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Le Procès Inquisitorial
1) E
Gilles de Rais
(BARBE-BLEUE)
UN ESSAI DE RÉHABILITATION
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX :: PARIS Q
LE PROCÈS 1NQUISITORIAL
DE
GILLES DH RAIS
GILLES DE RAIS
D'après le portrait de la Galerie de Versailles
(Peint par Ferron)
Le Procès
Inquisitoria
de
GILLES DE RAIS
MARECHAL DE FRANCE
UN ESSAI DE RÉHABILITATION
Dr LUDOVIGO HERNANDEZ
(Traduction littérale du Procès canonique et reproduction du Procès civil.)
PARIS BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, RUE DE FURSTENBERG, 4 MCMXXI
vc
102.
SEP 1 1966
1118377
PREFACE
Aller à rencontre des opinions reçues touchant la Religion et l'Histoire, voilà qui n'est pas sans intimider un chirurgien de la marine lusitanienne, qui a passé vingt fois à travers les cyclones des tropiques ; qui a extrait une esquille de calcaneum de la mâchoire d'un chef cannibale devant son peuple assemblé; qui connaît, enfin, toutes les res- sources de la mauvaise foi des hommes, sans comp- ter les brutalités et les rancunes de leur bonne foi. Bien que j'aie pris la résolution d'affronter les unes et les autres, j'aimerais mieux ouvrir un ventre en public, au risque d'y laisser mon lorgnon ou le chronomètre de feu mon père...
Je commencerai donc par diviser les foudres de mes contradicteurs en leur signalant que je ne suis pas le premier impudent qui ait osé douter des crimes du pseudo Barbe-Bleue, ou qui fut simplement frappé de l'étrangeté de la procédure. Il y eut avant moi le roi Charles VII, les PP. Bénédictins, MM. de Voltaire, Charles Lea, Vizetelly, Salomon Rei- nach, Gabriel Monod et Charles V. Langlois. Ils
II LE PROCÈS IXQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
ont à divers titres l'avantage d'être connus de tout le monde, et cela, je pense, rassure le lecteur en même temps que moi-même. Je ne puis me dis- penser, cependant, de présenter mon principal adversaire, M. l'Abbé Bossard, qui me vaudra beau- coup d'ennemis dans le monde des Fidèles. J'en appelle, toutefois, au clergé libéral, et j'ose espérer son précieux concours. Il montre encore trop de sollicitude aux pompes et aux vertus militaires pour se refuser, non pas à béatifier Gilles de Rais, mais seulement à tirer de l'infamie l'un des premiers maréchaux de France, et le plus dévoué à la cause comme à la personne de Jeanne d'Arc (i). Laissera- t-on dire que le compagnon d'une Sainte, le cheva- lier commis à la Garde de l'Ampoule du Sacre, offrait au démon des sacrifices humains, et qu'il
(i) La question de la culpabilité ou de l'innocence de Gilles de Laval, maréchal de Rais — et que la tradition populaire a si mal à propos confondu avec Barbe-Bleue — est de celles qu'on peut, au XXe siècle, discuter sans passion. Quelle que soit la solu- tion où conduise l'examen des textes, elle ne saurait chagriner per- sonne désormais, ni même, j'imagine, blesser aucune susceptibi- lité. Si, d'aventure le maréchal sortait de là réhabilité, ce serait sans doute un coup funeste porté aux auteurs de sa perte, Jean V de Montfort, duc de Bretagne, et Jean de Malestroit, évèque de Nantes ; mais se soucie-t-on beaucoup aujourd'hui de la réputa- tion de ces deux personnages? La peine, d'ailleurs, serait com- pensée par la joie de savoir qu'un serviteur de la France, un brave compagnon de Jeanne d'Arc, n'a pas roulé dans la fange, n'est pas devenu la bête cruelle et immonde que les historiens nous représentent. (Noël Valois, de l'Institut : Bulletin de la Soc. de l'Hist. de France, le Procès de Gilles de Rais. Ann. 1912. Paris 1913.)
PREFACE III
se vautrait dans la plus abominable luxure?... S'il en coûte à l'Eglise, trop confiante, d'infirmer la sentence d'un évêque, qu'elle sache que cet indigne prélat n'avait point qualité pour juger un héros : Jean de Malestroit toucha des subsides de l'Angle- terre pour livrer le Duché de Bretagne ; dans la balance de l'Equité qu'il lui fut donné de tenir, comme au triste Cauchon, je vois, non seulement l'intérêt personnel, mais encore la rancune et le glaive de l'ennemi. C'eût été, bien au contraire, à sa victime, le Maréchal de Rais, de juger Jean de Malestroit, évêque de Nantes, traître au Roi et à sa Patrie !
La réhabilitation de la Pucelle fut une entreprise facile, encore que la sentence d'un tribunal partial ait retardé le développement de sa gloire et de son culte pendant près de quatre siècles. C'est qu'il est plus aisé de laver une fille devant la Postérité des accusations imprécises de relapse et de sorcière que d'attirer la bienveillance sur un homme soup- çonné de bougrerie et de crimes qui salissent les imaginations les plus pures. Dites de quelqu'un qu'il est faussaire, ivrogne, débauché, parjure, traître à sa patrie, dur à ses enfants, ce n'est pour sa mémoire que demi-mal, mais spécifiez qu'il est pédéraste, inventez des anecdotes, et le voilà le rebut de l'humanité : je ne connais rien de plus comique!... Il est, en outre, trop d'esprits timo- rés pour rejeter en bloc les faux témoignages con- temporains, les aveux forcés et falsifiés ; trop d'es-
IV LE PROCES INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
prits crédules pour demeurer insensibles aux légendes populaires, aux contes de nourrice qui les empoisonnèrent dans leur enfance (i).
Sodomie, témoignages douteux, aveux forcés, légendes de Folklore, voilà de quoi se composait la trame perfide de l'accusation ; et c'est, hélas ! absolument la même que copia naguère avec, patience, savoir et minutie, un prêtre de qui l'on attendait plus de charité chrétienne et de clair- voyance professionnelle. Quel fut le véritable but de l'Abbé Bossard en traitant un sujet si scanda- leux? Ou le Tribunal Inquisitorial n'est pas sus- ceptible d'erreurs, et la confirmation de la sentence est inutile, impertinente ; pu Gilles est mort en état de grâce, lavé de ses turpitudes par la confes- sion, et toute entreprise d'un ecclésiastique pour noircir à nouveau sa mémoire est indécente et sacrilège. Or, la thèse de l'Abbé Bossard étant que Gilles est coupable, il le juge une seconde fois avec plus de méthode et de rigueur que la pre-
(i) « De toutes les prétendues preuves qui composent cette pro- cédure, aucune ne serait admise aujourd'hui par un tribunal civil. Ce sont des racontars odieux et invraisemblables de témoins mis à la torture ; ce sont les aveux extorqués à Gilles sous la menace de la torture et qui correspondent tellement, même dans les détails les plus invraisemblables, avec les témoignages obte- nus sur le chevalet, que la critique historique a le devoir de les considérer comme non existants.» Un Amateur d'histoire vraie. (Salomon Reinach) Réponse à l'article de Jean Holp dans le Signal du 21 octobre 1902.
PREFACE V
mière ; il le pend, il le brûle (i), il l'expédie à la Droite du Père; il bafoue son gendre, Prégent de Goëtivy, qui tenta de le faire innocenter; il traite- rait Charles VII de triste sire, si le plus humble Ignorantin ne partageait cette fâcheuse certitude. Enfin, les folkloristes sont des drôles avec leurs histoires de dieux barbus, leurs légendes indoues, égyptiennes, grecques, latines, esthoniennes et celtiques, leur roi Comorus et leur Sainte-Tri- phine ! l'abbé s'en tape sur la cuisse et s'en rigole au milieu de ses compagnons.
Le but de l'abbé bossard n'était certainement pas de réviser le jugement inquisitorial, non plus que de satisfaire une imagination maladive, car, toute irrévérence à part, il serait bouffon de prêter des lumières sur la dépravation à un ecclésiastique qui croit, par exemple, que les excès de vin chaud mènent fatalement à la sodomie au lieu de conduire tout droit à la garde-robe... Eh bien, le but de l'abbé Bossard n'était autre que de prévenir toute tentative privée de réhabilitation (2).
(1) Par contre, la divine Providence a châtié l'abbé Bossard en noyant son livre dans les caves d'Honoré Champion, lors du grand débordement de la Seine, voici plus d'une dizaine d'années. De ce fait, il n'en reste qu'une centaine d'exemplaires introu- vables. Je crois en Dieu !...
(2) J'en trouve la preuve dans ce passage de l'abbé Bossard : « La honte dont ils sont couverts est telle, si infamante est la tache qu'ils portent imprimée au front, qu'ils ne sauraient sortir à la lumière sans provoquer l'indignation ; ils se hâtent de ren- trer dans l'obscurité car ils se sentent maudits N>. L'abbé se con-
VI LE PROCÈS INQUISITORIAI. DE GILLES DE RAIS
Enlever Gilles après Jeanne à la sacro-sainte Inquisition, quel coup porté au prestige historique de l'Église ! Aussi nous la montre-t-il faisant la police du monde civilisé, livrant au bras séculier les coupables qu'elle a découverts, et dissipant par des fesse-cahiers les ténèbres de l'ignorance. Nul plus que moi ne croit à l'influence salutaire de l'Église au moyen âge ; nul plus que moi, dis-je, ne l'admire dans les bornes de l'équitable raison ; mais elle eut ses erreurs et ses abus, conséquences inévi- tables d'un pouvoir illimité : s'entêter à n'en pas convenir, c'est faire passer sur ses plus grands mérites et la rendre odieuse aux esprits libres.
Mais, avant les ouvrages de Charles Lea, de Vizetelly (i), avant les articles de M. Salomon Reinach, postérieurs à la thèse de l'abbé Bossard, qui donc, parmi les contemporains, s'était occupé d'innocenter Gilles de Rais? Personne, à ma con- naissance... Il a fallu, je suppose, qu'un libre-pen- seur angevin, un obscur lecteur de bouquins oubliés, se soit avisé de quelques lignes de Vol-
tredit. Il venait d'écrire précédemment : « Nous voulons faire comme un homme de goût qui, trouvant dans un coin obscur le portrait d'un homme célèbre, s'empresse de le mettre dans un jour plus éclairé ». Dans un faux-jour, Monsieur l'Abbé...
(i) Je ne cite MM. Ch. Lea et Vizetelly que pour le sentiment qu'ils expriment maintes fois de certaines irrégularités de forme et invraisemblances d'accusation, car ils concluent à la culpabi- lité. Sans les aveux de l'inculpé, ils auraient rejeté toute la pro- cédure. Mais on verra quel cas on doit faire de ces aveux, extorqués et falsifiés.
PREFACE VII
taire dans l'Essai sur les Mœurs (i), ou d'un pas- sage des Bénédictins dans l'Art de vérifier les Dates ; il a fallu qu'un fâcheux se soit promis de tirer la question au clair, pour que l'abbé Bossard ait vu l'ombre du Malin pointer à l'horizon. Il en référa à M«r Freppel, lui arracha des larmes et des bénédictions, et, certain de l'imprimatur, composa une réfutation laborieuse, accompagnée des pièces juridiques, avant que l'hérésie eût le temps de prendre corps et de crever sur le monde !
L'abbé Bossard n'aborde pas de front la culpabi- lité. Il feint tout d'abord de rendre hommage aux vertus militaires du héros. Puis il nous montre en lui le séduisant protecteur des lettres et des arts. Toutes ces précautions oratoires ne font que ren- forcer par la suite le sentiment que l'on éprouve de sa mauvaise foi. Il enrôle sous sa bannière une psychologie de capucin, une rhétorique de sémi-
(i) « On avait brûlé le baron de Cobham, en qualité d'héré- tique, et en Bretagne on fit mourir, par le même supplice, le maréchal de Retz, accusé de magie et d'avoir égorgé des enfants pour faire avec leur sang de prétendus enchantements. » (Chap. LXXX.)
L'abbé Bossard, au sujet de Jeanne d'Arc, ne manque pas d'injurier Voltaire. Je n'examinerai pas les raisons littéraires qui poussèrent Voltaire à écrire ce poème burlesque, qu'il n'aurait pas écrit de nos jours, mais je renvoie le lecteur au chapitre ci- dessus mentionné de YEssai sur les Mœurs. Il y trouvera une page trop rarement citée de cet esprit lucide et généreux. Il dit que « l'héroïne était digne du miracle qu'elle avait feint », et qu'elle « aurait eu des autels dans ces temps héroïques où les hommes en élevaient à leurs libérateurs ».
VIII LE PROCÈS INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
naire, une critique mythique à courte portée, et ce faux libéralisme d'occasion qui lui fait citer Vol- taire, Michelet et « M. Renan >•. Il n'a pu, toute- fois, s'empêcher de nous prévenir par une épi- graphe empruntée aux aveux de l'accusé : « Je
vous ay dit de plus grandes choses que n'est ceste cy , et assez pour faire mourir dix mille hommes. » Ainsi donc, au seuil de l'ouvrage fument encore quelques brandons arrosés du sang de la victime, afin d'at- tester que justice fut faite, et que l'on trouverait derechef des Bossard pour applaudir à de nouveaux auto-da-fé !
Malgré ses complaisances, ses odieux parti-pris, le livre de l'abbé est un monument dont on ne peut se détourner. L'auteur avoue lui-même que, par l'abondance et l'ordre des matériaux, il a voulu forcer les historiens de s'y arrêter, et c'est pourquoi cette œuvre habile et considérable est si dange- reuse. Je n'ai ni l'ambition ni la place de la réfuter point par point, mais au moins trouverai-je plus d'une fois l'occasion de la combattre, en mettant sous les yeux du lecteur l'exposé de la vie et du procès de Gilles de Rais.
Il me reste à parler de Monstrelet, de Michelet et de Paul Lacroix, communément invoqués. Du pre- mier, je dirai seulement qu'il écrivit ses Chro- niques dans les Flandres, loin du lieu du procès, privé de témoignages immédiats ; et que, sem- blable aux autres chroniqueurs, il n'aurait eu garde de s'élever contre l'Église, de sa propre autorité.
PREFACE IX
Du second, je ne dirai rien que l'on ne sache : adver- saire delà féodalité, il déforme les faits ou les invente, en épouse ou tire les conclusions qui servent le mieux son idéal démocratique. Du troisième, je dirai qu'il fut un faussaire maladroit. La IIe Série de ses Curiosités Historiques contient un procès de Gilles de Rais, qu'il dit avoir été copié sur un original plus circonstancié et plus fidèle que « la rédaction abrégée des secrétaires de la reine Anne />. Il s'y trouve, en effet, des détails qui ne se rencontrent pas ailleurs, et qui se ressentent étrangement d'Anne Radcliffe et du charantonesque Marquis de Sade. Mais, quand on lit que Gilles eut pour avocat André Meschinot, frère du rhctori- queur Jean Meschinot, et que ce défenseur entre- mêla sa plaidorie de citations grecques, on est fixé sur la valeur de cet « inappréciable document ». Pour l'amour du grec Je 1440, souffrez, Bibliophile Jacob, souffrez que l'on se détourne de votre fausse érudition, comme d'une grossière charlatanerie ! Enfin, Gilles n'eut pas d'avocat : la procédure inquisitoriale n'en comportait point (1).
(1) Si quelque chose pouvait exciter notre commisération, ce serait assurément cette parodie de justice, ce procès au cours duquel l'accusé, seul et sans aide, était invité à sauver sa tète... sans préparation et sans moyen de défense. Ch. Lea, Hist. de l'Inquisition au moyen âge, trad. par Salomon Reinach, Paris, 1902, p. 575.
LE PROCÈS INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
Gilles, baron de Rais (i), naquit en 1404, ou environ, de Guy II de Montmorency-Laval, petit- neveu du connétable Du Guesclin et de Marie de Craon. Son père, seigneur de Blaisen et de Che- millé, avait pris le nom et les armes de Rais de Jeanne La Sage, qui allait s'éteindre sans héritier, et qui l'adopta solennellement.
Gilles perdit ses parents de bonne heure et fut mis avec son frère, René de La Suze, sous la tutelle de son grand-père, Jean de Craon. Fiancé dès l'âge de 13 ans à Jeanne Peynel, puis à Béatrix de Rohan, il épousa, à la mort prématurée de ces jeunes filles, l'une des plus riches héritières du Poitou, Cathe- rine de Thouars, qui lui apporta les terres et châteaux de Tiffauges, Pouzauges, Chabanais, Confolens, Châteaumorant, Savenay, Lombert, Grez-sur-Maine, etc. (2). Le mariage fut célébré le
(1) Raiz, Rayx, Rays, ou Retz. Ce nom provient du pays de Retz (fiagus Ratiatensis), érigé en baronnie, qui avait pour capi- tale la ville de Machecoul. Le pays de Rais est situé sur la rive gauche de la Loire, au sud de Nantes. Cette baronnie devint comté, puis duché-pairie d'Albert de Gondi, lequel en tira son nom de cardinal de Retz, sans appartenir à la maison de Gilles.
(2) Gilles tenait déjà de son père les seigneuries de Machecoul, Saint-Etienne-de-Mer-Morte (par corruption : Malemort), Por- nic, Prinçay, Vue, l'île de Bouin et la baronnie de Rais, qui lui conférait le titre de doyen des barons du duché de Bretagne. Par les Montmorency-Laval, il possédait les terres et seigneuries de Blaison, Chemillé, Fontaine-Milon, Grattecuisse, la Motte- Achardj et la Maurière, en Poitou; dans le Maine, les domaines
PREFACE XI
30 novembre 1420; Gilles n'aurait pas eu, croit-on, plus de 16 ans.
« Nulle destinée ne paraissait devoir être plus glorieuse que celle de Gilles de Rais », dit M. Charles Lea(i). La carrière militaire s'ouvrait naturellement à lui, qui comptait dans sa famille des noms aussi glorieux que ceux de Du Gueslin, d'Olivier de Clisson et de Brumor de Laval. Il commença par se signaler, quatre mois avant son mariage, dans la lutte des Montforts et des Penthièvres, rangé, contrairement à la tradition de sa famille, parmi les partisans des premiers. Sa brillante conduite lui valut la faveur de son suzerain, Jean V, duc de Bretagne, et l'on voit son nom dans l'LIistoire, en 1420 et 1425.
En 1427, Gilles, sous les ordres du connétable de Richemont, entra au service de Charles VII, à la tête d'un corps de troupes entretenu à ses frais. Il assista au siège de Saint-Jean-de-Beuvron, puis reporta son activité dans le Maine, où il combattit
d'Ambrières, de Saint-Aubin-de-Fosse, Louvain, etc. Par sa mère, il possédait l'hôtel de la Suze, à Nantes ; les terres et châ- teaux de Briolay, Champtocé et Ingrandes, en Anjou; de Séné- ché, du Loroux-Botereau, de la Bénate, de Bourgneuf, de la Youlte, etc.
L'abbé Bossard évalue son revenu en chiffre moderne à 2 mil- lions 1/2 ou environ, et ses richesses mobilières à 4 millions 1/2, ce qui, à l'époque, constituait l'une des plus grandes fortunes de France et peut-être d'Europe. Ses possessions s'étaient accrues de 14,000 livres, lorsque Jean de Craon mourut, en 1432.
(1) Hist. de l'Inquisition an moyen âge, Paris, 1902.
LE PROCÈS INOL'ISITORIAL DE GILLES DE RAIS
journellement, sous Ambroise de Loré et Beauma- noir, après la disgrâce de son premier chef. On le cite àRainefort, Malicorne, Montargis, Ambrières, et enfin à la prise du château de Lude, où il tue de sa propre main le capitaine Blackburne qui dirige la résistance.
Gilles brillait à la cour de Chinon lorsque Jeanne d'Arc se présenta devant le roi, en mars 1429. « Georges de la Trémouille, ministre tout puissant, dit Vallet deViriville, était, parles Craon, cousin de Gilles. Ils s'allièrent ensemble. Le jeune et riche baron devint la créature du favori. La Tré- mouille, forcé de subir la Pucelle, aposta près d'elle Gilles de Rais. Chargé, quoique novice encore, de commandements importants, le sire de Rais fut constamment adjoint à la Pucelle. La Trémouille écarta La Fayette pour faire place à Gilles de Rais. Celui-ci servit comme lieutenant du roi durant toute la campagne du Sacre... » Mais l'assertion de Vallet de Viriville n'est qu'une fragile hypothèse démentie plus tard par les faits, et l'abbé Bossard, toujours prêt à charger le héros de sa thèse, la repousse catégoriquement, ainsi que M. Vizetelly. Gilles se distingua donc dans la campagne qui devait permettre à Charles VII.de se faire sacrer à Reims. C'est lui qui aida Jeanne à fournir Orléans de vivres et de munitions ; lui qui secourut la Pucelle lorsqu'elle fut blessée à la poitrine au mémorable assaut des Tourelles; lui qui s'avisa qu'il importait de chasser les Anglais de la Loire,
PREFACE XIII
avant d'entreprendre de conduire Charles VII à Reims pour son couronnement ; lui qui réduisit la tour de Jargeau, en récompense de quoi Charles VII le gratifia d'une somme de 1,000 livres; lui, enfin, qui aida Richemont à forcer Beaugency, et qui con- tribua pour une large part à la victoire de Patay, d'une influence si considérable sur le moral de l'armée.
Lors de la marche sur Reims, hardie et problé- matique, Gilles figura parmi les chefs de l'escorte royale. La ville du couronnement fut atteinte le 16 juillet et le lendemain Gilles fut promu à la dignité de maréchal de France : il avait vingt-trois ans. Investi de sa nouvelle dignité, lui, son frère René de la Suze, qui venait d'être fait comte, le sire de Culant, amiral de France, et le sire de Graville, grand maître des archers, chevauchèrent jusqu'à l'ancienne abbaye de Saint-Remi pour en ramener la Sainte-Ampoule, dont l'archevêque de Reims devait oindre le front royal, selon l'antique tradi- tion.
Après ce mémorable couronnement, il fut décidé de marcher sur Paris, comme Jeanne l'avait si vive- ment désiré, mais à quoi s'étaient opposés non moins violemment les courtisans, et La Trémouille en particulier. L'armée approchait de Bray, quand le roi proposa de passer la Seine et de prendre la route du Berry ; mais des forces anglaises s'étant présentées, le roi dut renoncer à son désir, à la grande satisfaction de Jeanne, de Gilles et autres
XIV LE PROCÈS INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
capitaines, qui résolurent alors de prendre le che- min de Paris. Bedford, cependant, marchait sur la capitale, à dessein d'y rencontrer l'armée royale ; le 14 août, les adversaires se joignirent entre Baron et Senlis, et l'engagement parut inévitable.
L'ordre de bataille de l'armée royale comportait le duc d'Alençon et Louis d'Anjou au centre ; Gilles et Bouvracaux deux ailes. Mais l'ennemi, se retran- chant fortement, montra des velléités de défensive, et finalement battit en retraite sur Senlis, et de Senlis sur Paris. Charles le suivit, s'appuyant au fur et à mesure sur les villes qui se déclaraient siennes à son approche. Jeanne occupa Compiègne, pendant que Gilles s'installait fortement à Senlis, où il fut rejoint par l'héroïne. Laissant le roi s'at- tarder aux délibérations de ses conseillers, tous deux poussèrent vers la capitale, suivis de Boussac et du duc d'Alençon.
Le 8 septembre, l'armée royale, divisée en deux corps, attaquait Paris. Le premier corps marchait sous les ordres de la Pucelle, Gilles et Gaucourt, le second sous les ordres de Clermont et du duc d'Alençon, avec mission de couvrir le premier en résistant aux sorties. Jeanne et Gilles, ayant pour objectif la porte Saint-Honoré, forcèrent les ouvrages extérieurs et le boulevard qui la défendaient. On sait que Jeanne, suivie de ses compagnons, franchit le premier fossé, bannière en main, sous le feu de l'artillerie, mais qu'ayant trouvé le second fossé plein d'eau, elle dut reprendre pied sur un glacis,
PRÉFACE XV
exposée aux flèches des remparts. Sans renoncer à son projet, Jeanne sondait de la hampe de sa ban- nière l'eau boueuse du fossé, quand un trait d'arba- lète lui perça les cuisses. Portée derrière un épau- lement, elle pressait encore ses soldats de combler la douve de fascines, dans le dessein de tenter l'as- saut. Gilles fut à son côté durant toute l'action, et ne put se résoudre à l'abandonner dans le fâcheux contretemps où la mettait sa blessure.
Charles, mal conseillé, résolut de gagner Jargeau et Gien, cependant que Jeanne, méprisant ses ordres, attendait de pouvoir redonner l'assaut avec l'armée du duc d'Alençon qui s'approchait de Paris. Le roi fit halte à Sully-sur-Loire, où La Trémouille avait un château. C'est de là que, par lettres- patentes, il autorisa Gilles, seigneur de Rais et Pou- zauges, maréchal de France, en reconnaissance de ses glorieux services et pour en perpétuer la mémoire, à porter dans ses armes une bordure de fleurs de lis. Le même honneur avait été conféré quelques mois avant à Jeanne d'Arc et sa famille, et le roi ne s'en montrait point prodigue.
Pendant que la cour s'installait sur les bords de la Loire, à l'automne de 1429, Gilles se retira quel- que temps dans ses domaines. Mais, on le retrouve à Louviers au milieu de l'hiver de 1430, environ un an après l'occupation de la ville par La Hire. Les Anglais projetaient d'en chasser les troupes fran- çaises, quand la prise de Jeanne d'Arc à Compiègne, le 24 mai, leur fit ajourner leur entreprise. Gilles
XVI LE PROCÈS INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
n'obéissait donc plus à la Trémouille, qui préférait alors les négociations aux hostilités. On pense que la présence de Gilles à six milles de Rouen, où Jeanne était détenue prisonnière, est un indice des efforts que Charles VII résolut de tenter pour la délivrer. « Il est certain, dit M. Vizetelly, à qui j'emprunte une partie de son excellent résumé, qu'en mars 1431, l'armée de Louviers fut augmentée parles troupes de Dunoispour résister aux Anglais. D'autre part, il n'est pas très sûr, comme le prétend Valletde Viriville, que le projet de Charles VII fût uniquement de protéger la ville contre l'ennemi, sans se soucier du destin de Jeanne.
Louviers tomba aux mains des Anglais en octobre 1431, et l'on retrouve Gilles à Beauvais, en compagnie de Boussac, après une vaine tentative sur Rouen, qui tendait à s'emparer du jeune Henri VI. Puis, Gilles participe à l'engagement de Lagny du 10 août, qui contraint Bedford de lever le siège de la ville. L'année suivante (1433), après la mort de son grand-père Jean de Craon et la disgrâce de La Trémouille, Gilles commande à Sillé-le-Guillaume, à côté du connétable de Richemont, du sire de Bueil et de Prégent de Coëtivy, pour le compte de Charles d'Anjou. Il prend part enfin à la bataille de Conlie.
La carrière militaire de Gilles se clôt définitive- ment en 1439, après une tentative dont il connut bientôt la vanité. C'eût été de prêter à la Dame des Armoises le prestige attaché à la mémoire
PREFACE XVII
: Jeanne d'Arc. Il lui donne quelque temps le mmandement de ses troupes, toujours équipées ies frais ; mais il le lui retire l'année susdite, pour .e donner à Jean de Siquenville, lors de l'attaque du Mans. Quelques écrivains veulent que Gilles ait été disgracié en même temps que la Trémouille, soit en 1433, supplanté par Gilbert de La Fayette : non seulement sa participation aux opérations de Riche- mont, Bueil et Coëtivy détruit cette fable inventée à plaisir, mais encore est-il dit, dans le Mémoire des Héritiers, que Gilles toucha jusqu'à la fin de sa vie les émoluments de sa charge 'de maréchal de France.
Gilles se retira donc du métier des armes pour mener la vie fastueuse que lui permettait sa for- tune. Mais cet homme, qui passait pour l'une des plus belles intelligences de son siècle et l'une des plus cultivées, ne se consacra pas aux plaisirs de la table et de la chasse, comme la plupart des grands seigneurs de son temps. Il amassa une précieuse bibliothèque où figuraient la Cité de Dieu, dans la traduction de Raoul de Presles; un Valère Maxime, traduit par Simon de Mesdin; le Livre de la Pro- priété des Choses, traduit par Jean Corbechon, et les Métamorphoses d'Ovide, tous en beaux vélins enrichis d'enluminures et de calligraphies qu'il
XVIII LE PROCES INQUISITORIAL DE GILLES DE RAIS
exécutait lui-même, et recouverts de reliures appn priées. L'abbé Bossard ne manque pas d'ajouter 1 Vie des Don^e Césars, « que l'on découvrit au ch teau de Champtocé » et dont il fut parlé « quelqu part durant les débats ». Or, il n'en est question nulle part (i), et je ferai remarquer que la première édition De Vita XII Cœsarum est datée de Rome 1470, et que le premier traducteur en est Pierre Lerouge, en 1490. Il pouvait exister des copies des Douze Césars, encore qu'elles ne dussent pas être communes ni d'une grande renommée ; qu'il s'en trouvât dans la librairie de Champ- tocé, voilà qui semble vraiment trop fait exprès (2) ! L'abbé avoue un peu plus loin, sans craindre de se contredire, qu'il « n'a pu établir un fait si curieux sur aucun document contemporain ». Mais, comme cette révélation lui vient du Ciel, il trouve de frap- pantes analogies entre Gilles, Tibère, Néron et Caligula. Pour ma part, je ne saurais les comparer, ce parallèle semblant forcé. Il fallait des parallèles à la rhétorique scolastique de l'abbé : parallèles
(1) Ou du moins il n'en est question que dans les Curiosités de l'Hist. de France du Bibliophile Jacob, où le faussaire confond Caracalla et Caligula. Ce livre des Dou\e Césars, provenant de la bibliothèque de Jean de Craon, était orné de miniatures qui auraient aidé à la perversion de Gilles dans son jeune âge. Il est aisé de se rendre compte que Paul Lacroix songeait aux camées de d'Hancarviile, fameuse supercherie du XVIIIe siècle, où ne figure d'ailleurs aucune scène de cruauté.
(2) Il faut en dire autant du Tacite. « Tacite connu en France à l'époque de Gilles de Rais! » (S. Reinach.)
PREFACE XIX
avec Jeanne d'Arc (i), parallèles avec le Marquis de Sade, qu'il n'a jamais lu, parallèle avec Barbe- Bleue. Il fallait surtout découvrir le modèle origi- nal des prétendues perversions de Gilles de Rais ; on les trouve au petit bonheur dans Suétone : donc, Gilles possédait un Suétone... Quelle preuve écra- sante de culpabilité ! Il ne manque plus qu'un avo- cat pour riposter par l'évoque d'Hippone, dont Gilles possédait la Cité de Dieu. Ce serait un beau tournoi livresque, une transposition de la bataille du Lutrin !
J'aime mieux les belles descriptions que nous fait l'abbé Bossard des pompes somptuaires et liturgiques des chapelles de Tiffauges et de Mache- coul, où Gilles entretenait une collégiale. J'aime mieux, dis-je, qu'il nous dépeigne le doyen, l'ar- chidiacre, les chanoines, chapelains, vicaires, coad-
(î) « Le procès du maréchal de Rais, dit l'abbé Bossard, est en toutes choses le contre-pied de celui de Jeanne d'Arc... Celui de Jeanne d'Arc fut une oeuvre de passion et de mensonge, l'œuvre d'un parti haineux, longtemps vainqueur, qui se vengeait enfin cruellement de ses défaites; celui de Gilles de Rais, le compa- gnon d'armes de la Pucelle, fut une œuvre calme de vérité, l'œuvre du parti de la justice au service de la faiblesse, qui se vengeait enfin de ses souffrances et de ses larmes. » Je ne vois pas du tout que le procès de Gilles soit le contre-pied de celui de Jeanne d'Arc : « c'est la même œuvre de passion et de men- songe *>, et j'ajoute avec l'abbé Bossard, « que c'est l'œuvre d'un parti haineux, longtemps vainqueur, etc.. », car Jean de Malcs- troit, allié des Anglais, fut cause, en 1426, de la déroute de Saint-Jean-de-Beuvron, où Gilles combattait sous les ordres de Richemond, lequel fit arrêter le traître. En somme Malestroit ne pardonna jamais à Gilles d'avoir largement contribué à sauver la Patrie.
XX LE PROCES INQL'ISITORIAL DE GILLES DE RAIS
juteurs, enfants de chœur et pages de musique, revê- tus d'orfrois, de satin, de plumes, de brocart et de jovaux. C'est là que l'abbé est à son affaire, comme Francesco Colonna dans le Songe de Poliphile, ou Elémir Bourges dans la riche peinture d'un cortège issu de son éclatante fantaisie. Si de plus il m'évoque la garde du corps de plus de deux cents hommes de cheval, précédés d'un héraut, la demi-douzaine de soudoyers promenant sur leurs épaules un orgue portatif, les cinq cents pertuisanes de la garnison de Machecoul, je conviens avec lui que la jalousie de Jean V, duc de Bretagne, et de Jean de Males- troit, évêque de Nantes, trouvait en ces splendeurs un aliment empoisonné. Passons sur les détails de ce luxe ruineux, pour ne nous arrêter qu'à la fonda- tion pieuse des Saints-Innocents, en l'honneur desquels Gilles recrutait les pages de sa chapelle. C'est là surtout que la jalousie trouva de fortes présomptions, comme en convient Michelet lui- même ; c'est là que naquit l'accusation de sodomie. Les faux témoins ne manquèrent pas plus tard de faire valoir le choix particulier que Gilles faisait des plus beaux enfants. Mais vit-on jamais des pages qui fussent laids, des figurants disgraciés, des cent-gardes rabougris? Il ne serait pas étonnant, non plus, que le vocable des Saints-Innocents eût fait éclore l'idée de carnage dans l'obscure cervelle des cagots, par similitude avec les massacres d'Hé- rode, auquel roi l'on dut encore assimiler Gilles de Rais par quelque ressemblance physique, établie
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d'après des types conventionnels de peinture et de statuaire religieuses.
Ces goûts fastueux, et celui qu'il marqua pour le théâtre sont jugés par l'abbé Bossard comme les manifestations de l'orgueil. Des esprits moins pré- venus y verraient avec autant de vraisemblance et moins de mesquinerie l'amour du beau poussé jus- qu'à la prodigalité et le désintéressement, qui sont le propre des Mécènes comme des grands artistes. Si c'est orgueil, il n'en est pas moins louable : c'est celui des papes et des princes, qui ont fondé le monde moderne sur des bases monumentales, embellies par l'Intelligence et la Sensibilité. Mais, l'abbé fait suivre à l'orgueil le même chemin qu'au vin chaud, celui qui mène aux garçons, et des gar- çons au tribunal de Jean de Malestroit. Je veux me vêtir comme un calender et m'abreuver de vin frappé !
V orgueilleux Gilles montait à ses frais des miracles, soties et moralités, qu'il faisait composer, et qu'une troupe nombreuse de comédiens interpré- tait devant un peuple gratuitement convié. Il entre- tenait encore des jongleurs à ses gages, des trouba- dours, des ménétriers. Il en emplissait les hôtelleries d'Angers et d'Orléans, où fut représenté le Mystère du siège de cette ville, que Guessard et Certain ont publié dans la Collection des Documents iné- dits de l'Histoire de France. Le Mystère d'Orléans comportait cinq cents acteurs et se jouait sur de € grands échafauts ». Les costumes en étaient chaque
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fois renouvelés. Comme ce Mystère est conforme au Journal du Siège, le personnage de Gilles y apparaissait plusieurs fois aux côtés de la Pucelle. Je ferai remarquer en passant que, parmi les milliers de spectateurs animés de sentiments divers, une voix ne s'est pas élevée contre les crimes de Gilles, une voix qui soulevât des factieux, qui suscitât l'indignation et la vengeance. Quoi ! pas une voix de mère, une de ces voix de la Nature et de la Dou- leur que n'arrêtent ni la timidité, ni aucun senti- ment pusillanime?
Surtout, que l'on ne m'invoque pas les raisons chères à Michelet, qui nous montra le peuple du moyen âge abruti par ses maîtres, docile à leurs fantaisies, et n'osant élever ses murmures d'esclave qu'en des assemblées fantastiques, au milieu d'une lande déserte. Le moyen âge, malgré les in pace, les fers et les bûchers, fut peut-être l'époque ou Xindividu se manifesta le plus énergiquement. Je n'en veux pour preuves que les révoltes à main armée, la multitude des hérésies, et ces in pace, ces fers, ces bûchers eux-mêmes.
Cependant, l'immense fortune de Gilles ne suffi- sait plus à ses prodigalités ; il commença de vendre un à un ses châteaux et ses domaines, ses joyaux, ses objets précieux, à des prix inférieurs à leur valeur. Les héritiers, craignant de voir fondre leurs parts, adressèrent un mémoire à Charles VII, où, plus sensibles à l'or qu'aux services rendus à l'art théâtral, à la poésie et à la musique, ils firent un
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tableau précis des excentricités de leur parent. Le roi répondit à leur désir par des lettres datées d'Amboise, interdisante Gilles d'aliéner ses biens, et à toute personne d'en acquérir. Cet ordre fut publié à son de trompe, en 1435 ou 3^> dans l'Or- léanais et l'Anjou, mais Jean V, principal acqué- reur des domaines avec Jean de Malestroit, se refusa à le propager en Bretagne. Il forma même une opposition formelle contre l'arrêt royal et dépêcha son fils à Niort et à Saint-Jean-d'Angely, où se trouvait le prince, pour obtenir l'autorisation de contracter avec Gilles. Charles VII ne revint pas sur sa volonté. Jean V se réserva le droit de contracter et continua comme par le passé à traiter aux mêmes conditions. Cette faculté de rachat au terme de six ans rendait les acquéreurs intéressés à la perte du vendeur. Pour mieux tromper celui-ci et lui témoigner sa bienveillance, écrit M. Salomon Reinach, Jean V lui conféra le titre de lieutenant- général, qui faisait de lui le second personnage de l'État. D'autre part, les héritiers de Gilles n'étaient pas moins intéressés à sa chute que Jean V et Jean de Malestroit (1). Mais leur aveugle cupidité les
( 1 « Lui aussi avait acquis les biens de Rais, mais il avait d'autres motifs de souhaiter sa ruine : En 1426, Malestroit, allié des Anglais, fut cause de la déroute de Jean-de-Beuvron, où Gilles, sous les ordres du connétable de Richemont, dut fuir devant les Anglais. Le connétable fit arrêter Malestroit, qui voua à Richemont et à Gilles une haine qui parait avoir été réci- proque. » (Sal. Reinach, Rev. de l'Université de Bruxelles, oct. 1904.)
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engagea dans une tactique qui devait leur être défa- vorable. Il est certain qu'ayant eu vent du complot qui se trama par la suite contre leur parent, il est certain qu'ils ne furent pas sans y mettre du leur, dans l'espoir de le faire interdire ou déposer, et de gouverner eux-mêmes ses affaires. Ainsi donc, Gilles n'eut plus que des ennemis. Il allait en attirer de plus bassement criminels dans son propre entourage, les uns par intérêt d'aventuriers, les autres par industrie de traîtres à tout faire.
Ce fut un peu après ces événements (1437) que se déclara l'hostilité ouverte des héritiers. René de la Suze, frère puîné de Gilles, apprit que celui-ci avait vendu Champtocé au duc de Bretagne, et qu'il s'apprêtait à lui céder Machecoul. Fort des lettres d'interdiction de Charles VII, il s'empara des deux châteaux, aidé de son cousin l'amiral de Lohéac, frère du comte de Laval. Gilles en appela à Jean V, et, trois mois après, tous deux repre- naient les forteresses par les armes.
Soit qu'il suivît la pente naturelle de son esprit philosophique, soit qu'il y fût poussé par des aigrefins, Gilles s'adonna à l'Alchimie. On pense communément qu'il comptait trouver le secret de faire de l'or pour subvenir à ses besoins, et que Jean V craignit alors qu'il n'eût la faculté de ren- trer en possession de ses domaines. Quoi qu'il en soit, le nouvel alchimiste mit une telle application à ses recherches qu'il ne prenait plus la peine de manger. Cet homme, que l'abbé Bossard nous
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représente moins comme un Lucullus que comme un Trimalcion, manquait du nécessaire, tandis que ses courtisans vivaient dans l'abondance.
Un prêtre, nommé Eustache Blanchet, qui semble avoir joué le rôle d'émissaire de Jean de Malestroit, lui ramène de Florence un autre mauvais prêtre, nommé François Prelati, un Nico- las de Médicis, un Antoine de Païenne, un Fran- çois Lombard, et un certain Francisco, du diocèse de Castellane, fins compères qui se prétendent maîtres es arts d'alchimie et de magie, et se pro- mettent d'exploiter leur dupe, ou même de la pousser au crime. Mais l'alchimie, déjà pratiquée à la cour pontificale, n'avait rien de canoniquement repréhensible ; l'abbé Bossard, qui a entendu parler de l'unité de la matière, ne considère pas d'un si bon œil une science qui compte encore des adeptes, et qui ruinera peut-être un jour les con- ceptions fabuleuses d'une partie du clergé sur la création du monde. Les faux alchimistes, ramenés par Eustache Blanchet, n'imaginaient point qu'un plomb vil pût se changer en or sans intervention diabolique ; aussi dirigèrent-ils l'apprenti chimiste vers la Magie noire. C'était d'ailleurs tout profit et tout ce que désiraient le Jean couronné et le Jean mitre de Nantes. Les Bénédictins l'ont bien senti, qui écrivirent dans Y Art de vérifier les dates (1784, t. IX, 90S) que « malheureusement [Gilles] avoit cru devoir faire entrer dans ce cortège de prétendus devins et magiciens, ce qui fit qu'on lui imputa des
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horreurs dont il n'étoit peut-être pas cou- pable. »
Autant les révélations des témoins et les aveux forcés de Gilles concernant les crimes luxurieux sont invraisemblables, sentent l'invention pauvre et maladroite, autant ce qui touche à la Magie implique un fonds de vérité. Je veux dire qu'il est vrai que Gilles s'adonna à la Magie, sans en obte- nir toutefois les résultats ridicules que l'abbé Bos- sard ne considère qu'en tremblant des genoux : soit l'apparition de Baron sous la forme humaine, soit celle de Belzébuth, sous la forme du barbet de Faust ou du Diable amoureux. Il y a encore le diable- léopard, qui me produit sur la rate le même effet que les dissertations des folkloristes sur la rate de l'abbé, lequel, au moins, sait « passer du grave au doux, du plaisant au sévère ».
Toutefois, Gilles n'entendait pas se donner au démon. « Je vous promets tout, dit-il dans une invocation, hors mon âme et ma vie, si vous vou- lez me livrer, au gré de mes désirs, or, science et pouvoir. » En outre, il a toujours fait preuve d'une d'une trop grande foi religieuse, qui le portait jus- qu'au fétichisme des reliques, comme on le verra au cours du procès. Fort de cette foi, de l'efficacité des prières, et de quelques pratiques magico-reli- gieuses, il croyait réduire le diable à merci, en faire son prisonnier, en obtenir « les trésors cachés, la science, la philosophie de la vie ».
PRÉFACE XXVII
€. Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux,
Où dort enseveli le peuple des métaux
O Satan, prends pitié de ma longue misère ! »
Je ne sais ce qu'il en aurait fait ensuite ; peut-être aurait-il pris le parti du héros de Pierre Mac Orlan, dans le Aègre Léonard et Maître Jean Mullin : c'est-à-dire de le reléguer à l'étable sous la forme d'un bouc et d'en tirer des saillies rémunératrices, ou bien l'eût-il noyé dans un bénitier...
Je n'insisterai pas sur la grandeur dramatique de ces invocations, que le ridicule même n'arrive pas à dissimuler. L'histoire de Gilles a peut-être donné à Marlowe l'idée de Faust ; elle se retrouve, il est vrai, dans le Miracle de Théophile. J'aime mieux qu'il soit entendu que ce Prélati, rossé par le diable dans une pièce séparée, es