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I
Le Monde
Aioderne
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Le Monde
Moderne
TOME XVIII
PARIS
Félix JUVKN, Kihtkur
122, rue Réaumur, 122
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University of Ottawa
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PATAFLOU ! CE FUI UN TREMBLEMENT TERRIBLE
EN-TUE-SEPT-D UN-COUP
I
A l'époque — je vous parle de quel- que six cents ans en arrière — la ville, où se passa le conte extraordinaire- nient \-éridique que je vais \ ous conter, avait un quartier qu'on appelait La Val- fera.
On sait que la science est essentiel- lement positive, et quelle a sur les arts et les lettres l'inappréciable avantage de la certitude. Vous ne serez donc pas étonnés si les quatre ou cinq cents érudits qui, depuis quatre ou cinq siè- cles ont entrepris de fouiller les ori- gines et les antiquités de la ville, n'ont pas encore réussi à se mettre d'accord sur la signification exacte de ces deux mots : La Val-fcra.
Les uns, de fait, le traduisent par la vallée ou leva/ sauvage^ et ils en dédui- sent qn autre temps ce quartier, situé entre deux collines, était absolument ou presque inhabité a cause de l'épais- seur du bois dont il était cou\ert.
Les autres concèdent qu'il est bien question d'une vallée, mais que l'épi- thète de fera lui vient de nombreuses bêtes fau\ es et même féroces [fcras^ en effet, en languedocien) qui y pullu- laient. Enfin, d'autres savantasses in- trigués d'un si passionnant problème, sont arrivés du Nord, de l'Ouest et de l'bvSt pour l'étudier sur place. Dédai- gneux comme il con\ient, de toute étymologie paioise^ qui fournissait des explications vraiment trop faciles , tel de ces grands érudits — mais celui-là
EN-TUE-SEPT-D 'UN-COUP
était venu de Paris tout exprès! — rejoignant ces deux mots Val-fèra avec l'article la et, par une intuition vrai- ment géniale, introduisant une apos- trophe entre 17 et l'a obtint laval- fèra .
La solution était trouvée.
Il fallait être ignorant comme des provinciaux pour ne l'avoir pas deviné plus tôt. Laval-fèra était pour I'cTO^/c- fer; par la déplorable prononciation des indigènes l'e final de avale était tombé pour se reporter illégalement à la fin du mot fer et s'y était transmué en a, que d'ailleurs les indigènes pro- noncent à la façon espagnole ou ita- lienne — 6 martyre de la langue fran- çaise dans la bouche de ces barbares de langue d'oc !
Conclusion : — Le quartier avait été évidemment dénommé Vavale-fer^ en souvenir d'un charlatan qui y aurait ^écu autrefois et aurait acquis une grande renommée auprès des gens de ces pays — faciles à l'enthousiasme comme à tous les excès ! — en avalant du fei', peut-être même du feu et des étoupes. — Mais la science n'ose pas être encore trop affirmative sur ce der- nier point.
Je vous laisse à choisir entre toutes ces opinions : j'ai la mienne, que je garde pour moi. Aussi bien est-ce sur d'autres points que j'ai dû fixer ma critique — et combien assidue, patiente et, je l'espère, ingénieuse. Car le récit que je vais vous faire nous a été trans- mis par la tradition sous d innombra- bles versions, qui diffèrent selon les localités où on les recueille : or, il n y a pas de bourg ni de village qui n'ait la sienne, qu'il tient pour la seule authen- tique.
Vous jugerez avec quelle pru- dence perspicace j'ai dû me débrouiller entre tant de prétentions, pour arri\er à un texte dont la \éracité défie tous les scepticismes et toutes les cri- tiques !
Sur quoi, je commence .
I
A l'époque — en cette \ ille où se trou- \ ait ce quartier de la Val-fèra, et qui était sans doute Montpellier, mais je n'ose l'affirmer — vivait un cordon- nier que l'on appelait Jean Farinel. C'était un grand drôle, dru et vigou- reux, bellàs même, je garde le mot parce que bellâtre ne le traduirait pas bien. Le moule où il fut coulé, dut être, je vous assure, des plus parfaits pour la forme comme pour la qualité, car par ses dehors, Jean Farinel vous figurait l'image accomplie de l'homme, — et il était de poils noirs, c'est-à-dire de la couleur qui, fussiez-vous blond, est, vous ne pouvez en disconvenir, celle qui convient aux vrais mâles!
Avec cela, au fond, il était le meil- leur enfant de son quartier; quoique taillé pour la dispute et la lutte, on ne le voyait jamais là où l'on se querellait.
11 est vrai qu'on ne lui cherchait guère chicane : réputé pour une quasi- timidité de fillette, on ne se risquait pourtant à Xallisser (taquiner) de peur que l'envie ne le prît de se ser\ir de ses mains qui, étalées, étaient de \ rais battoirs de lessiveuses et qui, resser- rées, semblaient des masses d'armes, hérissées — en guisé de pointes — des jointures de ses phalanges, aussi dures que le fer.
11 ne passait pas pour très cspiiilc; pourtant, sa naïveté n'allait pas sans un brin de malice ; elle était comme un vase d'eau où trempe un brin de sauge ou de mentastre : l'eau n'en est pas modifiée; mais elle en prend un par- fum qui l'égaie.
'J'el se trouvait Jean I''arinel : bon travailleui-, bon camarade, et, si je n'ajoute pas, pour ache\ei- l'épitaphe, bon époux et bon père, c'est qu'il était encore en giâce de célibat.
Par une lourde après-dinée d'août, lourde d'une moite chaleur marine qui poissait tout, Jean l*'arinel. son repas à peine terminé, tomba les coudes et
E.\-T UE- SE PT-D" UN-COUP
le nez- sur sa table, en son échoppe, et s'endormit.
Le proverbe languedocien dit : haïs- sable comme une mouche au mois d'août, et le proxerbe a raison. Agour- mandies encore par les restes du déjeu- ner, ces taquines bestioles voletaient et tournoyaient autour du pauvre dor- meur : empressées, affairées et bour- donnantes, elles faisaient à la fois le bruit d'une eau bouillante qui frémit, et d'une toupie qui ronfle. Et, dans leur vire-voltes croisées, elle s'arrê- taient, soit pour se lisser les ailes, soit pour lui sucer la sueur qui lui perlait des pores, tantôt sur les tempes, tan- tôt sur la nuque, tantôt sur les oreilles, tantôt sur les joues ou les lèvres de Jean Farinel.
Le misérable, quand même, s'obsti- nait à dormir; mais de quel sommeil inquiet, nerveux, convulsif! Par brefs frissonnements, il se secouait tout le corps, comme un chat à qui l'on jette des gouttes d'eau.
Enfin, n'y tenant plus, — mais encore tout enivré de sommeil — il dégagea ses deux bras de dessous sa face, qui y était appuyée; et, au hasard, à gestes rompus, il écartait de sa main mollement agitée l'implacable pullule- ment de l'ennemi qui l'enveloppait.
Mais, baste ! celui-ci n'en devenait que plus rageur et plus agressif si bien que, d'un brusque sursaut, Jean Fa- rinel se redressa, enfin, à demi réveil- lé, et, à travers la somnolence qui lui engourdissait la vue, il se mit à con- templer, — a\ec une fureur qui crois- sait à mesure qu il prenait plus cons- cience de son réveil, — • l'innombrable mouscaille qui se mêlait en tourbillons, s'abattait en nuées, grouillait sur la table, et, tout autour, s'éparpillait au soleil en pétillements vifs et pressés, semblablement aux étincelles d'une bûche embrasée que l'on cognerait à coups de pincettc.
l'3xaspéré, il leva la main; ce mou- vement les fit toutes s'envoler et les
répandit dans la pièce : mais les gran- des colères sont parfois patientes. — Il attendit et resta immobile.
Elles se renhardirent bien vite: — puis, quand un certain nombre de ce importunes se furent rassemblées au- tour de la même miette, il n'hésita plus — il laissa retomber sur la table sa grande luanasse large ouverte, de toute sa pesanteur !
Pataflou !... — Ce fut un tremble- ment terrible. — Jean Farinel n'avait pas calculé sa force. Les verres, les bouteilles, les assiettes bondirent, se choquèrent et tombèrent à terre avec de si violents fracas de brisures que les voisins en furent épouvantés !
La rue où habitait Jean Farinel n'é- tait pas probablement très large.
Aussi, en moins d'une seconde, un tumulte d'hommes, de femmes, d'en- fants se précipita et envahit l'échoppe du cordonnier.
On le trouva assis sur une chaise près de sa table fendue, et riant d'un gros rire d'aise enfantine, devant la paume de sa main droite, qu'il tenait étalée tout près de ses yeux.
— Eh ! qu'y a-t-il, Janet > Tinter- rogea-t-on avec anxiété !
Mais lui, sans s'étonner ni s'émou- voir de l'émotion de ses voisins :
— \'oilà, leur conta-t-il, riant tou- jours. Je dormais, est-ce vrai? Les mouches m'embêtaient. Je me réveille : j'étends la main, je l'aplatis sur la table et j'en tue sept d'un coup... est-ce ■7';-t7î ? Regardez ma main. . . Les cada- vres y sont encore collés... (Comptez!
— Bougre de Nigandàs !
Ce fut le seul éloge qu'il recueillit pour le moment.
Pas moins, depuis ce jour, on ne l'appela plus que : l-^.n-liic-scpt-d'iDi- coup !
III
Puis le temps courut si bien que, si le surnom lui resta, l'histoire des mou- ches fut oubliée de tous, par une sorte
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
AINSI UAIINACHE. JEAN FARINEL ÉPROUVA QUELQUE PEINE A SE METTRE EN MARCHE
DERRIÈRE LE CAPITAINE
d accord tacite et inconscient. Il en avait tué sept d'un coup, c'était certain et attesté : mais sept quoi ? Un gaillard d'une telle vertu de complexion nepou- vait avoir eu affaire qu'avec des enne- mis terribles.
Les uns racontaient donc que ces sept victimes étaient sept rivaux qu'il avait terrassés, lui seul en une seule bataille! Non seulement, on désignait ces rivaux par leurs noms ; mais comme chacun, dans la ville, briguant l'hon- neur d'avoir lutté avec un tel héros, prétendait être un des sept, il se trou\ a bientôt que les sept furent sept cents! I^t le plaisant c'est que tous ces pré- tendants racontaient, chacun, com- ment la « chose » s'était passée, a\cc une si abondante et contradictoire \a- riété de détails, que ce récit tout de même finit par trouver des incrédules.
Il fallut trouver autre chose !
Certains, alors, afiirmèrent savoir d'une façon certaine, qu'il s'agissait de sept brigands, qui avaient assailli Jean Farinel une nuit qu'il traversait, seul, la forêt de la Val-fèra, où les vaillants des vaillants n'osaient se risquer de jour, même en compagnie.
11 a\ait tué les sept brigands d'un seul coup, qu'on expliquait de diverses façons. . D'autres transformaient les sept brigands en autant de loups ou de sangliers qu'il aurait étouffés d'un seul brasse-corps: et, fin finale, toutes ces traditions, au lieu de s'exclure, s'ajoutèrent l'une à l'autre.
Il fut avéré de tous que Jean l''aiinel avait l'héroïque habitude de ne faire cas de ses ennemis, de quelque poil qu'ils fussent, que s'ils étaient au moins sept! — (>'estce qui expliquait qu'on ne l'axait jamais \u se battre a\ ec personne.
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
Et la conclusion fut qu'en ce terrible En-tue-sept-d'un-coup, la \ille possé- dait un héros, auprès duquel ne pou- \ ait se mesurer aucun d'aucune autre ville voisine ou lointaine, ni même nul de ceux-là qui sont les plus célèbres pour leurs hauts faits dans les histoires anciennes ou modernes.
Quant à Jean, il laissa dire d'abord, bonnasse et sans résistance aux récits qu'on lui faisait sur lui-même, et qu'il hésitait encore à se rappeler: puis il finit par si bien se sou\"enir, en effet, de toutes ces prouesses dont on le glorifiait que, lorsqu'on les répétait devant lui, il intervenait modestement pour rectifier ou embellir les détails nouveaux dont on les ornait chaque jour davantage.
Et il devint aussi conxaincu que ses com pat notes, peut-êt replus encore, qu'il était unTerribleparmi les plusTerri blés 1
Mais les réputations les plus mé-
ritées ont des incon\ énienls et il faut payer sa gloire. E n-tuc~sept-d' lin-coup Qn fit lépreuve.
V
En ce temps-là les préfets ni les sous-préfets n'existaient encore : la pa- trie de En-tue-sept-d'un-coup rele\ ait du domaine d'un seigneur qui prenait le titre de baron.
Ee château du baron était bâti sur une colline pierreuse, qu'on appelait à cause de cela le peiroux et qui faisait face à de grands bois de garric qui se rejoignaient à la forêt de la V'al-fèra.
Du haut de la tour, les hommes du baron pouvaient guetter au loin, depuis les montagnes qui barraient l'horizon au Nord, à quelques lieues, jusqu'à la mer qui le finissait au Sud.
Derrière le château, la ^•ille s'allon- geait en ovale, sanglée en une cein-
ALORS, IL SE LAISSA TOMnKK DKUUIKRK UN lOURRÉ DE C II KNES -\ LR FS IC T d'oM V AT R i:.S
EN-TUE-SEPT-DUN-COUP
lure de murailles et dominée toute, comme il convenait, par le donjon sei- gneurial colossal et massif.
Le baron était un grand chasseur de tout gibier, plus grand chasseur que grand batailleur.
Ce jour-là, il se ré^•eilla avec l'idée d'aller chasser dans la forêt de la Val- fèra. A cette nouvelle, un grand émoi se répandit parmi les gens d'armes du château; car, comme vous le savez, la forêt de la Val-fèra avait une mau- vaise réputation, et cette réputation s'était encore empirée depuis quelque temps.
On se racontait avec terreur qu'un animal monstrueux venait de s'établir dans la Val-fèra, d'où il sortait la nuit, pour faire d'effroyables dégâts dans les environs.
Des champs entiers étaient boule- versés comme par une charrue diabo- lique qui les aurait furieusement la- bourés en tous sens. Les épis étaient jonchés par larges trouées, pareilles à celles qu'y auraient faites vingt cava- liers chargeant de front ; et des rangées de vignes étaient abattues, brisées et foulées si tellement que l'on eût dit qu'un tourbillon y eût passé.
Tout le monde avait vu cette bête gigantesque! mais, comme chacun la décrivait à sa façon, il était difficile de s'en faire une idée bien précise.
Les uns la comparaient, pour la grosseur, à un âne plus gros qu'on n'en aurait jamais vu depuis qu'on en voit. La tête était énorme, et, par la ressemblance, évoquait l'image très compliquée d'un taureau qui serait à la fois un cochon.
Comme la ville de Jean Parinel était proche de la mer et avait un com- merce maritime jusqu'en Kgypte cl en Syrie, au plus lointain du monde con- nu, quelques-uns qui avaient voyagé et avaient vu dans ces pays étranges, des choses tout à fait miraculeuses, concluaient que, s'il était si énormé- ment plus gros qu un âne, ce de\ail
être ce qu'on appelle un éléphant ou quelque chose approchant.
Bref, le tremblement était dans le pays et, quand le baron parla d'aller chasser dans la Val-fèra, ce fut une consternation. Après s'être consultés les uns les autres, ses officiers délé- guèrent vers lui son capitaine d'armes pour le mettre au courant de ce qui se passait.
Le baron écouta attentivement; et n'allez pas croire qu'il donna le moindre signe d'effroi : au contraire. Mais il annonça qu'il n'irait pas chas- ser ce jour-là. Alors le capitaine s'en- hardit et lui dit qu'il y aurait peut-être quelqu'un qui pourrait débarrasser la contrée de cette bête mystérieuse, laquelle, à elle seule, causait plus de misère qu'une armée entière faisant le déodten pays ennemi.
Et vous devinez qu'il nomma En-tiic- sept-d'îui-coup !
Renseigné comme le sont tous les princes, le baron n'en avait jamais entendu parler; il s'étonna qu'on eut laissé à son échoppe un sujet d'une force et d'une vaillance si extraordi- naires! Il se fit répéter par le capitaine toutes les prouesses qu'on en racon- tait et, resté pensif un moment, il lui donna ordre d'amener immédiatement au palais Jean En-tue-sept-d'un - coup !
Le capitaine des gardes se dirigea donc en toute hâte au domicile de Jean Farinel. 11 le trouva en train d'enfoncer des taches (clous à souliers) dans le talon d'un brodequin qu'il rapetassait, et le capitaine, qui s'y connaissait, vit bien, à l'entrain dont Jean lançait son marteau, que tout ce qu'on a\ait dit de lui était très véritable.
Alois il lui apprit que le baron l'attendait en son palais.
De la <^onJlée qu'il en eut, Jean faillit crever sur le moment et il fut quelque temps à ratlrapper son souffle. Mais, jugeant qu il devait à sa gloire de ne pas faire l'étonné, il jeta son tablier de
EN-T UP:- SE PT-D' UN-COUP
cuir sur son établi et dit simplement au capitaine :
— Je vous suis !
Ils sortirent. Le long des rues chacun s'arrêtait, et, voyant Jean la tête haute, accompagné du capitaine très respec- tueux, chacun demandait :
— Eh! dis donc, En-tue-sept-d'un- coup! où vas-tu donc ainsir
Et lui répondait sans abaisser ses yeux fichés orgueilleusement au ciel :
— Je vais chez xMgr le baron, qui m'atterxd !
V
Il arriva ainsi au château et fut mené devant le baron qui se prome- nait dans sa salle d'armes.
— C'est toi qu'on appelle En-lue- sept-d'iin- coup? lui demanda le baron.
— Oui, monseigneur ; — En-lue- sept-d' un-coup^ — c'est moi!
— Si ce qu'on dit de toi est vrai, reprit le baron qui connaissait son his- toire sainte, tu es par la force et par le courage, un nouveau Samson !...
— Je suis Jean comme mon patron, répondit modestement le héros, et Fa- rinel comme mon père.
— Eh bien! écoute! — Si Dieu t'a accordé à toi, infime, des dons si excep- tionnels, c'est pour me donner a moi, ton seigneur, une preuve éclatante de sa bienveillance particulière, et afin que je t'emploie à ma gloire et à mon utilité... Tu sais qu'en ce moment mes terres et mon peuple sont désolés par un monstre énorme et singulier, qui me fait plus de tort que n'en feraient tous mes ennemis ensemble.
(( Je pourrais le faire chasser et tuer ou appréhender par mes gens d'armes mais leur vie m'est trop précieuse pour que je la risque à un combat contre une bête. C'est là un bénéfice de vilain que je t'ai réservé. Tu comprends? »
En- tue- sept -d'un -coup comprenait très bien, et salua. Mais il devait sentir quelque malaise, car il était de\enu
tout à coup pâle comme le plâtre. — Bien! fit le baron. Puisque tu as ren\ersé d'un seul soufflet sept rivaux qui tins'ultaient ; puisque tu as tué d'un seul coup sept brigands qui t'avaient attaqué; puisque d'un seul embrassement tu as étouffé sur ta poi- trine, sept loups furieux qui voulaient te dévorer, la tâche que je t'impose est peu de chose pour toi !
(( Tu vas donc choisir parmi ces armes celles qui te conviendront, puis tu iras vers la Val-fèra, seul, et tu y entreras, seul, et tu n'en sortiras qu'après avoir tué la méchante bête qui me cause tant de dommages et d'ennuis; il faut que tu sois rentré avant le soleil couché.
(( Et rappelle-toi que, si tu la manques, je te ferai pendre à ma plus haute potence, si bien que, de tous les points de la ville, tous les vilains tes compagnons, pourront contempler, pour leur instruction, la justice exem- plaire que j'aurai faite d'un mauvais serviteur ! »
Il n'y avait rien à répliquer. Le pauvre En-tue-sept-d' un-coup le sentait trop bien : entre deux périls. — la bête de la\'al-fèra et la colère du baron — le plus terrible était certainement la dernière, comme la plus proche et la plus immédiate.
Le héros s'inclina donc, mais sans rien dire : les mots ne lui venaient pas; il n'avait plus l'esprit présent, et croyez qu'il ne le retrouva pas devant 1 amas d'armes de toutes sortes, offensives et défensives, entre lesquelles, par ordre du baron, il avait à choisir. Ce fut au hasard de la main qu'il en retira une pique, une arbalète, un casque vulgai- rement appelé salade, plusieurs llèchcs de l'espèce dite matrassine, une ron- dache ou bouclier, une hache à deux tranchants qu'il passa à son ceinturon de cuir, et, aussi, une masse d'armes ou casse-tête — armement complet, si vous voulez, mais qui ne manquait pas d'être un peu encombrant.
E N- T U E - s E P T - D U N - C O U P
— \'a maintenant, lui lit le baron. Et il ordonna en même temps à son capitaine d'accompagner En-tue-sept- d iin-coup ]usc]n a la poterne qui don- nait sur la garrigue pierreuse au bout de laquelle s'allongeait la Val-fèra.
Ainsi harnaché, Jean Farinel éprouva quelque peine à se mettre en marche derrière le capitaine, qui le conduisit à travers les galeries et les escaliers du château.
Si Jean se traînait lentement en chancelant un peu. c'est qu'il n'était pas habitué à de pareils accoutrements. et si ses armes et ses armures s'entre- choquaient en un tel bruit de ferrailles qu'on eut dit le déballage de toute une quincaillerie, c'est que, des pieds à la tête, il grelottait d'un tremblement de fièvre héro'i'que.
Quand il fut, tant bien que mal. arrivé à la poterne, le capitaine le salua cérémonieusement, et lui indiqua de la main, la \'al-fèra, verdoyante là-bas. touffue et sombre sous un soleil terrible qui tirait une vapeur de la terre.
— Allez ! mon brave, lui dit-il : Dieu vous accompagne! et n'oubliez pas de revenir vainqueur, avant le coucher du soleil!
Se sentant regardé non seulement du capitaine, mais des hommes qui mon- taient la garde devant le palais, En-tiie- sepl-d' un-coup se souvint de sa réputa- tion. Du mieu.K qu'il put, il se roidit jusqu'à cequ'il fût cntrédansla garrigue et se sentîtcachéauxyeu.xquil'épiaient. par les plis du terrain et les entas- sements de rochers tout hérissésd'une brousse épaisse...
VI
-Mors, il se laissa tomber derrière un fourré de ch6nes-\erls et d'iili\âtres, sous 1 ombre intense d'un grand figuier sauvage. Va là, assis sur un rocher plat qui, brisé, avec des plantes de la\ande et de mentastre, entre ses interstices, semblait la dalle de quelque \ ieux tom-
beau, il essaya de songer, les coudes aux genoux et la tête entre les mains. Etre dévoré par cette bête mystérieuse et effroyable était cruel. Etre érigé, du haut delà potence du baron, au-dessus de toute là ville, n'était pas plus a^ an- tageux! Son esprit perplexe oscillait entre ces deux extrémités avec la folie d'un pendule déréglé que tous les efforts du pauvre En-tue-sept-d'un-coup ne pou\ aient fixer à aucune pensée inter- médiaire.
Combien de temps resta-t-il ainsi à en écouter le tic-tac > dans l'insensibi- lité absolue de tout ce qui se passait en dehors de lui et dans l'inconscience aussi de tout ce qui se passait au- dedans? Il ne put l'apprécier: il n'eût pu dire, non plus, pourquoi, tout à coup, il se dressa sur pieds, avec une résolution instantanée, et sans qu'il se lût aperçu qu'il en eût délibéré.
Cette décision se formulait ainsi : puisqu'à rester il s'exposait à deux périls égaux il ne lui restait qu'une ressource — détaler: — traverser la forêt de la V^al-Fèra. et. par les garri- gues qui s'étendent au delà, gagner les limites du domaine du baron et se recommander à un seigneur voisin, qui n'était pas en termes d'amitié avec lui: et qui se ferait une joie de lui déplaire en gardant le célèbre Jean En-tue- sept-d'un-coup !
Mais, pour une telle fuite qui de\ait être légère et rapide, ce serait un rude empêchement que tout cet appareil guerrier dont il était appesanti... Il risquait bien encore la mauxaise chance d'être rencontré, pris et ramené au baron: et pour le coup, il n'évitait pas la pendaison : peut-être même l'humeur du baron la raffinerait-elle de quelque supplice ingénieux, comme ceux qu'on appliquait aux hérétiques. -Mais la bonne chance, elle aussi, était possible: et elle valait d'être tentée.
11 se mit donc à se déxêtir de son casque, puis, successivement de toutes les pièces de cette carapace d'ainiures,
EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP
I <
SOUS laquelle il savait à peine se mou- voir. Et quand il eut fini, il resta quelque temps indécis sur le choix de l'arme qu'il garderait avec lui; il se décida pour la hache à laquelle il était plus habitué qu'à tout autre. Car, comme tous les artisans de son pays, il avait plus d'un métier en mains ; et, s'il était un des maîtres cordonniers de
bustes épineux, très enchevêtrés, et dominé de pins, d'azeroliers et d'arbou- siers.
Quelque chose remuait dans ce tail- lis...
La respiration d'En-tue-sept-d'un- coup fut coupée court... et son cœur se mit à battre si éperdûment qu'il lui semblait que tout son sang s'épandait
« — JLSIICE.
.MO.\'SElG.\EUR !... JE VOUS LA\A1S A.MEM-: VIVANT ET DEJA PRESQUE APPRIVOISÉ!...
la \illc, il n'était pas. non plus, un maladroit bouscassié.
Il en était là, et déjà il s'exerçait à manier sa hache pour se dégourdir les bras et à s'étirer les jambes poui- les préparer à la longue marche qu'elles allaientfaire... Brusquement il s'arrêta et se mit à écouter...
En face de lui, à quelques pas. un peu au-dessous, car le terrain décli- nait assez rapidement, la forêt com- mençait par un taillis tout bordé d'ar-
en grosses gouttes pressées dans sa poitrine.
Les frondaisons se mirent à se balancer et à s'entrouvrir en longs sillons profonds qui s'avançaient vers lui ; les feuillages froissés faisaient un murmure de plainte, auquel se mê- laient des craquements de branches rompues.
Puis le bruit du frôlement se rap- procha... .Maintenant En-tue-sept-d un- coup percevait le son mat d'une sorte
•4
EX-TUE-SEPT-D'UN-COUP
de piétinement irrégulier et capricieux, si énorme que le sol en frémissait. Mais aussitôt le piétinement cessa. Il y eut un silence pendant lequel les frondaisons reprirent leur immobilité; il n'y eut plus ni murmure de feuilles froissées, ni craquement de branches rompues, et En-tue-sept-d'un-coup se rassurait...
Mais voici que tout à coup, là, devant lui, éclata un cri si saccadé, si rauque, si tumultueux, — et tel que jamais de sa vie il n'en avait entendu un semblable! — que les membres du pauvre Jean P'ari- nel s'entrechoquèrent en un tel trem- blement qu'il lui semblait qu'il s'effon- drait comme un tonneau décerclé.
Et. avant qu'il eût eu le temps de se remettre, une tête énorme saillit du fourré, précédée de deux dents longues comme des lances et encore plus aiguës...
En-tue-sept-d'un-coup se sentit comme enfoncé en terre et il éprouva que ses pieds s'allongeaient en racines. Il était planté.
Que devint-il quand la tête, qui était baissée, releva son groin colossal et, de ses deux petits yeux horriblement méchants, s avisa de le découvrir et de le regarder > Oh ! ces yeux, ils jetaient des flèches qui entraient si à fond dans la poitrine du pauvre Earinel qu'il eut l'idée de se laisser choir, de sabandonner, pour abréger son supplice.
Mais la peur a aussi seshéroïsmes !.. Duneffort désespéré, En-tue-sept d'un- coup se déracina du sol, et se mit à décamper, en grandes enjambées, sau- tant les rochers. Ilagellé par les bran- ches d'arbres qu'il écartait, s'arrachant tout sanglant aux ronces qui voulaient le retenir, mais ô terreur! entendant toujours derrière lui le grognement du monstre qui le poursuivait et dont le souffle irrité se rapprochait de plus en plus de lui.
Combien de temps courut-il ainsi"-... Epuisé, découragé, il allait, cette fois.
enfin, s'abandonnertout à fait... quand relevant la tête, il aperçut devant lui la poterne du château.
11 prit la force d'un nouvel élan. Il s'engouffra dans la poterne : le monstre s'y rua après lui . Il traversa la cour du château; l'ennemi grognait et soufflait toujours derrière lui, si près maintenant qu'il sentait presque son haleine lui chauffer les reins. Il se précipita dans la cour, affolé. Il en était à la moitié à peine, qu'un heurt formidable, l'envoya tomber à quelques pas, évanoui. . .
Quand il se ré\eilla, la cour était pleine de rumeurs.
Les hommes d'armes du baron montraient la bête qu'ils venaient d'a- battre.
C'était en réalité un sanglier de belle taille.
En-tue-sept-d un-coup comprit de suite ce qui s'était passé : il se leva, et, après s'être tâté et avoir constaté que le dommage ne dépassait pas la peau, il s'approcha, lui aussi, pour voir. . .
En ce moment, le baron averti ap- paraissait sur son perron.
Alors, par une inspiration subite, notre héros courut vers lui et, de la mine d'un homme désespéré, s'arra- chant les cheveux, les yeux gonflés de larmes :
(( — Justice! monseigneur!. . . s'écria- t-il... Justice! Je vous demande jus- tice... \'oyez ce qu'en ont fait \os gens d armes, monseigneui" !
« ... Ils l'ont tué. . . Ils se sont mis à tous pour le massacrer... ici, dans votre cour... sous vos yeux!
« ... Je vous l'avais amené \ivant, monseigneur. . . et déjà presque appri- voisé ! »
Lou i^al canlcl cl Li sitiinwl.i /iiii- oitcl ( I ).
L. .\a\ IKK UK ki(;.\UD. (i). Le coq chanLi et le conte Jhut .
DEUX LOGIS DALAIN-RENÉ LESAGE
Tel nid, tel oiseau, dit-on quelque- fois. Et il arrive souvent que notre ha- bitation nous forme à son image. Les grands hommes, en général, reflètent assez bien leur province. On comprend que Corneille soit né dans la fière, roide, hautaine et aventureuse Nor- mandie; Rabelais, dans la plantureuse Touraine et Joachim du Bellay, parmi la douceur angevine. Les claires eaux- sinueuses et les beaux arbres du W'ar- wickshire ont fait flotter autour de Shakespeare les féeries de la nuit de la Saint-Jean (Midsunvner night). 11 est tout naturel que lArmorique des gra- nits, des chênes, des bruyères et des nuages ait bercé les songeries de Cha- teaubriand dans le vieux manoir de Combourg. Mais ce qui est surprenant, c'est que cette même terre du rêve et du passé ait pu donner le jour à l'histo- rien de Gil Blas et du Bachelier de Salamanque, au père de Turcaret, à l'imperturbable, ^"éridique et sensé Alain-René Lesage.
J'ai eu l'occasion de voir, en le même mois de septembre, l'une non loin de l'Atlantique, l'autre non loin de la Manche, l'humble demeure où a com- mencé la destinée de notre auteur, et celle, non moins humble, où elle s'est achevée. Et toutes deux avoisinent la grandeur et la mélancolie de la mer.
Lorsqu'on a visité le vieux \'annes, dominé par sa haute et sombre cathé- drale, qui se lève au-dessus des lourdes tours et des remparts crénelés, lorsqu'on s'est perdu dans le dédale des rues an- ciennes, à lombre des maisons aux poutres saillantes, inclinées comme des aïeules, on descend \ ers la promenade de la Rabine, sur le port, et là, près du
kiosque à musique et des grands arbres méthodiquement rangés en file, on voit le très moderne monument de Lesage. Un buste, qui ne serait pas déplacé au foyer de la Comédie-P'rançaise, reçoit l'hommage d'une Muse d'airain.
Si ce monument se dresse en ce heu, ce n est pas seulement parce que Lesage est le grand écrivain du département, c'est aussi parce qu'il est venu, or- phelin dévalisé par ses tuteurs comme jadis Démosthène, faire ses études au collège de Vannes, et y passer une en- fance qui dut être assez austère. Mais la bonne humeur triomphe de tout, et Le- sage en avait à revendre. Ses infortunes ne lui laissèrent aucun pli de tristesse; elles lui donnèrent une expérience pré- coce, et le guérirent de toute illusion avant qu'il entrât dans la vie.
Il faut, pour trouver la maison natale de Lesage, s'enfoncer dans la presqu'île de Rhuys, cette langue de terre re- courbée qui fait -face à la presqu'île de Quiberon, de sorte que le golfe du Mor- bihan semble enfermé entre deux pinces de crabes. Ce n'est plus, comme au temps d'Alain-René, le coche qui fait le service entre Vannes et Sarzeau; c'est une affreuse, gigantesque et poussi\e automobile, qui laisse derrière elle des tourbillons de poussière et d'atroces odeurs... Ce véhicule ne nous dit licii, et nous préférons aller moins \ ite, au trot d'un petit cheval breton, douce- ment mené par un cocher au feutre large.
Roule blanche et lumineuse, toute baignée de soleil. A chaque instant, à droiteou à gauche, la côteapparaît a\ec les blanches maisons de pêcheurs, et ses salines, et l'azur méditerranéen de la mer. La route est bordée de hauts
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DEUX LOGIS D'ALAIN-RENK LESAGE
lalusà pic. hcrissCs de broussailles sau- vages. I Çà et là, que-lques maigres champs de blé noir. Mais la lande do- mine presque partout; elle étale ses pe- tits genêts ras de l'été comme un tapis d'or \\\\ tandis que les hauts genêts \ert-cle-grisés des haies attendent pour lleurir une saison plus sé\ère. (>esl
loujoui's la Bretagne i uclc et douce, mais ici linlluence clcnicnle de 1 Océan se fait sentir: l'atmosphère est an'n)llis- sante. et incline a des paresses méi-i- dionales.
.\\ anl d'aii'i\ er à Sar/eau. nous nous écailons cle la loutc. \'oici le château de Suoinio Dans le soleil, la mer doi'l
DKl'X I. OGIS D'ALAIN-HENÉ I.I'SAGK
iVi'AJ' Acrni:!. Dic LA ,m\i.--i).\ iia\s I. \i^ini;i.i.i-; MiniRiir i.i:sA(ii'; a iiihii.i)(;m;-siik-.\ii;u
sur les f^rcvcs lointaines el berce d'un pression d'une arme précieuse, d'une
murmure presqueimpercepliblelesom- da^ue linemeiil irenipée... f.a cour esl
meil des vieilles pierres. Les s\ elles loute encombrée de ronces et d orlies.
tours, maillées par la lune, comme tra\ersée par les fuites en éclair de ^
disent les ^^ens du ])ays. sont d'une ar- lé/ards iti"is...
chitecture \ i^oureuse et pi-écise, et me donnent, comme naj^uèi'e le château délicat et puissant de (vaerna\on. I im-
, XVlIi. — 2.
La chaleur auti'meiUc toujours, l'.nlin nous nous airêlous sur la place de Sarzeau. que reiiarLient le^ pii^nons de
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DEUX LOGIS DALAIN-RENE LESAGE
log-is fort anciens; peut-être ont-ils vu défiler lecortège qui emmenaitàTéglise, au son des binious, le fils de maître Claude Lesage, notaire royal, et de de- moiselle Jeanne Brenugat, sa femme. L'enfant fut baptisé le 3 décembre 1668. En ce temps-là, l'église de Sarzeau était toute ruineuse. On la remplaça par celle d'aujourd'hui, dont la façade clas- sique est marbrée de ces lichens d'or éclatant qui abondent dans l'Armo- rique méridionale, au bord de la mer. La maison natale de Lesage, avec sa porte cintrée et la large lucarne qui s'ouvre dans sa toiture, offre encore un aspect des anciens jours. Elle porte la date de 16^3. Nous sonnons à la grille. Une servante déjà âgée, haute, maigre, tachée de rousseur, présentant le type monastique qui est si fréquent chez les Bretonnes, vient nous ouvrir et nous accueille assez courtoisement.
— L'intérieur de la maison, nous dit- elle, a été entièrement changé.
D'ailleurs on ne peut maintenant la visiter. Le docteur qui l'habite au- jourd'hui goûteles douceurs de la sieste. Sous un climat pareil, il est bien excu- sable... N'éveillons pas le médecin qui dort !
On vient tout justement d'extraire de la cuisine un é\ ier mégalithique : on croirait \ oir le dessus d'un dolmen. ( )n la déposé dans la cour antérieure; c'est le seul objet qui puisse être con- temporain de Lesage.
De Sarzeau on ne voit pas la mer; mais tout près de là, au pied des ru- chers énormes de Sainl-( lildas. l'.Vllan- tique déploie ses chatoyantes splen- deui-s. Pendant des siècles, il a mêlé son murmure élei-nel au chanl des psaumes, qui niunlait de I antique abbaye.
La grande \(>\\ d'Abélard, debout dans le xi" siècle scolastique, comme Ulysse au milieu des fantômes qu il évoque au pays des morts, a pu tonner dans le mugissement des tempêtes. Sur les murs bas du monastère, depuis des
centaines d'années, des lierres tordent leurs ceps noueux... Tout cela, autour du berceau de Lesage, est bien austère et grandiose.
Boulogne-sur-Mer est une \ ille aux aspects changeants. \'ers le port qui balance les steamers et les bateaux de pêche, descendent d'abruptes rues de matelots, où pendent de longs filets bruns. Puis des quartiers neufsétincel- lent, où gronde une foule cosmopolite : c'est la basse ville. On grimpe la Grande-Rue, et on franchit la lourde et noire porte des Dunes. On pénètre dans la cité qu'étreignent de hauts et sombres remparts. La cathédrale Notre- Dame la domine, et pendant tout l'été des processions de pèlerins gra\ issent la colline et viennent vénérer la \ ierge apportée miraculeusement par une barque sur la côte de Morinie. Là encore se dresse l'énorme château bâti par l'oncle de saint Louis, Philippe riurepel, écrasant et sinistre comme celui d .\ngers. Cette vieille ville est poui' ainsi dire à l'ancre dans la ville moderne.
C'est là que Lesage, plus chargé d'fcuvres que d'argent, vint s'établir vers la fin de 1743, avec sa femme et sa fille, chez son fils, le chanoine Julien- l*'rançois. Il passa ses dernières années dans une petite maison de la rue du Château, entre la forteresse du xiii'' siè- cle, qui n'a pas changé, et la cathédrale qui a été rebâtie depuis. Le vieillard s'éteignit sous les cloches de Notre- Dame, dans la paisible rumeur de la cité morte, à deux pas du p(trt bruyant el boui'cloiinanl.
La maison tlu chanoine. |d roche de la rue de Lille, où sont les marchands de cliapelels el de slaluetles, a été. depuis le commencement du xik' siècle, éle\ée tie deux étages. Une gra\ure de iN_>^ la montie telle qu'elle était autrefois. ()n nous lait \oir. à 1 inlérieui', une petite chambre ohscuie et basse, dont
DEUX LOGIS D'ALAIN-REXÉ LESAGE
la cheminée supporte une glace étroite et large, surmontée d un panneau aveu- gle, à la mode du vieux temps. C'est, nous dit-on, lendroit où se tenait le romancier. Il est lugubre, et Lesage dut souvent y avoir la nostalgie du café de la rue Saint-Jacques où il fréquen- tait, où on lécoutait comme un oracle.
mesure que cet astre approchait du mé- ridien: mais lorsqu'il commençait à pencher vers son déclin, la sensibilité du vieillard, la lumière de son esprit et l'activité de ses sens diminuaient en proportion; et dès que le soleil parais- sait plongé de quelques degrés sous 1 hori/on, M. Lesage tombait dans une
.MAIau.N IjA.NS LAi^iUtLLli MOURUT LESAGt, A UUU LUGNIJ-SUR-MEK
Nous sommes bien dans un quartier ecclésiastique; une partie du logis est occupée aujourd'hui par le suisse de la cathédrale.
Le comte de 'IVessan, qui lit con- naître à nos a'ieu.x le moyen âge oublié, était gouverneur de Boulogne au mo- ment où Lesage y vivait. Tressan allait souvent lui faire visite, et voici quel portrait, assez lamentable, il nousdonne de ce ^ieil homme ruineux, qu'avait habité une âme bien\ cillante, sereine et gaie.
(( M. Lesage se réveillant le matin, dès que le soleil paraissait élevé de quelques degrés sur l'hoii/on. s'animait et prenait du sentiment et de la force à
sorte de léthargie, dont on n'essavait pas même de le tirer.
(( J eus l'attention de ne l'aller \oir que dans les temps de la journée où son intelligence était la plus lucide, e c était à 1 heure qui succédait à sont dîner... Un jour, étant arrivé plus lard qu à 1 ordinaire, je \ is a\ec douleur que la con\ersation commençait à res- sembler à la dernièi'e homélie de l'ar- che\êque de Grenade et je me relirai.
(( M. Lesage était de\enu très sourd. Je le trouvais toujours assis près d'une table où reposait un grand cornet. C'e cornet, saisi quelquefois par sa main a\ec vivacité, demeurait immobile sur sa table, lorsque l'espèce de \ isite qu'il
DEl'X LOGIS D'ALAIN-RENK LESAGE
recevait ne lui donnait pas lespcrance dune conversation aj^réable. Comme commandant de la province, j"ai eu le plaisir de le voir toujours s'en servir avec moi... »
M. de Tressan est modeste et spiri- rituel. Le cornet de Lesage donnait de terribles leçons aux sots et aux fâcheux. Et c'était l'honnête homme, comme on disait jadis, et non le gouverneur du Boulonnais, du Ponthieu et de la Picar- die, que l'illustre sourd prenait la peine d'écouter.
Le 17 novembre i747,Lesage mou- rut. Il expira dans le mois lugubre où la longue pluie tlagelle les murailles géantes des remparts, où le vent de mer passe en hurlant sous les voûtes du Château et fait grincer les chaînes 'les ponts-le» is.
Son tombeau porta cette épitaphe :
Sous ce tombeau git Lesage abattu Par le ciseau de la Parque importune. S'il ne fut pas ami de la Fortune, Il fut toujours ami de la Venu.
Puis sa tombe disparut. Il se mêla avec les morts inconnus, dont rien ne le distingua désormais.
En 1S20, on tâcha de réparer cet oubli. On mit une plaque sur la maison de la rue du Cbiâteau :