visions avec ranti(|ue symbolisme clin-ticn. — Mort de Sccundulus. — Accouchement de Kéli- citè. — Gaieté de Perpétue. — Le repas libi'e. — Entrée dans l'amplii- thè.'itre. — Martyre de Revocalus et Saturninus.' — Saturus livré aux bê- les.— Peri>étue et Kclicité expc)sées à une vache furieuse. — Martyre de Saturus, de Peipétue et de Félicité. — Leur sépulture. — Martyre de sainte Guddene. — Proconsulal plus doux de Julius Asper. — Tertul- lien : traité du Jeûne. — Rigorisme outré : erreur d'un historien mo- derne. — Calomnie de Tertullien. — Recriulescence de persécution. — IIL La peuskcction en Asie. — Naissance du montanisme en Phrygie. — Idées excessives, contraires à la direction modérée des chefs de l'iiglise.
— Renversement de toute hiérarchie. — Rigorisme. — Destruction de la famille. — Recherche imprudente du martyre. — Haine de la société civile. — Calculs sordides. — Le montanisme condamné par tous les évè(iues. — Julien d'Apamée et Zotitjue de Comane. — L'ICgIise recom- mande aux tidéles d'éviter tout rapport avec les montanistes, même en prison. — .Martyre de Gains cl Alexandre, à .Apamée de Phrygie. — Persé- culion en Cajipadoce : le légat Claudius Merminianus. — La i>ersécutiou dure encore en :21l : révèi|ue Alexandre en prison.
I.
La persécution à Rome.
11 est impossible de reconstitiiri' Ihisloire de la persécution à Rome et en Italie pendant le rèiiiie de
80 LA PEHSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
Sévère. Les documents martyrologiqiies romains sont moins riches que ceux de la plupart des provinces; en particulier, les Actes authentiques font, pour le commencement du troisième siècle, entièrement dé- faut dans la capitale de l'empire (1). Le seul souvenir précis (2) qui soit resté d'un confesseur romain de ce temps se rencontre, incidemment, dans un livre cité par Eusèbe, et attribué au célèbre prêtre Caius. Il s'agit d'un chrétien nommé Natalis , qui , entraîné par riiérésie des Théodotiens, en devint le chef. Plus tard, averti miraculeusement, il s'alla jeter aux pieds du pape Zéphyrin, et obtint l'absolution de sa faute. « Ce Natalis, écrit l'auteur contemporain, avait publiquement confessé la foi , non autrefois , mais de nos jours (3) ; » aussi , quand , revenu de son erreur, il se fut prosterné devant le pontife, le clergé et le peuple , il dut d'être de nouveau admis dans l'Eglise
(1) L'extrême pénurie d'Actes authentiques de martyrs romains a pour cause la destruction des archives et des l)ibliothèques chrétiennes or- donnée par Diocléticn au commencement du quatrième siècle, et i)roba- blement exécutée plus rigoureusement ;i I\ome qu'ailleurs. L'Église ro- maine — fait observer à ce propos M. de Rossi — n'avait pas moins de respect que les autres Églises pour la mémoire de ses martyrs : sans recourir aux récits compilés au sixième siècle par l'auteur du Liber Ponti/icalis, nous en avons pour preuve, outre les vraisemblances intrin- sèques , le soin avec lequel le martyre de saint Fabien et de saint Sixte II fut annoncé ofliciellement à saint Cyprien. Voir de Rossi, la Bibliotcca délia sede aposiolicu, 188i, p. 22.
(2) On n'a ])as la preuve que le prédécesseur de Zéphyrin. le pape Victor, ait été martyr : s'il le fut, c'est probablement avant ledit de 202, car sa mort arriva, au plus tard, le 20 avril de cette année. Voir Tille- mont, Mémoires, t. III, art. viii sur saint Victor.
(3} NaTâ>,'.o; r,v ti; 6[J.o/oyY]TÔ; oO îrâXa'., à),),' c/iixtôv yuASispwv •^i-tô^vioi ya-.pwv. Anonvme, dans Eusèbe, Uist. Eccl., V, 28 (8).
LA PERSKCUTION A ROMK. 81
nutins encore à ses siipplicaHous qu'aux inanjuos des coups reçus des pei*sécuteups (1). « La naL:«'llatioa, dit M. de Rossi , précédait oïdinaii'emcnt la peine capitale, soit de la mort, soit des mines (2). Natalis avait survécu A la sentence, et avait fini par recou- vrer la liberté; il parait avoir été du nondjre des chrétiens condamnés auv mines sous Septime Sé- vère (3). »
Bien qu'on n'en connaisse à peu prrs, pour Kome, que ce seul épisode, la persécution de Sévère dut se faire durement sentir aux chrétiens de la ville éter- nelle. Les travaux exécutés à cette époque dans le cimetière qu'administrait Calliste comme premier diacre du pape Zéphyriu l'ont deviner l'intensité de la crise. Nous l'avons laissé décorant , en artiste et en théolotrien, les caveaux du domaine funéraire donné
1} Aet^avrà T£ TO'j; (xtiÀo^ra; wv c''.),r;;ï'. 7:),r,Ywv. Ibid. (12). — Je dois dire que ce dernier détail peut être interprété de deux manières. Lau- tiur cité par Eusébe a raconté plus liant que Natalis avait ahandonné If parti de Théodote à la suite d'une vision dans laquelle des anges I axaient pendant toute une nuit battu de verbes. Les plaies montrées à Zé|>liyrin et aux assistants .sont-elles celles qui seraient provenues de la lla;4ellalion miraculeuse, ou les cicatrices laissées par les persécuteurs devant les<iuelles Natalis un jour confessa le Christ .' Le texte est assez am|)bibolo^ique, mais, dans la traduction latine d'Eu-sébe, Valois n'a pas liésilé à prendre parti, et, ajoutant quelques mots qui ne sont pas dans le texte f^rec. a mis : « ostensis vibicibus plafîarum quas pro Christi confessione perlulernt. »
(2 liuUi'ttino di archcologia cristiana, 1868. p. 17. Cf. Madvij;. l'tUnt romain, trad. .Morel. t. III, p. -310; Walter, Histoire du droit criminel chez les Homains, 3" éd.. n" 821 : J. Rambaud, le Droit cri- minel romain dans les Actes des martyrs, p. 74.
(3 Ilulleltino di archeologia cristiana, 1868. [>. 18.
IL 6
82 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
à l'Église romaine par les Cœcilii (1). L'œuvre des peintres s'interrompt soudain, et les fossores, cessant de creuser des chambres et des galeries régulières, sont employés maintenant à ouvrir au cimetière des issues secrètes. Des routes nouvelles le mettent en communication avec une sablonuière voisine. Ces routes , séparées les unes des autres , forment un véri- table labyrinthe. Un étroit escalier, pratiqué dans la sablonuière, descend de celle-ci dans la catacoml)e, mais sans atteindre le niveau des galeries souter- raines : ses dernières marches restent suspendues dans le vide, et l'on ne peut s'en servir que si les chrétiens, appuyant des échelles contre la paroi à pic, facilitent la montée ou la descente (-2).
Ces travaux de défense furent vraisemblablement ordonnés par Calliste, car le style des épitaphes, les marques des briques trouvées dans les galeries du labyrinthe joignant mystérieusement la sablonnière au cimetière primitif, paraissent contemporains de son administration ou de son pontificat (3). « Les commencements de celui de Zéphyrin, — écrit M. de Rossi (4) , — avaient été assez calmes, mais bientôt sur- vint la persécution de Sévère (5). On ne trouve, pen- dant cette persécution , trace d'aucune loi ou d'aucun
(1) Voir|ilas haut, page 14.
(2) De Rossi, Roma sollerrunea, t. II, p. 253. et 2" partie, p. 45 à 49 et figures.
(3j IbUI., p. 255-257.
(4) Ib'uL, p. 258. Toute la fin de cet alinéa est traduite de M. de Rossi.
(5) Cf. Bullellino di archeolorjia cristiana, 1866, p. 19.
LA PKRSKriTION A ROME. 83
l'osci'it intordis.int rnsaiic \vii:\\ des cimetières; les (h'ux vastes escaliers, tirs apparents, qui du sol exté- rit'iir (lescendaitMit d.ins l'iiypoi^éc des (la'cilii, devenu « le cinictiôre » dont Zr'|)liyi'in conlia Ir uoiucrne- nient au premier diacre, in(li(pient une possession paisil)le et non menacée. Mais si l'usage sép\dcr;d de ces hypoaées n'était pas interdit, les réunions pieuses des iidèles turent partout, durant la persécution de Sévère, épiées, troublées et punies. C'est sous ce piince que Tertullien disait aux païens ; <( Vous con- naissez les jours où nous nous assemblons; nous sommes assiégés, traqués, surpris dans nos réunions les plus secrètes (1); » et, dans son Apologétique : « Nous sommes; tous les jours assiégés, tous les jours trahis, et vous venez ordinairement nous saisir au milieu de nos réunions et de nos assemblées (2). » Ces [)ar(»les sont un commentaire éloquent de la décou- verte, dans le cimetière primitif de Calliste, d'en- tré(>s cachées et mystérieuses, à travers les antres tortueux de la sablonnière, prescjue contemporai- nes des escaliers grandioses et publics qui formaient l'accès régulier de la catacombe. Ainsi l'architecture même de la nécropole souterraine fait compren- dre les conditions contradictoires, mais également vraies, où se trouvaient les chrétiens pour la posses-
I Scilis Pt clios conventuuin noslioiiini ; i(ai|iie et ol).sitloiiHir etop- priiiiiiiHir et in ip-sis .-ircaniscongic^nlionibus ilotinoniiii. Terlullion, Ad naliones, I. 7.
(2; Quotidi*; obsidrinur. (|uotiiliL> prodiinur. iii ipsis pliiriiiuiiii <<i'tibus et coni;ie};alionibus iioslris uppriiniiiuir. Apolotj., 7.
84 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
sioii et ru.saiie de lours ciniotièrcs à partir du com- iiicncement du troisième siècle : légalité de la pos- session et, ordinairement, libre accès des sépultures ; illégalité des assemblées religieuses et, dans les temps de persécution, efTorts pour les troubler par ruse ou violence et punir ceux qui y prennent part. Mais alors, si les portes et les escaliers avaient été occupés par l'ennemi, les fidèles pouvaient lui échapper en se glissant dans la sablonnière , et de là peu à peu, à la faveur des ténèbres, se disperser dans la campagne. En ces tristes temps, les assemlilées religieuses se tenaient ordinairement la nuit; autant à cause de cette circonstance qu'en raison des lieux souterrains où ils se réunissaient , les fidèles recevaient des païens l'appellation de « race ténébreuse , fuyant la lumière (1). »
(1) Latebrosa cl liicifuf^ax nalio. Miiuilhis Eelix, Octavius.
LA PERSECUTION EN Al RIQIE. 85
II.
La persécution en Afrique.
Le ténioiirnai:»' de larchéolouic a pu sfiil donnei' une idée de ce (jiif tut la jx'isécutioii de Sévère à Rome. Au contraire, pour l'Airique les témoi^nafires écrits abondent.
Au moment où tut promul,i:ué ledit prohibant la propaL-ande chrétienne, la province d'Afrique était administrée par le pioconsul Minutius Timinianus. Il mourut pendant son année de gouvernement, elles documents contemporains nous montrent, présidant après lui à la pei-sécution, le procurateur Flavianus Hilarianus. (jui remplit par intérim, pendant la va- cance, les fonctions de gouverneur (1).
1} Terlullicn dit sh/> Ifildiiano prasidc (ad Scapulam, 3 : 1 ap- ppllalion de pra.ses se donnait à tous Jes gouverneurs indistinctement Macer. au Dhjcstc, I. xviii.i: cf. Bor^hesi. Gluvres. t. III. p. 2771 Les Actes de sainte Perpétue sont plus explicites : Hilarianus jtrncu- rafor, qui tune ioco proconsulis Minulii Tiniiniani defuncti jus ji'adii acceperal l'assin SS. l'crpchiw cl J-'elicilatis, fi. dans Ruinart. p. 88). On a peu d'exemiiles d'un prociirnfnr remplaçant intérimairenient un proconsul: voir cependant Waddinfiiton, Fastes tics ])rovi7iccs asiati- ijiics, p. 162. 2Gi. Sans l'aflirination formelle îles .\cles de sainte Per- IM'Iue. on eût clé porté à croire (|ue linlériuï était fait, pour sa circons- cription, par chacun des légats chargés de la direction particulière des trois diocèses de la province proconsulaire d Afrique. Icgalits provincuv AfricT diœcesis Carlhaginiensium, Icfjalus provinciw Africx rc- 'jionis llipponiensis, etc. [Corpus inscripl. Int.. t. II. 1267, 4510, «511; t. IX, 1592: t. X. 5178; Orelli-Hi'nzen, 0498). Mais le texte des Actes répugne à celte hypothèse, et afiirinequc l'intériin avait été condé à un piocurdlor.
80 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
Comme à Alexandrie, plus môme (jii'à Alexandrie, la populace , cà Carthage et dans les principales villes dAfriqiie, prit une part active à la guerre déclarée par le pouvoir aux chrétiens. Déjà, dans les années qui avaient précédé 202, elle s'était plusieurs fois soidevée contre eux, et avait poussé la fureur jusqu'à violer leurs sépultures (1). Ce lâche attentat, que l'on serait tenté de mettre au compte de la hrutalité et de la sauvagerie qui persistaient, en Afrique, sous le vernis superficiel de la civilisation romaine , est mal- heureusement familier aux foules insurgées de tous les temps : elles se transforment en bètes fauves avec une facilité qui déconcerte ceux qui seraient tentés de se faire une trop haute idée de la nature humaine abandonnée sans contrôle à ses instincts viciés : l'his- toire des siècles et des pays les plus raffinés en pour- rait, hélas! fournir de nombreux exemples. Mais, à Carthage, il semble que le peuple se soit montré, plus qu'ailleurs, impatient des défenses légales qui protégeaient contre ses profanations la sépulture de ceux qu'il poursuivait de sa haine. Il aurait voulu avoir le droit de se venger à son aise des cadavres des chrétiens. « Sous le gouverneur Hilarianus, dit Ter- tuUien, la foule, parlant de nos sépultures, s'écriait : « Qu'il n'y ait plus pour eux de cimetières, arex <c non sint (2). »
(1) TiTliiUion. Apol.. 37.
(21 Sul) Ililariano pneside. ciiin de arcis scpulluranim noslraruiii ad- claiiiassel : Arcae non sint... ïcrluUioii. Ad Scapulam, 3.
LA l'KRSËCLTION KN AFRiQLK 87
A cette épo(|iie, les noms des lieux consacrés à la sépulture des fidèles variaient selon les pays. Dans la lan,j.-ue du [)eu[)le de Home, c'étaient des dortoirs, cœmelerium; ailleurs des jardins, /lorlus; en certaines parties de l'Italie, et surtout en Afriqui-, ou se servait communément, pour les désiiiuer, de l'expression employée par Tertullien, area. Nous connaissons, par plusieurs documents, les areœ de Cartilage, d'Ap- tonge, de Cirta, de Césarée de Mauritanie (1), L'ins- cription rappelant la fondation de cette dernière dit qu' « un adorateur du Verbe a donné une area pour les sépultures, y a construit à ses frais une cella (lieu extérieur de réunion), et a laissé ce monument à la sainte Église (2). » Cette inscription, dont l'original remonte au troisième siècle (brisée pendant une per- sécution, elle fut restaurée plus tard) (3), fait com- prendre la situation des sépultures chrétiennes à lé- pocpie dont parle Tertullien [ï). Comme l'indique le
1 Acla proconsuluriu S. (ijpriani, dans Ruinait, j). 219: l'assio SS. Monfani. Lcitcii. etc.; ilud.. \t. 23'J: (icsia purgationis Fclicis, dans Baluzo, MisccUanea , I. I. |>. 20: dcsla purgationis Cxciliani, il)id.. |i. 24.
2 AUEAM .\I)SEPVLCRA CVLTOll VEUIU (O.NTVLIT ETCELLAM STKVXIT SVIS CVNCTIS SVMPTIBVS
ECCLESIAE SA>'CTAEHANC RELIQVIT MEMORIAM.
Lt'on Rt-nior. Inscri/itions dr l'Algcrie. 4025; de Rossi, llHllettino ili fircln'olofjia cristiana, 1864. p. 28; Corpus iiiscripHoniiin latina- rum. t. VIII, 9585. — Cf. Home souterraine, p. 79.
(.3} ECCLESIA FR.\TRU.M IIVNC RESTITVIT TITVLV.M. Ihid.
(4) Peut-tUre le cimetière à l'occasion duquel eut lieu l'émeute rap- pelée par Tertullien est-il celui où se passèrent, au témoifînafje du même apolofiiste. des faits merveilleux, dont l'un montre que Ion n'enterrait
88 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
mot arca, aire, lieu plan, elles étaient à Carthage, et g-énéralenient partout en Afrique , construites à ciel ouvert, contrairement à l'usage romain, qui creusait sous le sol la plupart des cimetières chrétiens. A première vue, on serait tenté de s'étonner de cette différence, et de se demander si elle dénotait une diversité dans la condition légale des sépultures en Afrique et à Rome. Il n'en est rien : bien que com- posés de galeries qui se croisaient dans les entrailles de la terre, les cimetières de Rome n'étaient nulle- ment dissimulés aux regards du public; leurs en- trées étaient apparentes (1), et des bâtiments (2), quelquefois des murs (3), en marquaient extérieure- ment les limites : le peuple de la ville éternelle con- naissait les catacombes aussi bien que le peuple de la métropole africaine connaissait les areœ. La diffé- rence entre le mode d'établissement des sépultures chrétiennes dans l'une et l'autre cité provenait soit de la nature du sol, moins propre en Afrique à la construction de nécropoles souterraines que le tuf granulaire des environs de Rome (ï), soit de Tab-
les fidr-los morts inpace qu'en i)rt'S('nco cl avec les prières du prêtre, et dont l'autre semble un symbole de riiorreur([u'éprouvaient les fidèles pour la |)rou)iscuHé des cadavres. Voir Tcriullien, Deanima, 51.
(1; De Rossi, Roma sotlcrranca, t. I, planche I; Bulletlino di ar- cheolofjia cristiana, 1865, p. 35, 90. — Jionie souterraine, fig. 8, I>. lOG.
(2) lioma sotterranea, t. III, p. 432.
f3) Iliid., p. 399, 400.
(4) Sur la composition du sol romain, et la nature des terrains dans lesquels furent creusées les catacombes, voir Roma sotterranea, t. I, 2" partie, p. 17-23. Cf. Rome souterraine, p. 469 et suiv.
LA rERSÉCUTION EN AFRIQl K. 8'J
senco (les rossourcos suffisanlcs. (jiii ne porincttait pas A. l'Kiilisi' (le ('.aitliaiïc dent reprendre les coû- teuses e\cavatit)ns poursuivies pendant pr^s d'un siècle par les opulentes lannlles chrétiennes de la capitale de l'empire. Mais, sur terre ou sous terre, les emplacements consacrés au dernier repos des lidèles étaient éi;alement protégés par la loi. (jui re- connaissait à tout endroit où un mort avait été inhumé le caractère de « lieu religieux, » le déclarait inalié- nahle, imprescriptible, et le garantissait contre toute profanation (1). Ainsi s'expli(pie comment — bien (pie des fanât i(pies eussent déjà violé plus d'une fois des sépidtures chrétiennes — le peuple de Carthage ne se sentait point libre d'aller les dévaster en masse, et demandait au pouvoir de leur enlever le caractère « religieux » qui les défendait contre lui, d'abattre la barrière invisible devant laquelle expirait sa rage. L'émeute dirigée par la foule païenne contre les ureœ chrétiennes de (-arthage, et repoussée par le procurateur Hilarianus au nom du droit commun, est un exemple de plus de la situation étrange et mal définie do l'Église à cette époque : à la fois proscrite et tolérée, menacée dans son existence, dans ses vôw- nions de culte et de propagande par un édit impérial et réclamant franchement la protection des lois pour ses propriétés et ses tombeaux. Tous .ses efforts ten-
(I) Marcien au Digeste, I, ^iii, G. — Sur le caractère « roli}j;ipux » (l«'s lieux consacrés à la sépullur»', et la proleclion accordée aux toin- lii-aiix diréliens par les lois romaitifs, voir lapiicndicc \\ à la lin du vo- luiiif.
90 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
(lent à obtenir une place au soleil de la civilisation romaine. 11 y a sans doute dans TÉglise des « intran- sigeants, » mais l'éclat du talent chez quelques-uns, comme Tertullien, ne doit pas faire illusion sur le petit nombre des disciples qu'ils entraînent à leur suite : en réalité , la grande masse de la population chrétienne est formée d'hommes pacifiques, modérés, demandant à vivre en paix avec l'État, acceptant et invoquant ses lois, et ne protestant que contre les mesures d'exception par lesquelles on voudrait les rejeter hors des cadres établis. Loin de prendre plaisir à braver la fureur d'un peuple irrité, loin de courir au-devant de la persécution, les chefs des Églises, les représentants les plus illustres de la pensée chrétienne et les fidèles dociles à leur direction s'empressaient de se mettre à l'aliri de l'orage , toutes les fois qu'ils le pouvaient faire sans renier leur croyance. « Dieu ne fait grâce qu'aux réponses, » a écrit de nos jours un moraliste délicat : les chrétiens obéissants et rai- sonnables se gardaient d'aller au-devant de la question. Ils n'en étaient que plus fermes quand, sans l'avoir cherché, le martyre s'offrait à eux. Nous avons déjà vu les sages conseils adressés par Clément d'Alexan- drie aux fidèles de l'Egypte , et l'exemple de prudence qu'il leur donna (1). Les tendances des chefs de l'Église étaient les mêmes dans la province d'Afrique. Ils conseillaient aux fidèles ou de se sauver par la fuite, ou d'acheter à prix d'argent le silence des offi-
(1) Voir plus liaiil, p. 71.
I
LA PERSÉCITION KN AFRIQUE. î)t
ciers subalternes eharg:és de rechercher les nouveaux convertis et leurs complices (1). Xon seulement des j)artiouliers, mais des K,L;lises entières payaient ainsi trihui pour é\ iter la persécution (2). « Je ne sais, écrit Tertullien, si! l'aut pleurer ou rougir en lisant sur les registres des soldats ])énélîciaires et des ai;"ents de police, mêlés aux noms de i:ens qui paient pour exercer des métiei's inavouables, les noms de chré- tiens qui acquittent une contribution pour échapper au martyre (3). » Vn siècle plus tard, un illustre écrivain ecclésiasticjue en jugeait autrement : « Ceux qui se sont rachetés à prix d'areent , dit saint Pierre d'Alexandrie, ont témoigné qu'ils étaient plus atl.i- chés à Jésus-Christ qu'à leur argent, et ont vérilié (en un sens) cette parole de l'Écriture : les richesses d'un homme lui servent pour racheter son àme [ï). » Ils ont lie plus donné un salutaire exemple de mo- destie, de docilité, de prudence chrétienne.
La phrase dure (pie nous citions tout à l'heure est tirée d'un écrit conq^osé par Tertullien vers 20:i, alors (pi'il ressentait déjà l'influence montaniste, le traité de la Fuite pendaul la perséculion. Fuir, se racheter.
(1 Milosinevel delalor vc! iniinicus coiuulit. nihil Cœsari (>\i;;<>n.s. iinmo conlia faricns. runi cliristianuiii liiiinanis It'jiilius reuin intMceili' dirnittit. Tertullien. De fugit in peisccutione, 12.
(2) Massaliler loUe Ecclesite tributuin sil>i irrosaveniiit. Ihid., 1.3.
(3) Nescio doiendum an ernbescendun» sil. cuin in inutricibiis bene- finarlorum et curiosoniin. inter labernariosel ianios et fines balneo- niin et aleones et lenones. clirisliani (pioque vectigales lontinenliir. Ibid.
(4} Saint Pierre dAlexandrie. Cau. 12.
92 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
sou( aii\ yeux du fougueux Africain des actes illicites : « La fuite est un rachat gratuit , le rachat à prix d'argent est une fuite; l'un et l'autre est une apos- tasie (1). » Tertullien va jusqu'à dire : <( Mieux vaut renier la foi au milieu des supplices; on a du moins le mérite d'avoir lutté. J'aime mieux pouvoir vous plaindre que d'avoir à rougir de vous. Un soldat perdu sur le champ de bataille vaut mieux qu'un soldat sauvé par la fuite (2). » Déclamation pure, ca- chant sous le cliquetis des mots de fausses et dange- reuses idées. Tertullien n'eût eu qu'à se souvenir pour éviter ces excès. N'écrivait-il pas quelques années plus tôt, fidèle à l'Église et au bon sens : « Mieux vaut encore, en temps de persécution, fuir de ville en ville que de renier le Christ dans la prison ou la tor- ture. Plus heureux , cependant , ceux qui sortent de ce monde avec la gloire du martyre (3)! » Même dans le traité de la Faite, il rapporte un trait contempo- rain, où son langage exagéré trouve sa réfutation. Un chrétien, nommé Rutilius, avait fui la persécu- tion : pendant quelque temps il avait erré, changeant souvent de retraite, afin de se mieux cacher : puis, trouvant sans doute ces précautions insuffisantes, il
(1) De fuf/a in perseciitionc, 12.
(2) Moiialur quoqiio inodo, aut victor, aiit victiis. Nain oisi nei;aiulo cecidoiil, cuin lomicnlis taiiion pnclialus. Malo iniscraïuhiiii qiiaiii crii- besccndiiin. Piilchrior est miles in |(r;clio amissiis. ([iiain iii iiiga salvus. Ibid., 10.
(3) Eliain in perspculionibus insMius est e\ ))Oiinissu fiifioro do oppido in oppidum, (piarn rompiciionsum et dislorUim iiegare. AUiuc idco boa- tiores, qui valenlbeatatestimoniiconfessioneexcedere! ylfZHXorewj, 1, 2.
LA PKRSKCUTIO.N KN AFRIQUE. m
avait payé rançon. Il n'en fut pas moins ai rùtc un peu plus tard, et conduit devant le eouverneur. Il n'avait pas cherché le ni.ulyie. .iN.iit luèiiic font f.iit p(»ui' l'éviter . mais ne le repoussa [)oiut. Il répondit avec f'ei-meté, et soutint sans faiblir la torture. Condamné aux flammes, il périt héroïquement. Tertullien lui donne le titre de dès saint martyr (1), et l'Église uni- vei-selle l'a inscrit dans ses diptyques (-2). (Vest ainsi que Dieu accordait l'héroïsme aux lunnbles et aux prudents, (piand parfois les arrogants et les présomp- tueux ne pouvaient soutenir jusqu'au bout une atti- tude dans la(pu"lle, trop souvent, l'orgueil se mêlait à la foi.
La persécution commencée en 202 avait inspiré à Tertullien le livre éloquent, paradoxal, emporté et faux dont nous venons de donner une idée; vers le même temps il en écrivit un excellent, le Srorpiaqiie, contre les hérétiques hasilidiens ou valentiniens, déjà combattus par Clément d'Alexandrie, qui niaient le devoir de confesser le Christ devant les hommes et soutenaient l'inutilité du martyre. « Les souffrances des apôtres, dit Tertullien, nous montrent clairement quelle est leur doctrine sur ce point; il suflit, pour la comprendre, de parcourir le livre des Actes. Je n'en
(1) Rulilius, sanclissimus martyr, cuin totiens fugisset persecutionein de loco in locuin, cliain iH'riculuin, ut imtabat, niiiniiiis n-deinisset, post tolani securilaleiii quaiii silii iirosiioxcrat ex inDpiiiato approlicnsus, et priL'sidi oblaliis, loriiioiitis dissi|ialiis... Ueliinc igiiibiis dalus, passLonein quain vitaial iiiLscricordiic Di'i rctulil. JJe fufja, 5.
(2) Martyrologe romain, au 2 août.
9i LA PERSÉCUTION DE SEPTIIME SÉVÈRE.
demande pas davantage; j'y rencontre partout des cachots, des fers, des fouets, des pierres, des glaives, des Juifs qui insultent, des nations en fureur, des tri- l)uns qui diffament, des rois qui interrogent, des pro- consuls qui dressent leurs tribunaux, le nom de César qui retentit, Pierre est mis à mort, Etienne lapidé, Jacques immolé, Paul décapité; voilà des faits écrits avec le sang. L'hérétique veut-il des preuves à l'appui de ce commentaire? Les annales de l'empire parleront comme les pierres de Jérusalem. J'ouvre la vie des Césars : Néron, le premier, ensanglante à Rome le berceau de la foi. C'est alors que Pierre, attaché à la croix, est ceint par une main étrangère; que Paul obtient le titre de citoyen romain, en renaissant par la noblesse de son martyre. Partout où je lis des faits de ce genre, j'apprends à souffrir (1). » Au moment où, pour dissiper les lâches subterfuges par lesquels les gnostiques essayaient de se dérober à la plus sacrée des ol)ligations des chrétiens en temps de persécution, Tertiillien demandait aux souvenirs de l'Age héroïque du christianisme les traits d'un admiral)le talîleau, il invitait ses lecteurs à jeter les yeux autour d'eux pour voir ce tableau se continuer sous leurs regards. « Au- jourd'hui, dit-il au commencement du Scorpiaque, nous sommes dans le feu même de la persécution. Ceux-ci ont attesté leur foi par le feu, ceux-là par le glaive, d'autres par la dent des bétes. Il en est qui, ayant trouvé sous les fouets, dans la morsure des
(1) Scorjnace, 15.
LA PFRSKC'ITION KN Al RIQIK. 95
()n.i;U's (le IVr, nu avant-.uoùt du martyre, soupirent inaiiiteuaiit tlans les cachots api'As sa consommation. Nous-mêmes, nous nous sentons tracjuésdeloin, connue des lièvres destinés ;\ tomlxT sous les coups du chas- seur (1). » Telle était la situation des chréliens d'A- IVitlue, dès la première année de la persécution de Sévère.
On connaît les noms de plusieurs des martyrs ({ui moururent alors pour Jésus-Christ. Les Actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité, que nous analyserons en détail, comme la pièce la plus capable défaire con- naître l'état des Ames à cette époque, chez les bour- reaux et chez les victimes, et dont la scène se passe sous le uouvernenn'ut intérimaire d'Hilarianus, c'est- à-dire en 202-203, mentionnent comme ayant déjà péri : Jucundus, Saturninus, Artaxius, brûlés vifs (2); IJuintus, mort en prison (3) ; et citent, s.ins les nonuner, « beaucoup d'autres martyrs, » mullos fralres mar- tyres (V). On peut reporter à la même année, ou du moins à la même époque, le martyre de Celerina, Laurentius et lenatius, l'une aïeule, les deux autres oncles d'un confesseur célèbre du temps de Dèce ; tous trois nommés par saint Cyprien, qui honorait cluKjue
(1) Et mine in prœsenlia rerum est inodius anlor, ipsa caniiula per- seculionis... Alios ignis, alios gladins, alios l)o.sli;L' cliristianos pi»)l)ave- runt. Alii fnslihus intérim cl iingulis insuper di'fiuslata martyria in car- cere esiiiiunl. Nos ipsi, ut lepores, destinata venalio, de longinquo ubsidemur. Scorpiace, 1. 12 1 l'assio S. PcrpclUiV, 11, dans Ruiiiart. p. 1)2. .{i Ibid. i Iliid., 13. p. 02.
96 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
année leur mémoire par l'oljlation du saint sacri- fice (1). Saint Cyprien raconte ailleurs, comme un fait arrive assez longtemps auparavant, ce qui permet de l'attrihucr aussi à la persécution de Sévère et à l'épo- que dont nous nous occupons, le martyre de Castus et Emilius. Ceux-ci avaient peut-être trop présumé de leurs forces : c'est du moins la pensée de saint Augus- tin (2). « Ils furent vaincus dans un premier combat. Dieu les rendit victorieux au second. D'abord ils cédè- rent aux flammes; les flammes leur cédèrent ensuite. Ils terrassèrent l'ennemi par les mêmes armes par lesquelles ils avaient été terrassés auparavant (3). » Grande leçon d'humilité, à l'adresse des superbes qui, dociles aux leçons de TertuUien, affrontaient inutile- ment le péril ; grande leçon aussi à l'adresse des héré- tiques qui préféraient l'apostasie au martyre (1-).
L'épisode le plus important de la persécution souf- ferte ^ ers 202 par l'Église d'Afrique est le martyre de sainte Perpétue et de ses compagnons. On le connais- sait surtout par la Passion que découvrit en 1C63 Hols- tein, et ({ui passe à ])on droit pour l'un des monuments
(1) Saciificia pro ois sempcr, ut inoininistis, offeriimis quolics mar- ( yniin passiones et dies anniv ersaria coimncinorationc cclcbraiiius. Saint Cyinieii, Ep. 34. — Cependant la coininéinoiation de ces martyrs n'est pas indiquée dans le calendrier carthaginois du cinquième siècle publié par Ruinart, p. 693, 694 ; mais, dans l'état où il nous est parvenu, ce ca- lendri(!r offre bien des lacunes.
(2) S. Augustin, Scrmo 285.
(3) S. Cyprien, De lapsis, 13.
(4) SS. Emilius et Castus sont nouunés au 22 mai dans l'antique Ka- Icndoriinu CurthiKjinensc : XI Kal. Junias sanctorum Caslict Aemilii.
LA PERSECITIO-N KN Al HlQLi:. 97
l«'s plus purs et les plus beaux dv l'aiiticiuité clirétienne. ('/est un*' sorte trautobioi:ra[)hif. iloiil le iM(»ir«';ni priiieipal est donué comme écrit par Perpétue elle- m«''me, un court Ira irment comme Tonivre du martyr Saturus, «'t dout la tin a été composée par un tt-moin inconnu ilc Imr eapti\ ité et de leur sujjplicc. (Jue les deux premières parties soient vraiment de la main de Perpétue et de Saturus, ou aient été rédiiiées, d'après leurs confidences, par un des nomJjreux chrétiens qui visitaient les martyi-s dans la prison, cela importe peu ; mais il n'est douteux pour personne que cette admi- rable pièce soit tout entière une o'uvre du troisième siècle, contemporaine des faits qu'elle raconte. ïertul- lien l'a certainement connue (1), et saint Augustin la cite (2). Elle a une valeur historique beaucoup plus considérable que la courte rédaction récemment pu- bliée par M. Auljé d'après des manuscrits de la Bi- bliothè(|ue nationale provenant pour la plupart de l'abbaye de Saint-Victor. Cette rédaction avait été écartée par Uuinart (3), mais Bolland la connais- sait (i) et Tillemont s'en est servi (5). Ses indications chronologiques sont erronées, plusieurs des tlétails qu'elle renferme contredisent la Passion d'Holstein;
;l TiTlullii'ii. De a ni ma, 5.
(2) S. Augustin, In Psalin., 47 ; Pc orirjinc aninuc , i, 10 : m , 9 ; iv . \%\Serm. 280, 281, 282.
(3) Il y fait uUuÂioii dans sa piéfate aux Actes dt? sainte Peri)élue, g 92 . p. 82.
(4} Alla SS., mars, t. I. p. (')32.
(5) Tillemont, Mcinoiies, t. III, art. ix mit >ainl<' l'erpiMi l note II.
II. 7
98 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
elle n'offre qu'une partie importante, l'interrogatoire tles martyrs, qui manque dans celle-ci. M. Aulîé (1), suivi par M. Doulcet (2), pense (|ue cet interrogatoire a été reproduit soit d'après des notes prises à l'au- dience, soit même d'après un procès-verbal emprunté aux archives judiciaires du proconsulat d'Afrique*. Tillemont avait déjà dit qu'il (( pouvoit estre tiré des registres publics. » Ce morceau est en effet d'un ton excellent, et n'a rien de commun avec certains inter- rogatoires légendaires, où juges et accusés semblent animés d'une égale fureur, et n'appartiennent vrai- ment pas au monde romain. Est-ce à dire que ce docu- ment soit aussi authentique qu'il le parait à l'érucUt (jui l'a très habilement mis en lumière? Je n'oserais l'affirmer, et je conserve à ce sujet quelques doutes. Gep(ui(lant il est trop important pour être passé sous silence. Je crois prudent de suivre le même parti que Tillemont : dans le récit des faits je prendrai presque toujours pour guide la grande Passion d'Holsteiu re- produite par Ruiuart, mais j'y intercalerai (juelque détails empruntés aux Actes abrégés , et je transcrirai en son lieu l'interrogatoire , laissant l'appréciation au jugement du lecteur.
Avant de raconter le martyre de nos saints à l'aide des documents dont je viens d'indiquer la valeur res- pective, je n'ai pas le droit de passer sous silence une
(1) Les Chrelieas dans l'empire romain, p. 22i.
(2) Essai sur les rapports de l'Église chrétienne avec l'Etat ro- main, \). 149.
LV PKHSÉCLTIOS ES AFRIQLK. ÎK)
(jMt'stioii <[ii<' siii;-e-èi'»' le plus iiiijMutaut dt's (U'ux, la ::iuiuK' Passiou. Certaines expressions du prologue et (lu court épilogue qu'y a joiuts l'auteur du récit fiual, compilateur (comme riuditpie l'unité de style) de tout le document, ont une saveur montaniste très pronon- cée : l'autorité du document entier, ou, ce qui serait plus grave encore, l'orthodoxie des martyrs eux-mêmes eu doit-elle être entachée ou amoindrie? On me per- mettra d'emprunter, pour répondre à cette question souvent abritée (1), une page intéressante oùM*'"Freppel la discute avec une compétence à laquelle ma plume laïque ne saurait prétendre.
- Je ne doute pas, écrit l'éloquent évéque. que le conq)ilateur ait appartenu à l'école de Tertullien. La conformité de son st\le avec celui de Tapologiste de Carthage est telle, qu'on pourrait être tenté d'attri- huer à ce dernier la rédaction des Actes, si le silence complet de ranti(|uité permettait de rien affirmera cet égard. Ce qui me parait certain, c'est que l'auteur de la préface était affilié à la secte de Montan. Comment ne pas tirer cette conclusion lorsqu'on y lit des phrases telles que celles-ci : « L'effusion de l'Esprit Saint devait être plus a])ondante dans les derniers temps (c'est-à- dire au troisième siècle) qu'aux époques précédentes. — Nous reconnaissons et honorons les nouvelles pro- phéties et les nouvelles visions, suivant la promesse divine qui en a été faite (2). » C'est exactement le lan-
(1) Par exemple par M. Aube, les Chrétiens dans l empire romain, p. 219.513-515. 1^2} Ruiiiart. p. 85.
100 L.V PERSÉCUTION DE SEPTi.ME SÉVÈRE.
uage que tenaient les montanistes pour accréditer la mission de leurs prophètes comme organes du Para- clet ; et s'il est possible d'y trouver, absolument par- lant, un sens orthodoxe (1), on ne saurait méconnaître l'intention que révèlent ces paroles, lorsqu'on a égard aux circonstances particulières qui les ont provoquées. Aucun catholique ne se serait exprimé de la sorte, dans un moment où il s'agissait précisément de com- battre les nouvelles prophéties alléguées par Montan et ses disciples. 11 me semble donc difficile de se mé- prendre sur la couleur montaniste répandue dans la préface des Actes de sainte Perpétue. L'auteur aura voulu tirer parti des visions dont cette héroïque jeune femme avait été favorisée, pour y chercher un argu- ment a pari en faveur du caractère prophétique de Montan. C'est dans ce but qu'il accole à ce drame pa- théti(]ue un exorde et une péroraison qui trahissent son dessein. Faut-il en conclure, comme l'a fait Bas- nag-e, que sainte Perpétue et sainte Félicité elles- mêmes appartenaient à la secte qui séduisit Tertullien par son apparente austérité? Pas le moins du monde. S'il en eût été ainsi , le compilateur montaniste n'eût pas manqué de s'en prévaloir; et, dans le pompeux éloge qu'il fait de Perpétue, Tertullien n'aurait point passé sous silence un détail si favorable à sa cause (2).
(1) C'est l'oiiinioii de Ruinart, p. 83, 84.
(2) Tcrlullieii, JJe anima, 55. Quand Tertullien veut parler de femmes montanistes, il a soin de dire : « Soror apud nos, soror nostra; » De relandis Virfjinibus, 17; De anima, 14. Ce n'est pas ainsi qu il s'ex- prime sur le compte de .sainte Perpétue. Les montanistes, ne se croyant
LA PERSÉCUTION EN AFRIQUE. 101
n.iillcui's, (lut'l nioycii de s'arn^^tcr à iiiif paroillo iiypoUlt'SC, l()l"S(|ii'oll pense (pie le nom de ces deux saintes a pris place dès la })liis haute aiiti(piité dans le canon de la messe; que leur mémoire est célébrée dans les plus anciens martyrologes; (pie la principale éclise de Carthaue était placée sous leur invocation; (pion lisait la relation de leur martyre dans lassem- l)lée des fidèles au temps de saint Augustin, et (pu' ce grand docteur a composé trois discoui's pour louer leurs vertus? Certes, l'Église se serait bien gardée de leur décerner de tels bonneurs, si le moindre soupçon d'hérésie avait pu les atteindre (1). » J'ajouterai que si la commémoration de sainte Perpétue et de ses compa- gnons manque dans l'anticpu^ calendrier carthaginois, rédigé au cintjuième ou au sixième siècle (2), c'est parce que toute la première partie de ce catalogue des anniversaires de martyrs célébrés à Cartbage est per- due : il ne commence qu'au 19 avril. En revanclie, le célèbre catalogue des fêtes de l'Église romaine, écrit au commencement du (piatrième siècle (3), marque au 7 mars la commémoration de sainte Perpétue et de sainte Félicité, qui partag-ent avec saint Cyprien, seul entre tous les martyrs d'Afrique, l'iionneur de voir
|ioiiil séparés (les callioliiiucs. (|u ils se conlentaicnl d a|)|M'ltr p.v//cA/- qiirs, lioiioraient avec eux les iiiail>rs île l'Éj^iise. ( 'est ce (|iii exjiliijue coiiiiiient un écrivain de celle secle a pu recueillir avec respect les Aclcs de sainle l'er|)étue. pour s'en faiie une arme dans I inlért't de son parti (noie dr M^r Kreppelj.
ili M;'r Freppel, TeituUieii, l. I. p. 347-3iy.
2, Ruinarl. p. «9.3.
^3 Ruinarl, p. (ii»2.
102 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
leur anniversaire célébré par l'Église mère et mai- tresse.
Si l'on en croit une indication donnée par les Actes abrégés, le proconsul Minutius Timinianus vivait en- core quand furent arrêtés, probablement à Tubur- bium, près de Cartilage (1) , deux esclaves, Revocatus et Félicité (2), deux jeunes gens, SaturninusetSecundulus, et une jeune femme mariée, de bonne famille (3), Vibia Perpétua. Tous étaient catéchumènes. Us suivaient les leçons d'un chrétien nommé Saturus, cjui était absent lorsqu'on les fit prisonniers. Celui-ci se livra lui- même, non par bravade, mais pour ne pas séparer son sort de ceux dont il s'était constitué le catéchiste. Dans l'arrestation de ce groupe de personnes, différen- tes par la condition sociale, qui se préparaient sous la conduite du même maitre à embrasser le christia- nisme, il est difticile de ne point reconnaître l'applica- tion du rescrit de Sévère prohibant sous les peines les plus graves la propagande chrétienne.
Après avoir été arrêtés, les captifs ne furent pas tout de suite mis en prison, mais gardés à vue, probable- ment dans leurs propres maisons : cela s'appelait la custodia libéra ou privata [ï). Ils communiquaient
(1) Ou à Carthage même, selon une antre opinion. Voir Ruinart, Pré- face à la Passion de .sainte Perpétue, g 2 et 3. p. 83, et M. l'abbé Pillet, Histobcdr. aaintc Pcrpctue, 1885, ]>. 03-07.
(2) Revocatus et Félicitas, conserva ejns.
(3) lloneste nala, lii)eraiiter insliluta, niatronaiiter nupla.
(4) M. Rainbaud (le Droit criininrl romain <laii.s les Actes des mar- tyrs, p. 30 |)ense qn'ils furent plutôt {gardés dans les niai.sons des ma- gistrats municipaux de Tubnrbiuui , et cite à l'appui do son opinion
LA PRRSÉCUTION KX AI RIQl K. 103
libronient avec loui-s proches. Alms .ut lirn cnhc Prrpéhie o\ son père, (jui seul de sa famille était païen, une curieuse scène. I.e vieillard essayait de la l'amener au culte des dieux. « Mon père, répondit-elle, vois-tu à terre ce vase? — .le le vois. — l*< ii\-tu lui donner un autre nom (jue celui de vase? — Je ne le puis. — De même, moi, je ne puis me dire autre chose (pie chrétienne. » Cette singulière comparaison avait peut-î'tre été susrgérée à l'esprit de Perpétue par le symholisme en usa ire dans lart chrétien de cette épo- (jue. où le vase était souvent gravé sur les tomheaux comme emblème du chrétien (1). Les catéchumènes mirent à profit la liberté relative qu'on leur laissait : ils reçurent tous le baptême. Au moment où elle était plongée dans l'eau. Perpétue demanda à l'Esprit-Saiut une seule chose : que sa chair pût supporter la souf- france. Nous verrons que cette humble prière, bien différente de Tarrogance montaniste, fut exaucée.
Les persécuteurs devinr<»nt-ils plus sévères après avoir appris le baptême de leurs prisonniers? Cela est possible. Bientôt ceux-ci durent échanger leur demi-li- berté contre l'affreux séjour des prisons de Carthage(i2). O changement fut surtout cruel pour Perpétue : on ne lui pei'uiit pas d'emmener son enfant (]u elle nourris-
deux passades inti-ressanis des Actfs dos SS. Moiitaii. Lucius, etc., 3, et des Actes de S. FélLx, évêi|ue. 3. (I; Jtomc souterraine, p. 3*29-331.
2 Ri'ci|>iriiur in carci'roin. Cette expression, employée encore dans d'autres documents chrétiens, est tout ù fait juridique : cf. Li|»ien . au DIfjestr, XLVllI, VIII, 1.
104 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
sait. Aii\ peines morales et physiques de cette sépara- tion se joignaient la surprise et l'eftroi de se trouver enfermée dans un ténébreux cachot, où la présence de nombreux prisonniers entretenait une épaisse cha- leur, et que le contact de grossiers soldats rendait insupportal)le pour une personne délicate. Heureuse- ment la charité chrétienne vint au secours des captifs. On sait que, chez les Romains, les prisons s'ouvraient facilement aux visiteurs. (( Ce fut la coutume de tous nos prédécesseurs, écrivait un demi-siècle plus tard saint Cyprien, d'envoyer dans les prisons des diacres qui subvenaient aux besoins des martyrs et leur lisaient l'Écriture Sainte (1). » Deux diacres, Tertius et Pompo- nius, s'acquittèrent de cet office auprès de Perpétue et de ses compagnons (2). Ils obtinrent des geôliers, à prix d'argent, qu'on ferait chaque jour sortir les prisonniers du cachot pendant quelques heures. Durant ces moments de répit, Perpétue recevait la visite de sa mère, de son frère : on lui apportait son pauvre enfant, à demi mort de faim. Elle reçut enfin la permission de le garder : alors, dit-elle, je ne souffris plus, toutes mes peines et mes inquiétudes se dissipèrent, et le cachot devint pour moi comme une maison de plai- sance (3), que je préférais à tout autre séjour.
Dans une de ces visites , son frère lui dit : « Madame
(1) s. Cyprien, Ep. 15.
(2) C'est encore une preuve que ces inailyrs apparlc'uaienl à 1 Église ortiiodoxe.
(3. Pnctoriuin. Voir Histoire des jyerseciidons pcmUint les deux premiers siècles, p. 219, note 2.
LA im:uskcutio>' in m riqle. litr>
ma sœur {domina snror), tu os maintenant élevée à mie grande diunité : demande à Dieu de te faire voirsi Jout ceci se teiniinera par votre mort on votre actjnilte- ment. )) Perpétue pria, et Dieu lui accorda deiiv ^isi(^ns célèbres, qu'elle raconta le lendemain à son frère ; visions dont s'autorisent certains criti(jU(»s pour faire de l*er- pétue une adepte du montanisme, ouliliant (pie d'autres martyrs absolument étrangers à la secte, entre autres saint r.yprien (1), en eurent de semblal)l<'s à l'appro- che de la confession et du martyre. Perpétuer s<' vit d'abord montant à une échelle d'or, très haute et très étroite, dont le sommet s'appuyait au ciel : de cha(pic côté de l'échelle étaient dressés des glaives, des instruments de supplice, et au pied se tenait cou- ché un énorme dragon. Saturus monta le premier; arrivé au haut, il se tourna vers Perpétue, et lui dit : « Je te soutiens, mais prends garde que le dragon ne te morde. — Il ne me nuira pas, au nom de Jésus- (Ihrist, » répondit-elle, et elle écrasa du pied la tète du monstre. Parvenue au sommet, elle découvrit un immense jardin. Au centre se tenait un homme à cheveux blancs, de haute taille, vêtu en pasteur, et tirant du lait de ses brebis; autour de lui, plusieurs milliei's de personnes couvertes de robes jjlanches. Le pasteur leva la tète, reg^arda Perpétue : « Tu es bien arrivée, mou enfant (2), » dit-il. F/appel;iut .dors, il
(Ij S. Cyprit'ii. A'/j. 9: Poiilius, VUn S. Cijpriani, 12. 13; Passio SS. Jacobi, Maiinni, et aliorum pluriniontm marlyrum in Numidia, G, 7; Passio SS. Montani. LncU, et aliorum, 9.
(1) ÏÉxvov. Le latin africain est fréqufnuncnt imMé iriirllénisines.
106 LA TERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE,
lui préseuta un morceau de lait caillé : elle le reçut les mains jointes, et le mangea pendant que tous les as- sistants répondaient : Amen. Elle s'éveilla ayant encore dans la bouche quelque chose de doux. — Je n'ai pas besoin de montrer la conformité de cette vision avec les symboles du premier art chrétien : le jardin du paradis, le bon Pasteur, le vase rempli de lait, et de rappeler le sens eucharistique donné à ce dernier em- blème par la plupart des commentateurs (1).
Bientôt le bruit se répandit que les martyrs allaient être juiiés. Le père de Perpétue accourut de Tubur- bium, accablé de douleur, et, pénétrant dans la prison, il essaya de nouveau de persuader la jeune femme. « Ma fille, lui dit-il, aie pitié de mes cheveux blancs, aie pitié de ton père, si je suis encore digne d'être appelé de ce nom. Souviens-toi que mes mains t'ont élevée, que grâce à mes soins tu es parvenue à cette fleur de la jeunesse, que je t'ai préférée à tous
Il n'est niéiiic point impossible ([ue tout ou partie de la Passion de sainte Perpétue ait été éciit en i^rec. On i)ourrait admettre que la partie qui est donnée comme l'œuvre de Perpétue et de Saturas fut, en effet, rédigée par ces saints en langue grecque, que l'on parlait cou- ramment dans l'Église de Carthagc; le texte latin que nous possédons ne serait, jiources morceaux, qu'une traduction du compilateur mon- taniste. Cette hypothèse expli(iuerait l'unité de style répandue dans tout l'ouvrage, tout en laissant subsister la distinction originale des fragments qui le constituent.
(1) Voir Home souterraine, p. 289, 325-329. 3.'j3. — « Les visions dé- crites |)ar la célèbre martyre afiicaine Perpétue, document jirécieux du langage apostolique des premiers siècles, ont toujours élé citées par les archéologues pour éclairer les monuments tigurés, particuliè- rement ceux des cimetières de Rome. » liulleltino di archcologiu cris- tiuiui, 1880. p. G7.
r. V tm:rskcution en Afrique. 107
t«'S IVères : ne lais pas dv moi un ohjrt ik* houto parmi U's hommes. Soui;v <à tes frères, à ta mère, à ta tante, soniii' à ton lils, (pii sans toi ne pourra vi\ re. .Vhan- (liumc ta résolution, cpii nous perdrait tous. Personne (le nousn'osera plus élever la voix, si tues condanmée à (ju(>l(|ue supplice. » Ainsi, dit Perpétue, ainsi parlait mon p«'re. dans son affection pour moi : il se jetait à mes pieds, versait des larmes, m'appelait non ma fîUe, mais ma dame. Kt moi j'avais pitié des cheveux hlancs de mon père, le seul de toute ma l'amilhî (pu ne dût pas se réjouir de mes douleurs. Je le rassurai eu lui disant : « Il arrivera sur l'estrade du tribunal (1) ce (pie Dieu Noudra. (-ar nous savons t|ue nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes, mais à Dieu. » Le père se retira désolé.
Le bruit qui avait couru était vrai : les martyrs allaient passer en jugement. Un jour, on vint pendant leur repas les l'aire lever pour les conduire au forum. Les cincj chrétiens furent amenés devant le tribunal, où siégeait, connue gouverneur intérimaire, le pro- curateur Hilariauus : le proconsid d'Mricpie, Miuutius Timinianus, était mort depuis leur arrestation. Le procurateur interrogea successivement les accusés. Perpétue, dans la relation autobiographi(jue, résume très brièvement cet interrogatoire. J'emprunterai aux Actes abrégés l'interrog-atoire [)lus (lév(.'loppé, tout
(1) Catasta. Voir Uisloirc des j)ersvcii(ions pendant les dvuj: pre- miers siècles, p. 347, note 1.
108 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
en me portant beaucoup moins fermement (pie lui garant de son autlienticité :
Le procurateur Hilarianus (1). — <( Sacrifiez aux dieux, comme l'ont ordonné les immortels empereurs.
Saturus. — Mieux vaut sacrifier à Dieu qu'aux idoles.
Hilarianus. — Réponds-tu en ton nom, ou au nom de tous?
Saturus. — Au nom de tous, car nous n'avons qu'une même volonté.
Hilarianus, s'adressant à Salurninus, Revocatm, Félicité et Perpétue. — Et vous, que dites- vous?
Tous. — C'est vrai, nous n'avons qu'une même vo- lonté. »
Le magistrat ordonne alors d'éloigner les femmes ; puis s'adressant à Saturus :
« Jeune homme, sacrifie; ne te crois pas meilleur que nos princes.
Saturus. — Je me crois leur supérieur aux yeux du vrai prince du siècle présent et futur, si j'ai mérité de lutter et de souffrir pour lui.
Hilarianus. — Change d'avis, et sacrifie, jeune homme.
Satlrus. — Je ne le ferai pas.
Hilarianls, s'adressant à Salurninus. — Sacrifie, jeune homme, si tu veux vivre.
(1) Les Aclcs abrégés disent à tort « le proconsul Miiuilius Tiniinia- nus. »
I.V l'ERSKl'LTlON K.\ AIHIQLK. 10!>
Sahiimm S. — ic suis clirt'ficii : cela uo m est pas permis.
llii.viUAMS. à Revocalua. — A[)p;ir<iiiiiu'ut. toi aussi, tu [)a lieras île nii^uu'.
Hkvocatus. — Oui, pour lauiour tle Dieu, je suis tout à fait dans les mêmes sentiments.
llii.AiMAMS. — Sacrifiez, pour (pic jr ne vous fasse pas mourir.
Hevocatis. — .Nous prions Dieu de mériter cette iri'Ace. »
Le procurateur ordonne d'emmener ces accusés, et de faire venir les deux femmes. S'adressant à Félicité :
f< Comment t'appelles-tu?
FÉLiciTK. — Félicité.
HiLARiA.MS. — As-tu un mari?
Félicité. — .lai un mari, mais aujourd'hui je le méprise.
HiLAïUAMS. — Où est-il?
FÉLICITÉ. — Il n'est pas ici (1).
HiLARL\MS. — De quelle condition est-il?
Félicité. — Homme du peuple {'2).
\ Un niaïuiscrit dt\s .\ctps abréfiés. celui «[uc cilo Tillt^iiiont, lunel la «[ueslion et la réponse qui précédent, de inanitri- à ainciier ce mau- vais jeu de mois : « Ubi est Félicitas? — Nim est liic, « répond la mar- tyre. « le bonheur n'est pas ici... u Voir Tillemonl. t. III. art. vu sur .sainte Perpétue et sainte Félicité.
(2! M. Rambaud fait remarquer que la question : « .\s-tu un mari? ■• et plus encore cette autre: « De (|uelle condition est-il.' <> ne se com- prend pas, adressée à une esclave Je Droit criminel romain dans h- Ailes des niarlyrs, p. 12\ Il est vrai que les Actes abréj^és ne mention- nent pas la condition de Félicité.
110 LA POSliCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
HiLARiAM'S. — As-tu des parents?
FÉLICITÉ. — Non, mais Revocatus est mon frère. Et quels parents pourrais-je avoir meilleurs que ceux- ci ?
HiLARL\>T's. — Me pitié de toi-même, jeune femme, et sacrifie, afin de vivre; car je vois que tu portes un enfant dans ton sein.
Félicité. — Je suis chrétienne, et il m'est com- mandé de mépriser tout cela pour Dieu.
HiLARiANUs. — Prends souci de toi-même, car tu m'inspires de la compassion.
Félicité. — Fais ce que tu voudras, tu ne pourras me persuader.
IIiLAKiAMS. — Et toi, Perpétue, que dis-tu ? veux- tu sacrifier?
Perpétue. — Comme mon nom l'indique, je ne chance pas (1).
HiLAHiAM's. — As-tu des parents?
Perpétue. — Oui. »
Ici se place, dans les Actes abrégés, le récit de la scène qu'amena devant le tribunal l'intervention des parents de Perpétue. J'écarte cette scène comme in- vraisemblable pour plusieurs raisons. L'une, c'est que
(1) Jeu de mots intraduisible, mais tout à fait dans le goût africain : Sum et nominis mei sequor auctoritatem , ut sim Perpétua. Saint Augustin lajjgravc encore dans son sermon 282 : « II convenait, dit-il, que Perpi'luc fût jointe à Félicité, afin que l'alliance de ces deux mots ra|i|(rliit toujours ([ue la félicité ne saurait être véritable, à moins d'être perpétuelle. »
LA PEUSKCLTION KN AlRIQLi:. 111
le ré(lact(Mir de ees Acit's nu't dans la bomlii' du \H'vr, parlant devant !•' Irihunal . Ifs nu»ts inrnirs (jur la ndation aiitol)io!:raphi([u<' lui pièlc dans la scène de la [)rison : (»i', «juand les ilen\ documents sont en contradiction, c'est évideninient à hi relation orii;i- nale qu'il faut donner la préférence. L'autre, c'est que les Actes abrégés font intervenir la mère et les frères de Perpétue, qui étaient chrétiens, et son mari, dont nulle part elle ne parle dans le récit fait par elle-même, et qu'elle eût certainement nommé si vraiment il avait joué un rôle (1). Dans le récit autobiographique, elle cite son père seul en cet endroit, ce qui est beau- coup plus vraisemblable. Je traduis le passage, un des plus beaux de cet inappréciable document :
(( Quand mon tour d'être interrogée fut venu, mon père apparut tout à coup, portant mon fils; il me tira de ma place, et me dit avec supplication : « Aie pitié de l'enfant. » Et le procurateur llilarianus, qui avait reçu le droit de glaive à la place du défunt proconsul MinutiusTiminianus : «Aie pitié, me dit-il, descheveux « blancs de ton père, aie pitié de l'enfance de tonfds. (( Sacrilie pour le salut des empereurs. » Et je ré- pondis : « Je ne sacrifie pas. » Hilarianus demanda : « Tu es chrétienne? » Je répondis : « Je suis chré- tienne. » Et comme mon père se tenait toujours là
(1 Pourquoi, ilaiis la Passion o^i^iIlaIL^ ii'est-il jamais question de ce mari? Peul-étre clait-il mort; i»eut-étrc, clirélicn. s'élailil catht' ; |»eut- iHn- avait-il altandonné sa feiiiiiif |«ar haine de la relif;it»n |)our la<iuelle on la poursuivait. Quanta rii\|iolli<'si'di' M. Doulcft.qui fait de Saturus '^t'ssui, i>. 14(1 le mari de Perpétue, elle est absolument gratuite.
iVÎ LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
pour me faire tomber, Hilarianus commanda de le chasser, et il fut frappé d'un coup de verge. Je ressentis le coup comme si j'eusse été frappée moi-môme, tant je compatissais à la malheureuse vieillesse démon père. Alors le juge prononça la sentence par la(|uelle nous étions tous condamnés aux bètes, et nous descendîmes joyeux dans la prison. Comme mon enfant était ac- coutumé à recevoir de moi le sein et à demeurer avec moi dans la prison, j'envoyai aussitt)t le diacre Pom- ponius pour le demander à mon père, mais mon père ne voulut point le donner. Il plut à Dieu que l'enfant ne demandât plus le sein, et que je ne fusse pas in- commodée de mon lait, de sorte que je restai sans inquiétude et sans souffrance (1) . »
Ramenée avec ses compagnons dans la prison après le prononcé de la sentence, Perpétue fut favorisée d'une nouvelle vision. Laissons-la en faire elle-même le récit :
« Après peu de jours, dit-elle, pendant que nous étions tous en prière, tout à coup je parlai malgré moi, et nommai Dinocrate. Je fus stupéfaite de n'avoir pas encore pensé à lui, et affligée en me rappelant son malheur. Et je reconnus que j'étais maintenant digne d'intercéder pour lui. Je commençai donc cà faire pour lui beaucoup de prières, et à pousser des gémisse- ments vers le Seigneur. Pendant la nuit, j'eus une vision : je vis Dinocrate sortant d'un lieu ténébreux, où se tenaient beaucoup d'autres personnes ; son vi- sage était triste, pâle, défiguré par la plaie qu'il avait
(1) Ruinait, p. 88.
LA PKRSECUTION KN AFRIQUE. 113
loi-squ'il inouiiit. Diuoci'ate avait été mon frère selon la chair, inoit ;\ sept ans d'un cancer à la face, et (l'une manière qui avait fait horreur à tous. Entre lui et moi je voyais un i:ran(l intervalle, que ni l'un ni l'autre nous ne pouvions franchir. Dans le lieu où se trouvait Dinocrate il y avait une piscine pleine d'eau, dont la margelle était trop haute pour la taille d'un enfant. Dinocrate se dressait comme pour y boire, et je m'aftiigeais en voyant cette piscine pleine d'eau, et cette marsrelle trop haute pour qu'il y pût atteindre. Je m'éveillai, et je compris que mon frère souffrait... » On transféra bientôt les martyrs dans une nouvelle pri- son, située probablement sous l'amphithéAtre. La sen- tence du procurateur les condamnait à combattre au\ jeux qui devaient être célébrés pour l'anniversaire du fils de Sévère, le césar Géta, et le moment était venu de les rapprocher du lieu de leur supplice. Là , on les tr;dta cruellement, comme des gens destinés à bientôt mourir. On les mit aux ceps. Pendant qu'elle gisait, immobile, dans cette gêne, priant toujours pour Dino- crate, Perpétue le vit de nouveau. La lumière avait succédé aux ténèbres; l'enfant était bien vêtu, bien soigné, joyeux ; la plaie de son visage semblait cica- trisée; la margcUo de la piscine s'était abaissée, et Dinocrate y puisait librement; il buvait également dans un vase posé sur le bord, et dont l'eau ne dimi- nuait pas. Désaltéré enfin, il .se mit à jouer, à la ma- nière des enfants. Perpétue s'éveilla tout heureuse (1).
1, Ruinart. p. 89, 90. II.
114 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
Si extraordinaire que paraisse cette visiou, elle est eu complet accord avec les pratiques et l'enseignement de la primitive Église. On y croyait à l'efficacité de la prière pour les morts. « Puisse Dieu rafraîchir ton esprit, » spiRiTVM tvv3I devs refrigeret : ces mots, ou leur équivalent, se lisent sur un grand nombre de marbres funéraires des trois premiers siècles (1). L'É- glise mettait sur les lèvres de ses prêtres de semblables demandes. L'antique liturgie gallicane contient, au Commun d'un Martyr, cette oraison : <( Seigneur, par l'intercession do vos saints martyrs, accordez à nos bien-aimés, qui dorment dans le Christ, le rafraîchis- sement [rcfrigerium] dans la région des vivants; » et, dans la messe des saints Corneille etCyprien : « Que la prière des bienheureux martyrs Corneille et Cyprien nous appuie près de vous, Seigneur, afin que vous ac- cordiez le rafraîchissement éternel [refrigeria seterna) à nos bien-aimés qui dorment dans le Christ (2). » Mone a découvert une messe qui certainement remonte à l'époque des persécutions, car on y lit ces mots : « Seigneur, accordez-nous de vous adorer aux jours de la tranquillité et de ne ][)as vous renier aux jours de l'épreuve. » Cette messe contient la collecte sui- ^ aute : « Que les âmes des fidèles qui jouissent de la paix nous secourent ; que celles qui ont encore besoin
1} Nortlicole, LpUapJis dfthe Catacombs, Londres, 1878, p. 80-85; Edinoiul Le Blanl, Réponse à une lettre du iZ janvier 168u, dans le Correspondant, 1858, tirage à part, p. 12 cl s«[.
(2) Mabillon, Liluroia Gallkaaa vêtus, p. 278, 289; cf. p. 218, 224, 226, 253, 270, 272.
LA l'KRSKClTION EN AKRIQIK. 115
(1 rfiT consoU'cs soitMit .ihsoiitcs iirAcc aux piirrcs de IKiilisc ( l). » L";\iii(' (lu jeune l'ivre de Perpétue « avait encore Itesoin d'ùfre consolée; » elle e\piail , dit saint \ui,-iistiu, des péchés commis après le. baptême, peut- être ([uelcjue acte didolAtrie autjuel le père, encore païen, avait entraîné son entant [-l). (iràce ;iiix prières de sa sœur, il obtient le refrigerium, c'est-à-dire le paradis, la participation au céleste bamjuet (3), que demandent tant d'invocatit)ns travées sur les marbres des catacombes, et (pie sollicitent les solennelles prières liturui(pies. Video Dinocratem... rcfrigeranlem, dit le récit de Perpétue.
Cependant le moment du dernier combat appro- chait, et peu de jours séparaient les martyrs de la fête de César. Les chrétiens les visitaient en foule, grâce à la généreuse complicité d'un soldat de Vof/icium pro- cousiilaire, préposé à la garde de la prison. Le pauvre père de Perpétue venait aussi, espérant encore la séduire; il s'arrachait les cheveux, se jetait à terre, <( prononçait des paroles à émouvoir toute créa- ture (i), » et se retirait en proie au désespoir. « Que de compassion m'inspirait sa triste vieillesse I » s'écrie Perpétue (5). Cependant, soutenue par sa foi, elle
(t) Mono, Lateinische undgriechische Mcssen, p. 22.
(2) S. Augustin, De origine animx , I, 10; III, 9. Cf. Ruinait. i>.0o, note «.
(3) De Rossi, BuVotliuo di archeolofjia cristiana, 1882. j). 1?.G.
(i I)i(("re tanta v(>rl)a, quic movcrenl iinivorsaiii cieaturaiii. Rui- nait, p. 90. (5) Ego (lolebaiu pro int'olici scnccta ojus. Ibid.
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triomphait des larmes de son père, comme elle avait triomplié déjà des sourires de son enfant. Un écrivain moderne s'en est indigné. « Historien des faits hu- mains, dit-il, je dois, dans la sainte, voir aussi la femme qui brave pulîliquement les lois de son pays, et mon- trer la mère abandonnant l'enfant qu'elle nourrissait de son lait, la fille exposant son vieux père à tous les affronts... Il faut ])ien le dire, cette jeune femme, qui allait à la mort en marchant sur le cœur de tous les siens, est un héros d'une nature particulière. Elle mourait pour elle-même, afin de vivre éternellement; les vrais héros meurent pour les autres (1)... » Ou ces paroles ne veulent rien dire, ou elles signifient que, placé entre le devoir de confesser sa foi et la crainte de contrister ceux qu'il aime, « le vrai héros » doit repousser le devoir, pour écouter la voix des affections humaines. C'est la mort de tout héroïsme, de tout dé- vouement à une idée ou à une cause , la justification de tous les reniements et de toutes les lâchetés.
L'âme de Perpétue et de ses compagnons était montée à un ton plus haut. Leurs pensées volaient vers ce dernier combat, où ils allaient avoir be- soin de tout leur courage. La nuit, des songes hé- roïques visitaient leur sommeil. Perpétue se voyait changée en homme, ointe d'huile comme un athlète, et luttant dans l'amphithéâtre , sous les regards du laniste, contre un Égyptien- d'un aspect horrible : elle
(1} Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 220, 227.
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iciiipoftait la viffoiiT, recevait du laiiiste (1) un ra- meau d'or (-2), et sortait par la porte des vivants (3). Saturus. lui, se voyait, api-ès le triomphe, reçu avec ses compagruous dans un jardin lumineux, plein de tleui-s et (le grands rosiers {pi^inc douce brise etleuil- lait sans cesse : des anqes les amenaient prt^'s du Sau- veur, qui leur donnait le baiser de paiv. Puis, sa pensée se reportant \<ts les dissensions (] ni alUijueaient h\ovs l'Ég-lise de Carthage, il vit l'évèque Optât et le prùtre Aspasiusse jeter au\ pieds des martyrs et leur demander d'apaiser la (juerelle élevée entre eux. Les anges intervenaient alors assez rudement, et ren- voyaient l'évèque corriger son peuple, dont la turbu- lence était souvent scandaleuse, et qui sortait de l'é- glise aussi agité (pie les païens sortaient du cirque. l*endant que la porte du paradis semblait se refermer sur l'évèque et le prêtre (pii n'avaient pas fait la paix, les martyrs y goûtaient une joie divine, « et se nour- rissaient d'une odeur inénarrable. » Saturus se réveilla de ce rêve, tout joyeux.
J ai déjà fait ressortir la conformité des visions ou des songes racontés dans la Passion de Perpétue avec
(1) Sur le laniste, voir Suétone, Julius Cxsar, 26; Cicero, Pro Itoscio Amerino. iO; Juvénal, VI. 216 ; XI. 8.
(2) Cf. SuiHone, Califjuln, 32; Cicéron, Pro Itoscio Amoiino, 6 : plurimaruiii palinaruni jilaiiiator.
(3) Per poilaui Sanavivariam. Ruinail, y. 91. La porto par où riaient emportés les t;ladialcurs morts ou mourants sap|)elail \à porta lAbiti- nensis. La porte [)ar où sortaient les victorieux n'avait point de nom particulier, mais le peuple lui donnait l'appellation que rappelle sainte Perpétue. Cf. Mar<|iiardt, lldmischc. stautsverwaltung, t. III, p. 5il, note 4.
118 LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
les symboles adoptés par l'art chrétien des premiers siècles, Saturus voit le paradis comme un jardin planté de grands rosiers; dans les fresques des catacombes, et même sur leurs pierres sépulcrales, des feiiillag-es, des arbres, et surtout des roses, sont souvent représen- tés (1) : une peinture de la catacombe de saint Soter montre cinq chrétiens reçus dans le paradis , c'est-à- dire dans un lieu plein de rameaux verts, de fontaines jaillissantes, de beaux oiseaux, de fruits et de fleurs : le pinceau de l'artiste y a semé partout des roses (2). La vision plus singulière de Perpétue changée en athlète et luttant dans l'amphithéâtre a laissé elle- même une trace dans l'art chrétien. M. de Rossi repro- duit un seau de plomb trouvé en 1867, près de Tunis, c'est-à-dire dans le pays même de sainte Perpétue. Sur les flancs de ce vase sont moulées en relief des figures qui semblent faire allusion à ces récits : une fenmie en prière, une Victoire, un gladiateur te- nant à la main une couronne, le bon l*astcur, des palmiers chargés de fruits. « Le gladiateur victorieux placé à la droite du bon Pasteur dans le paradis, c'est, dit M. de Rossi, la personnification de l'âme chré- tienne, qui, après le combat et la victoire, a obtenu rimmorlelle couronne. 3Iais on peut être surpris de voir un saint représenté dans le ciel, à la droite du Christ , d'une manière si étrangère aux formes hiéra- tiques et si peu convenable. Est-ce une licence, une
(1) Mailigny, Dict. des ont. cinét., art. Paradis, p. 57i 57G. i'2) De Rossi, Borna solterranea, t. lil, pi. i-ii.
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à
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aiulnc»' (le l'artislc. <[iii pour drcorer le seau on tnai'(jiia la supeilieir (rcniprciutcs (Irinaiulées à dos types sacrés et profanes; ou fut-il i^uidé dans cotte composition par quel(|iu' raison particulière, peut-être mémo par l'imitation (rexemplcs faisant autoi'ité? La patrie du monument me suiinï're la raison spéciale de ce rapprochement du gladiateur et du bon l*as- tcur. IN-rpétuc. martyre très célèbre, ornement de l'Église d'Afri(|ue, écrivit de ses mains les visions ([u'elle eut dans sa prison, annonçant par des images allégori({ues son prochain martyre et la récompense (|ui l'attendait. Il lui sembla être changée en athlète, et combattre dans l'amphithéAtre avec un Éthiopien diffoi-me, (|ui fut par elle tc'rrassé et foulé aux pieds ; l'agonothète lui donna la récompense promise. Dans une autre extase Perpétue fut accueillie par le divin Pasteur dans le jardin céleste. La fusion de ces visions allégoriques a fait imaginer le groupe du gladiateur avec le bon Pasteur près de l'arbre de vie. Il est vrai (jue la martyre se vit changée en athlète, et non en gladiateur; mais cela n'altère point essentiellement l'image métaphori(jue ; et peut-être la décence fit-elle adopter celle du izladiateur, pour n'avoir pas à re- présenter la nudité de l'athlète. Perpétue elle-même, bien que décrivant un combat pancrasticpie , non un combat de iiladiateurs, dit (jue le prix lui fut remis par It'laniste, c'est-à-dir<' pai- le maître drs i:ladiateurs(l). »
(1) BnUettino di archeoloyia cri.sliana, 1SC7, p. 83, cl itlanclio tirée hors texte.
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Avec le récit de la vision de Saturus se termine la jiartie de la l*assiou qui a la forme de mémoires per- sonnels : le reste est l'œuvre d'un simple témoin.
Pendant que Perpétue et Saturus étaient visités par de grandioses ou gracieuses images, Secundulus mou- rait en prison, et leur hund)le compagne Félicité traver- sait une pénible épreuve. Elle était grosse de huit mois. A mesure que le jour du supplice approchait, la jeune esclave se désolait à la pensée que ses amis souffri- raient sans elle : car la loi défendait l'exécution d'une femme enceinte (1), Les autres martyrs s'affligeaient de la laisser en arrière. Trois jours avant la date fixée pour le combat, tous se mirent en prière. Aussitôt après, les douleurs la prirent. Comme elle poussait des gémissements, un des geôliers lui dit : <( Si tu ne peux en ce moment supporter la souffrance, que sera- ce en face des bètes, contemptrice des dieux? — Au- jourd'hui, répondit la martyre, je souffre mes dou- leurs ; mais alors il y en aura un autre en moi ({ui souffrira pour moi, parce que moi aussi je souffrirai pour lui. » Félicité mit au monde une fdle : une sœur, c'est-à-dire une chrétienne, l'adopta.
Un des caractères de ces martyrs, c'est une bonne humeur intrépide.