■J

>fe'

BIBLIOTHEQUE

DE L'ÉCOLE

DES HAUTES ÉTUDES

PUBLIEE SOUS LES AUSPICES

DU MINISTÈRE DE LTNSTRUCTION PUBLIQUE

SCIENCES PHILOLOGIQUES ET HISTORIQUES

DIX-NEUVIEME FASCICULE

DE LA FORMATION DES MOTS COMPOSES EN FRANÇAIS

Par Arsène DARMESTETER

DEUXIÈME ÉDITION, REVUE, CORRIGÉE ET EN PARTIE REFONDUE AVEC UNE PRÉFACE

Par Gaston PARIS

PARIS EMILE BOUILLON, ÉDITEUR

67, RUE DE RICHELIEU, 67

1894

Tons droits réserTés

TSAITÉ DE LA FORMATION

DES

MOTS COMPOSÉS

DANS LA

LANGUE FRANÇAISE

TRAITÉ DE LA FORMATION

DES

MOTS COMPOSÉS

DANS LA LANGUE FRANÇAISE

COMPARÉE AUX AUTRES LANGUES ROMANES ET AU LATIN

PAR

Arsène DARMESTETER

PROFESSEUR DE LANGUE ET LITTÉRATURE FRANÇAISES DU MOYEN AC2 A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS

DEUXIÈME ÉDITION

YCE, CORRIGÉE ET EN PARTIE REFONDUE

AVEC UNE PRÉFACE

PAR

Gaston PARIS

PARIS EMILE ROUILLON, ÉDITEUR

67, RUE DE RICHELIEU, 67

1894

Toui droits réserréi

?c

2iys

J)3Î

PRÉFACE

Quand Arsène Darmesteter fut emporté, il y a juste aujourd'hui cinq ans, par la maladie qui l'enleva d'un coup foudroyant, il avait en train, au milieu de plusieurs autres travaux commencés, une nouvelle édition de son Traité de la formation das mois com- posés en français. L'exemplaire sur lequel il la prépa- rait contenait déjà une refonte à peu près complète du premier quart environ de l'ouvrage : le chapitre I avait été changé en Introduction, chacun des chapitres suivants avait reçu le nom de Partie ; l'ordre et le con- tenu des sections de la. Première Partie ayaieniéié profon- dément modifiés ; des pages entières étaient ajoutées, supprimées ou refaites. Avait-il l'intention de soumettre à un remaniement aussi radical le reste de l'ouvrage? 11 est difficile de le dire, mais cela ne paraît pas proba- ble, les Parties II, III et IV (anciens Chapitres III, IV et V) n'appelant guère, à ce qu'il semble, de modifications profondes. Quoi qu'il en soit, pour ces parties, l'exem- plaire de Darmesteter ne présentait que des corrections de détail et des additions, souvent importantes (comme le long passage sur les composés de mon, ma, mes avec sieur, dame, etc.), consignées sur des feuilles volantes placées entre les pages. Il portait en outre de nombreu- ses remarques au crayon, dues à un lecteur ami, et dont l'auteur se réservait de tenir compte au fur et à mesure de la revision. Enfin à la suite du volume se trouvaient réunis les comptes rendus qui avaient été faits

II PREFACE

delà première édition, parfois accompagnés de répon- ses sommaires aux critiques, et diverses notes détachées qui devaient être utilisées en leur lieu.

Tels sont les éléments que j'ai eus à ma disposition pour donner l'édition nouvelle, nécessitée par l'épuise- ment complet de l'ancienne, que je livre aujourd'hui au public. Je lui dois compte de la façon dont j'ai rempli la tâche que je m'étais bien volontiers imposée dans le dou- ble intérêt de la science et de la mémoire de mon ami toujours regretté. Pour V Introduction et la Première par- tie,] qà cru d'abord n'avoir qu'à remettre à l'impression l'exemplaire préparé par l'auteur avec ses additions; toutefois l'absence d'indications sur certains points m'a causé plus de difficultés que je ne l'avais prévu: des morceaux avaient été déplacés sans que les rac- cords nécessaires eussent été pratiqués ; des renvois sub- sistaient à des parties supprimées ; en revanche certains morceaux étaient répétés à des places différentes ; des contradictions entre l'ancienne et la nouvelle concep- tion se montraient en plus d'un endroit. Je me suis efforcé de mettre tout en ordre, et j'espère y être arrivé. Ce pre- mier quart du livre est véritablement un travail nou- veau ; on reconnaîtra en le lisant que Darmesteter n'avait jamais cessé de penser au sujet choisi par lui pour son premier ouvrage, qu'il avait soumis les faits à un examen constamment renouvelé, qu'il avait éprouvé et mûri les idées, et qu'il était arrivé à introduire dans l'étude de ces difficiles questions, déjà si vivement éclai- rées par lui, plus de logique encore, plus de profon- deur, plus de finesse et plus de clarté.

Pour la suite de l'ouvrage, la tâche du reviseur était moins bien préparée, mais elle était plus simple. Il ne s'a- gissait en général que de retouches de forme ou de recti- fications de détail. J'ai naturellement inséré toutes celles, de l'un ou de l'autre genre, qui avaient déjà été indiquées par Darmesteter, ainsi que les additions portées sur son exemplaire ; j'ai tiré parti des remarques au crayon que j'indiquais tout à l'heure, dont l'auteur ne m'est pas con- nu , et qui ont presque toutes pour but de rendre la pensée

PREFACE III

plus serrée, l'ordre plus parfait, l'expression plus exacte. En ce qui concerne mon intervention personnelle, elle s'est surtout exercée par des suppressions. Depuis la pre- mière édition de ce livre, la philologie française a fait de grands progrès, auxquels Darmesteter, on le sait, a con- tribué autant que qui que ce soit; on a écarté, notam- ment, beaucoup d'étymologies qui étaient admises il y a vingt ans, soit simplement en en montrant l'impossibi- lité, soit en les remplaçant par d'autres : j'ai retranché un certain nombre d'étymologies devenues ainsi ca- duques, et que Darmesteter n'aurait pas maintenues; j'en ai laissé subsister un certain nombre d'autres dont personnellement je doute, mais dont il ne m'était pas dé- montré qu'il les eût lui-même abandonnées. J'en dirai autant d'un petit nombre d'explications ou d'hypo- thèses secondaires, que j'ai fait disparaître toutes les fois qu'il n'était pas douteux pour moi que l'auteur y aurait renoncé spontanément. Je me suis abstenu autant que je l'ai pu de substituer mes façons de penser ou d'expri- mer ma pensée aux siennes; chaque fois que j'ai dû, à la suite d'une suppression ou à l'occasion de travaux parus depuis le livre, combler une lacune^ pratiquer un raccord, ajouter une observation, je me suis efforcé de le faire dans l'esprit de Darmesteter et autant que possible avec les termes qu'il aurait employés lui-même. Mes additions se sont bornées à quelques exemples que j'avais notés ou que j'ai pu relever dans des publica- tions récentes, et à un petit nombre d'explications qu'il aurait lui-même substituées à celles qu'il avait données autrefois. Je crois pouvoir affirmer que Darmesteter ne désavouerait sur aucun point la forme nouvelle sous laquelle reparaît son ouvrage. 11 est certain toutefois qu'elle est loin de valoir celle qu'il lui aurait donnée s'il avait pu le revoir jusqu'au bout et en diriger l'impres- sion. Il possédait le sujet comme personne, il en avait toujours l'ensemble présent à l'esprit et savait par suite donner à chaque détail sa valeur et sa place dans cet ensemble. Nul ne pouvait le suppléer dans cette tache difficile d'une seconde édition : j'ai me bornera une

IV PREFACE

revision aussi discrète que possible, et dans laquelleje n'ai rien introduit qu'il n'eût approuvé. Je ne doute pas qu'il n'eût fait à bien peu de chose près toutes les mêmes sup- pressions et corrections que moi ; ce que je ne pouvais donner, et ce qui sera toujours à regretter, ce sont les additions dont il aurait certainement enrichi son œuvre. Telle qu'elle est, cette œuvre est d'une haute valeur, et restera classique. Le succès qu'a obtenu la première édi- tion atteste l'estime justifiée que lui a dès son apparition accordée le public savant. Arsène Darmesteter,toutjeune encore quand il écrivit ce livre (le manuscrit était terminé en octobre 1872), y avait déjà montré toutes les qualités qui devaient constituer sa rare personnalité scientifi- que : un esprit vraiment philosophique, une pénétra- tion et une finesse singulières, le goût et le sentiment de îa vie et de la spontanéité du langage, en môme temps que l'investigation minutieuse et méthodique de ses éléments microscopiques et de ses lois formelles, le tout joint à une exposition élégante et toujours animée. Toute sa théorie de la composition et du rôle nécessaire qu'y joue l'ellipse, sa belle explication des juxtaposés avec synecdoque (comme rouge-gorge, pied-d alouette) qui étaient jusqu'à lui restés énigmatiques, ses remarques sur la soudure progressive des éléments composants, sur le genre des composés, etc., sont aussi profondes que neuves, et si elles n'ont pas toutes rencontré dès l'abord une adhésion générale, on peut croire qu'elles l'ont de plus en plus conquise et qu'elles se maintiendront comme de vraies acquisitions pour la science. J'en dirai autant de la démonstration du véritable caractère des composés du type de porte-feuille : on pourrait la consolider encore par quelques arguments d'un ordre un peu difTérentde ceux qu'il a si bien exposés, mais les siens suffisent en réalité à porter la conviction dans les esprits non prévenus: le verbe dans ces composés est un impératif présent, à la 2" personne du singulier, qui régit le second élément (ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait quelques composés, surfout dans les noms propres, cille verbe est à l'indicatif). Mais beaucoup d'esprits

PRÉFACE V

sont prévenus sur ce point, ou plutôt peu d'esprits sont capables, comme l'était celui de Darmesteter, de se mettre à force de réflexion dans l'état tout spontané, Imaginatif et vraiment poétique qu'il a si bien retrouvé et décrit (voy. notamment p. 199). Des savants d'ailleurs d'un grand mérite persistent, comme le vulgaire, à voir dans le verbe de ces composés un indicatif, malgré les preuves accumulées et avant Darmesteter et par lui, et tout récemment un philologue distingué déclarait que l'élément verbal de ces composés n'est ni un temps ou un mode quelconque, ni le thème verbal, mais un dérivé post-verbal analogue aux noms comme trouble, port ; cette erreur se trouve en partie réfutée par la note des p. 185-186 relative à une hypothèse de Boucherie fort voisine de celle-là. Au reste, l'histoire de ces composés si originaux et leur attrayante étude pourront encore être complétées et approfondies; mais on ne travaillera utilement qu'en bâtissant sur les fondements posés avec tant de sûreté par Darmesteter.

11 me reste à demander pardon au public pour lui avoir fait attendre plus que de raison cette nouvelle édition. J'avais fait une première revision dès 1889, mais elle n'était pas encore en état d'être envoyée à l'impression quand des circonstances personnelles me firent laisser pour quelque temps cette occupation de côté. Je repris la lâche en 1891, et le texte était à peu près complètement imprimé en 1892. Restaient les tables, dont la réfec- tion n'était pas une petite afTaire : c'est Madame Arsène Darmesteter qui a voulu se charger de la partie la plus longue et la plus difficile de cette tâche, le relevé des mots, leur répartition méthodique, la collation avec l'édition ancienne ; je n'ai eu qu'à surveiller l'impres- sion des listes ; mais l'un et l'autre de ces travaux ont demandé beaucoup de temps : heureux si, grâce à l'attention que nous y avons apportée, nous avons pu faire ces tables aussi complètes et aussi exactes qu'el- les doivent l'être pour avoir toute leur utilité!

VI PREFACE

Arsène Darmesteter, qui venait d'être nommé répé- titeur à l'École des Hautes Études quand il publia son livre, m'avait fait l'honneur de me le dédier. Je dédie en son nom cette nouvelle édition à la section des sciences historiques et philologiques de l'École pratique des Hautes Études, il a développé sa vocation, il a commencé à enseigner, et pour laquelle il a toujours gardé la plus tendre affection. La première édition avait été un des ornements de la Bibliothèque de l" École, dont elle forme le dix-neuvième volume : Darmesteter eût été faclié que tout lien avec sa chère École disparût de la seconde.

Gaston PARIS.

Pari?, 16 novembiv; 1893.

INTRODUCTION

Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, d'étudier la formation des mots composés. Nous voulons déterminer les lois auxquelles obéit la langue quand, prenant des mots existants, elle les combine pour des créations nouvelles.

Le français, en effet, comme les autres laugues romanes, possède un certain nombre de procédés qui lui permettent d'unir entre eux deux ou plusieurs termes, et de les faire ser- vir sous cette forme nouvelle à l'expression de faits nou- veaux.

La plupart de ces procédés viennent du latin. Bien que le dictionnaire de la langue classique ne nous donne qu'une liste relativement restreinte de mots composés, nous écartons ici ceux qui sont formés à l'aide de piépositions ou d'ad- verbes, — nous savons que la langue parlée, la langue popu- laire, jouissait d'une liberté d'allures plus grande, et usait sans scrupules des ressources qu'elle avait à sa disposition. Cette faculté de composition passa aux langues filles, qui, sur ce point, agrandirent à leur tour l'héritage maternel, comme elles le firent aussi pour la dérivation.

Il conviendrait de commencer ce Traité sur la formation des mots composés en français par une introduction d'ensemble sur la composition latine. Mais, si nous avions d'abord en- trepris ce dernier travail, il nous aurait fallu le reprendre une seconde fois, en le morcelant en détail, pour en reproduire

Darmesteter mots comp .

1

2 INTRODUCTION

chaque fragment en tête du fragment correspondant qui ap- partient à la composition française. Ces introductions spéciales, absolument indispensables, rendaient inutile une introduction générale. La synthèse, à la fin de notre travail, se fera d'elle- même, et laissera tout naturellement paraître le développe- ment reçu sur ce point par la langue des origines latines à nos jours.

Nous nous contentons, dans ce chapitre préliminaire, d'expo- ser un certain nombre *!e questions générales, dont l'intelli- gence est nécessaire pour la solution des nombreux problèmes que nous allons rencontrer sur notre chemin, parce qu'elles les dominent tous.

I. Et d'abord, dans le groupement des faits très nombreu.x: qui s'imposent à notre étude, à quel principe de classification s'attacher ?

Suivant que l'on considère les mots composés dans leur forme extérieure ou dans leur constitution intime, trois points de vue s'offrent à l'esprit. Quelques mots présentent une soudure si complète de leurs éléments composants qu'à peine ceux-ci sont encore visibles : il faut un effort de réflf'xion pour retrouver lie et col, plat et fond, chat et fouin^ dans licoU plafond^ chafouin. La composition dans d'autres est plus apparente ; elle y est même rendue sensible, dans l'or- thographe, par des traits d'union : rougc-gorge, ^erre-iète^ garde-fou. D'autres enfin laissent isolés, séparés, les termes composants qui les constituent, et ne se montrent tout d'a- bord que comme un groupement quelconque de mots sans caractère particulier : pomme de terre, aide de camp. L'ag- glutination des parties composantes offre donc divers degrés de soudure, et ce caractère extérieur paraît assez notable pour devenir un principe de classification.

En considérant encore les mots composés dans leur forme extérieure, on peut les classer d'après leurs caractères gram- maticaux. Alors on groupera ensemble les mots formés de substantifs et de substantifs : ensemble encore ceux en- trent des substantifs et des adjectifs, ou des substantifs et des verbes, etc., quelle que soit d'ailleurs la nature de la com- position qui les combine. Cette classification paraît naturelle

INTRODUCTION 3

et logique, puisqu'elle repose sur les caractères essentiels des termes composants.

Enfin, en se plaçant à un autre point de vue, l'on peut voir dans la composition non pas une combinaison de mots (subs- tantifs et substantifs, substantifs et adjectifs, substantifs et verbes, etc.), mais une combinaison d'idées rendue visible par celle des mots. A ce compte, la composition est soumise à des procédés logiques, et elle suppose certaines opérations de l'esprit auil importe de déterminer. Jl n'est pas vraisemblable que, dans la formation des quelques milliers de mots composés que nous aurons à étudier, l'esprit ait toujours eu recours aux mêmes moyens. Quels sont donc les principes, les diffé- rents modes de combinaison ? Telle est l'idée essentielle qui peut servir de point de départ à un troisième groupement.

Entre ces trois classifications, le choix n'est pas douteux.

Autant la dernière est vraie, naturelle, lumineuse, autant les deux autres sont artificielles. Pour commencer par la pre- mière, l'agglutination plus ou moins complète qui affecte les mots composés n'est en effet qu'un accident secondaire et postérieur de leur histoire. Le temps et l'action des lois phoniques altèrent également la forme des mots, qu'ils soient simples ou non, et ceux-ci, comme des monnaies usées, voient souvent leur empreinte s'effacer peu à peu et disparaître au point de ne plus laisser trace de leur effigie primitive. Pour les mots simples, cette action organique a pour effet de les ren- dre plus simples encore : ministerium devient ;/2(?5//e;', métier ; suspectionem passe par sottspeçon, soupeçon, soiijjçon ; sa- cramentum se change en saircDient, serment; œtaticiim en edage, eafje, âge. Pour les mois composés, elle a pour résul- tat d'en faire des mots simples. L'agglutination, à ses diffé- rents degrés, n'est donc pas un caractère propre de la com- position ; c'est l'effet d'une loi organique générale, qui agit sur tout le domaine de la langue. Prendre cette agglutination pour le point de départ d'une classification, c'est s'attacher à un pur accident.

Cela apparaît clairement lorsqu'on tente cette classification. On se voit alors amené à grouper ensemble des mots qui n'ont de commun entre eux qu'une égale déformation : toc-

4 INTRODUCTION

siut licou, chafouin, chaqueue, dimanche, raifort seraient réunis sous une même rubrique, quoique tocsin et licou of- frent l'ellipse qu'on retrouve à^w% porte-manteau, serre-tête ; quoique chafouin soit formé par apposition : chat, fouiji ; quoique chaqueue représente queue de chat, le premier terme étant au génitif; quoique enfin dans dimanche etdana raifort l'on ait un adjectif qualifiant simplement un substan- tif : dies dominica, radix fortis.

La seconde classification présente également des difficul- tés. Son toit est d'être trop extérieure, trop mécanique^ et de ne pas pénétrer assez avant dans l'essence de la composition. Et en effet, des adjectifs et des substantifs ou des substan- tifs et des substantifs peuvent se combiner avec divers degrés de complication. Timbre-poste n'est pas un composé de môme nature que chef-lieu, ni chef-lieu que chef-d'œuvre ; rouge-gorge ne peut se placer à côté de plafond, ni clairvoyant à côté de mort-né. Cette classification, il est vrai, est celle que suivent les philologues allemands, Grimm dans sa Grammaire allemande, Koch dans sa Grammaire historique de la langue anglaise, Diez dans sa Grammaire des langues romanes. iMais la composition dans les langues germaniques se prête mieux à cette classification. Quant à Diez, il a été obligé de s'écarter, dans un cas fort important, du plan qu'il s'impose : il fait une section à part des composés dont le type e,si porte -feuille, en les réunissant sous le titre général de composition par /?Arase5. Mais, malgré le correctif qu'il y apporte, le défaut de sa classification paraît bien dans les rapprochements aux- quels elle le condamne. C'est ainsi, par exemple, qu'il groupe dans une même série [Zusammensetzung mit Substa?itiven) Aes juxtaposés comme chef-d'œuvre, clin d'œil, lundi, et des composés comme merluche, terre-noix ; qu'il place l'un à côté de l'autre, dans la composition avec adjectifs, rouge-gorge et bon sens, fer-blanc et jaune.

11 ne reste donc qu'une seule classification vraiment rigou- reuse, celle qui repose sur l'analyse intime des procédés lo- giques que l'esprit met en œuvre pour former les mots com-

* Cf. plus bas, parU II, sect. I, .

INTRODUCTION 5

posés. Elle seule, pénétrant au fond même des lois de la composition, permet d'assigner à chacun des composés sa va- leur et son sens propres. Et ici il ne faut point craindre de faire à l'analyse psychologique une place trop grande dans une question de simple linguistique ; car ce n'est pas, en somme, à la partie de la grammaire qui traite de la formation des mots, c'est à la syntaxe qu'appartient la composition, et sa théorie rentre tout entière dans celle de la construction de la phrase.

Les rapports qui unissent la composition à la syntaxe sont trop évidents pour qu'il soit besoin d'y insister. Un mot com- posé est une proposition en raccourci, et cela est si vrai que la question de la place du déterminant par rapport au déterminé se ramène au fond à la question de la place de l'attribut dans la phrase.

Cette théorie cependant n'a pas été sans soulever des ob- jections. On lui a reproché dintroduire dans l'étude historique de la langue les doctrines de la grammaire philosophique a priori '. Ces reproches ne nous paraissent pas fondés.

Ira-t-on accuser de faire de la grammaire philosophique €t non historique le linguiste qui, dans l'étude de la syntaxe, sépare la proposition simple de la proposition subordonnée, sous prétexte que ces deux sortes de propositions se trouvent séparées en vertu de considérations logiques ? Assurément non. Il en est de même de nos diverses séries de mots composés.

Peut-on réunir dans une même catégorie c/m d'œil et tim- bre-poste, comme le veut M. Koschwitz? Dans la première sorte de composés, n'y a-t-il pas une forme linguistique qui a ce ca- ractère formel d'èire grammaticale; dans la seconde, au con- traire, une autre forme linguistique qui a ce caractère formel à' ^iïQ antigrammaticale ^ puisque l'usage courant de la langue admet la construction clin d'œil, et n'admet que la construction un timbre de poste ou pour la poste? D'ailleurs l'étude des principes formateurs n'est-elle pas dans la plupart des cas nécessaire pour résoudre la question gramm.aticale du pluriel

* E. Koschwitz dans le Jahrbuch fiir roman, und englische Litera- tur,i. XV (1876),229-244, compte rendu de la première édition de ce li- vre.

6 INTRODDCTION

des noms composés ' ? Les faits grammaticaux que nous avons ici à considérer diffèrent les uns des autres dans leurs procédés de formation. Ils doivent être étudiés séparément. Les con- fondre est, au fond, chose aussi illogique qu'il le serait de vou- loir confondre dans une même étude, par exemple, l'histoire de la flexion des noms et de celle des verbes.

r C'est donc aux principes mêmes de la formation des mots

composés que nous devons nous attacher, pour répartir et

I classer les faits à étudier. Déterminer ces principes forma- teurs, et suivre depuis leur naissance dans leur évolution les mots qui en relèvent, c'est, croyons-nous, faire non de la gram- maire philosophique a priori, mais de l'histoire linguistique, fondée sur l'observation, sur une observation i)lus profonde. I Nous devons prendre chaque mot à son origine, détermi- ner le genre de composition qui lai a donné naissance, et en- suite en suivre l'histoire à travers les modifications et altéra- tions qui en ont pu changer le caractère. Quels sont donc ces principes de division ?

IL Nous distinguons d'abord la composition apparente ou juxtaposition de la composition propre ou composition ellip- tique.

La différence essentielle entre la composition romane et la composition ancienne, c'est que la première combine des mots, la seconde des thèmes. Dans im:o-Y.pàx--nç , ye(ù-ypa<j)-U,r]^i- y.pocv-ix, dans silvi-col-a, largi-flu-us, anyin-man-us, on ne trouve que des radicaux nus, dépouillés de toute flexion, et suivis seulement d'une terminaison qui donne au composé son unité et son individualité. Aucun lexique ne cite comme mots tTTTro, ys(ù, -ni^-i, silvi, largi, angui, pas plus que xpar, ypcccf, yLQctVy col, flu, man. Le roman, au contraire, combine de» termes qui généralement ont une existence propre. Beccafico^ morcU-gallina, arrière-cour, terre-noix se décomposent en becca, mordi, deux impératifs, en /?co, gallina, cour, terre, noix, tous substantifs, en arrière^ adverbe. Les langues néo-

* Par exemple, le pluriel de conlre-poison doit êtro discuté autre- ment que le pluriel de contre-appel. Des grammairiens ont proposé de laisser invariables au pluriel des mots comme rouge-gorge. Une analyse inexacte de la formation logique du composé les conduisait à uneénormité grammaticale.

INTRODUCTION 7

latines connaissent bien quelques compositions de radicaux, mais c'est l'exception, et l'on peut dire que le système anti- que et le système moderne présentent deux caractères entière- ment opposés ; moins opposés cependant en réalité qu'ils ne le paraissent à première vue ; car ils reposent, en somme, sur un principe supérieur dans lequel ils trouvent leur raison d'ê- tre, Y ellipse. Dans la composition ancienne, en effet, le thème représente l'idée sous la forme la plus générale et la plus abs- traite : c'est la notion vague et indéterminée du [)hénomène, action, qualité, sul.stance. Deux thèmes combinés ne peu- vent mettre en commun que leurs abstractions; la terminai- son seule du composé, lui imprimant son caractère propre de nom, d'adjectif ou de verbe, guide l'esprit dans le sens qu'i' doit donner aux idées complexes et synthétiques pré.'^entées par les deux radicaux. De la sorte la composition tbt-matique, sousentendant un nombre considérable d'idées accessoires, est éminemment elliptique : et l'on peut dire que son trait do- minant consiste précisément dans l'étendue de l'ellipse, dans le nombre d'idées ou d'images que le mot éveille dans la pensée. Que la composition thématique soit, comme on est porté à le croire, le débris d'une construction primitive, qui ne con- naissait pas les flexions et les cas, l'on peut toujours dire que l'absence des flexions est le signe extérieur de l'ellipse, et qu'aux idées sous entendues correspondent des terminaisons significatives supprimées. A ce point de vue, la composition antique n'apparaît plus comme si différente de la composition moderne, ou du moins de la composition romane.

Celle-ci, en elfet^ repose également sur l'ellipse. Si la no- tion de thème, avec la chute des flexions casuelles, a à peu près entièrement disparu des langues néo-latines, si celles-ci ne se'trouvent plus, pour ainsi dire, en présence que de mots, de parties du discours déterminées, la composition, pour se modifier dans sa forme extérieure, n'en reste pas moins ce qu'elle était dans les langues anciennes, une expression syn- thétique, éveillant dans la pensée plus d'idées que les parties qui la forment n'en peuvent fournir, prises chacune en elle- même. L'ellipse y reste toujours le caractère fondamental, bien plus, le caractère unique.

8 INTRODUCTION

Si telle est l'essence de la composition romane, il suit de une distinctiot) entre la composition proprement dite et cette composition purement apparente que nous appelons la juxtaposition, l/ellipse seule, par une dérogation à la cons- truction ordinaire de la syntaxe explique des formations comme *î?.t7T7Tos, toJ'wx-yjç, timbre-poste, vermoulu, salvada- najo, qui toutes se résolvent en périphrases plus ou moins développées : oiXmv îtittou;, TrccJaç û>y.hi, timbre de poste, des vers moulu, salva i danaj. Tout autre est le procédé qui consiste à créer des mots comme Atcaxoupot, r/staxaîcJexa, Neâ- Tzohi, comme Forum Julii., respublica, quamobrem, comme Civita-Vecchia^ chef-d^œuvre, bienheureux, iout-rimé. Ici il y a simple juxtaposition de termes plus ou moins bien soudés entre eux, sans que la syntaxe ait à subir aucune al- tération. C'est le mêuie procédé qu'on rencontre dans Aîoç TTaîç, forum Trajani, maître d'école, mal disposé, etc., l'on ne s'avisera jamais de voir l'ombre d'une composition..

On voit donc en quoi la juxtaposition diffère de la composi- tion. Pour les caractères extérieurs, celle-ci varie de forme dans les langues anciennes et dans les langues modernes ; celle-là conserve partout le même caractère. \i.ôcy.ovpoi et qua- mobrem peuvent se comparer à gendarme et à dorénavant ; ^zdT.okii et Jovisglans à C ivita-V ecchia et à barba de Aaron. Pour l'esprit même de la formation, la juxtaposition n'est qu'une simple réunion de termes rapprochés par les hasards de l'usage ; la composition est une union intime de mots dont Je rapprochement a sa raison d'être dans l'ellipse. Dans la pre- mière, le nom composé n'offre pas plus d'idées à l'analyse que chacun des termes qui la composent ; dans la seconde, il offre une idée nouvelle que l'on ne pourrait retrouver dans les élé- ments pris à part.

La juxtaposition isole les idées, indique, quand il y a lieu, les rapports à l'aide de particules, et recourt à l'a- nalyse. La composition groupe dans une unité simple des idées qui se présentaient naturellement séparées, et procède par voie de synthèse. La première, si je puis me servir de ces expressions chimiques, est un mélange ; la seconde, une com- binaison.

INTRODCCTION »

A un autre point de vue, la composition est un instrament de formation de mots bien caractérisé, qui se distingue nette- ment des autres procédés de formation, et par suite peut prendre place à coté d'eux. La juxtaposition n'a rien de spé- cial ni de déterminé. Comme elle n'est autre chose qu'une réunion de mots faite d'après les règles les plus élémentaires de la syntaxe, seule la plus ou moins apparente fixité que l'usage donnera à l'un ou à l'autre de ces groupements y fera reconnaître un juxtaposé. Le composé existe du jour même les éléments composants sont mis en présence et, par l'ellipse, combinés ensemble. Le juxtaposé doit son existence au temps '.

' 1.63 différence? qui séparent la juxtaposition de la composition ont amené un philologue distingué à leur chercher des noms plus précis que ceux qu'on leur attribue d'ordinaire. M. Francis Meunier, dans sa belle étude sur les composés syniactiques grecs ', propose ■el emploie les terme? syntactiques et usynlactiijues, c'est-à-dire « con- formps aux lo's do la syntaxe » et « qui n'y sont pas conformes.» Ces dénominations sont bonnes pour les langues anciennes, qui combi- nent non des mots, mais des thèmes nominaux ou verbaux. Gomme ceux-ci ne peuvent ndlurellement se soumettre aux règles habituelles de la syntaxe grecque ou latine -, on peut leur donner à juste titre le nom de « aï^.yntactiques. »

Mais, dans les langues romanes, la composition se ramène en gé- néral à une combinaison elliptique de mots. Ces mots, par cela même qu'ils ont la forme de mots, peuvent être soumis aux règles de l'accord. Or, si l'on prend pour base de classification, comme l'exi- gerait l'emploi des mots syntadique et asyntactique, la violation ou l'observance des règles de la syntaxe, on se voit amené aux plus singuliers résultats. Le motvinaigre est pour M. Meunier' un com- posé asyntactique, son pluriel étant vinaigres, non vins aigres. Dans un chevalier porte-glaive, porle-gluive est syntactique, parce que ces mots, si l'on complète l'ellipse, s'analysent en : un chevalier qui porte le glaive : dans porte et glaive, la syntaxe est observée ; mais au pluriel le composé serai', asyntactique, caria syntaxe exigerait : des chevaliers portent-glaive. La syntaxe est respectée dans la souris

1 Dans V Annuaire de Vassoriation pour V encouragement des études grec- ques, 6« année, 1872, p. 2i5 et suiv.

* Il est probable que ces mots représentent, dans leur formation, un étal antérieur de la langue, où, les flexions n'existant pas encore, on combinait des thèmes. Ea ce sens, ces composés sont aussi syntactiques que les autres, puisqu'ils suivent des lois de construction jadis en vi- gueur, et dont ils ont gardé les dernières traces ; mais il faut entendre ce mot à.' asyntactique» au sens de : qui s'écarte des lois actuelles, des loi» ordinaires et communes de la syntaxe.

* L. c. p. 262.

10 INTRODUCTION

Si le temps et l'usage seul agissent pour créer les juxta- posés, à partir de quel moment arrivent-ils à Texislence ? Cette question est aussi importante que délicate à résoudre. Mais, avant de l'aborder, nous sommes obligé d'entrer dans quelques considérations sur la transformation des sens dan» les mots.

Il n'est point d'objets simples dans la nature. Chaque chose se présente à nous avec un ensemble de qualités diver- ses dont l'une, plus saillante ', est choisie pour dénommer la chose. Celle ci est ainsi désignée par l'une de ses parties dont le nom éveille dans la pensée non pas seulement l'image de

trotte-menu, violée dans les souris trotte-menu (il faudrait traitent- menu), respectée dans monsieur, vous ave% un rendez-vous, violée dans mon ctier, tu as un rendez-vous (il faudrait un rends-toi) '. » Or, le mot n'a pas changé de nature par suite de son emploi au singulier ou au pluriel. Un porte-glaive est composé tout autant que des porte- glaive; vinaigres, pour être employé au pluriel, n'en est pas moins formé à l'origine par juxtaposition ; il y a ellipse, ici il n'y en a pas. Les composés thématiques, grecs ou latins, ne peuvent se sou- mettre à la syntaxe ; leur caractère fondamental est donc d'être asyn- tactigues. Les composés français peuvent violer ou observer, au ha- sard de leur emploi, les règles de l'accord, parce que l'ellipse qui leur donne naissance combine des mots, c'est-à-dire des éléments variables. L'accord est donc chose secondaire ; ce qui est essentiel, c'est l'ellipse avec ses divers degrés de complication.

Nous renonçons donc aux termes de sijnlacliqucs et asxjniactiques. Ceux àe juxtaposés et de composés nous semblent rendre nettement les différences qui séparent les deux classes de mots. Ils en expri- ment les caractères fondamentaux, indiquant pour les uns un rappro- chement de mots sans ellipse, pour les autres une combinaison de termes avec sous-entendu. M. Koschwitz préfère les mots grecs synthétiques et parathétiques, qui lui paraissent répondre mieux à la réalité des choses. Pourquoi aller recourir à des mots grecs, quand, pour exprimer exactement la même chose, on a des mots purement français ? juxtaposé : Tiapà6£-uoc, composé : ctjvBôtoî. Nous em- ployons ailleurs le grec parasynthélique, parce que nous avons hésité devant le mot, quelque peu barbare, Ae. juxta-composé,(\n\ d'ailleurs est trop obscur par lui-même, et ne rend pas l'idée qu'on fait rendre à ce mot grec.

* Pour l'esprit du moins. Qu'est-ce qui fait qu'il est plus frappé de telle qualité que de telles autres ? qu'est-ce qui détermine ce choix exclusif dans la dénomination des choses ? Problème obscur, qui pénètre au fond des secrets de l'intelligence humaine et dont on ne peut encore même entrevoir la solution.

1 Ibid., p. 362 et 363. Cf, p, 398,

INTRODUCTION 11

cette partie, mais l'image totale de l'objet, phénomène remar- quable qui se lie étroitement à celui de l'association des idées et qui est le fait dominant de la succession des sens dans les mots.

A l'origine, le mot a une valeur significative ; mais son sens propre se perd peu à peu, et il devient le représentant exact de l'objet signifié. De nos jours, fleuve, neige font re- vivre à nos yeux, dans toute leur étendue, les images sensi- bles des objets désignés par ces noms. Primitivement /?e?a'tf était « ce qui coule » [fluere) ; yieige, « la chose humide » (sanscrit 5m>^, être humide, auquel se ramènent n/x, v-çs-. , l'angl. snoiv, l'ail, schnee, l'anc. h. -ail. sneo, le goth. snaivs). Le mot a donc d'abord désigné une qualité que l'esprit ju- geait alors fondamentale, pour finir, le sens étymologique se perdant, par représenter l'objet dans sa totalité. Exprim ant une qualité, c'était un qualificatif; désignant ensuite un ensem- ble de qualités, une substance, il est devenu substantif.

Ce procédé de l'esprit dans le développement du sens des mots se retrouve naturellement dans la formation des noms composés ; mais l'objet se présente ici sous un double aspect, avec deux qualités saillantes, Tune générale, l'autre spéciale, qui le caractérisent. Le nom devient alors une sorte de définition per proximum genits et differentiam. Dans chou-fleur^ gendarme, portefeuille, il y a le genre : chou, gens, ce qui porte, que détermine l'espèce : fleur, arme, feuille ; c'est pourquoi l'on donne au genre le nom de déterminé et à l'espèce le nom de déterminant '. Dans ces sortes de mots, le substantif éveille donc une double image, et c'est en quoi ils diffèrent des mots simples, l'on retrouve bien un déter- minant, l'adjectif, mais le déterminé s'annule en se rédui- sant à la notion la plus générale d'être -. Mais bientôt, comme dans les substantifs ordinaires, la double idée qui se présentait à l'esprit s'eiïace graduellement devant une idée

* En allemand Grundivort (mot fondamental, déterminé), Beslim- mungsioort (mot de détermination, déterminant).

' Ainsi, dans les exemples cités plus haut, fluvius, nix, le déter- miné est ce, chose {ce qui coule, la chose humide), tout ce qu'il y a de plus vague.

12 INTRODUCTION

supérieure qui est celle de l'objet dans toute l'étendue de ses qualités ; et de même que le substantif simple, en perdant sa signification étymologique, finit par correspondre émit rement à l'idée de l'objet, de même, dans les composés, le détermi- nant et le déterminé disparaissent pour faire place à une seule image. Le composé est devenu simple.

De ce principe découle une importante conséquence pour l'étude des juxtaposés et des composés.

Comme la composition repose sur un fait précis et facile à constater, un sous-entendu, elle date de l'instant môme les deux termes composants sont mis en rapport l'un avec l'au- tre : par suite, l'existence des mots composés comprend deux époques distinctes, celle déterminants et déterminés vi- vent de leur vie propre, et celle ces deux termes s'éva- nouissent dans une unité supérieure ; autrement dit, celle les composés se reconnaissent comme composés et celle ils deviennent simples pour l'esprit. Par exemple, licou, mot composé qui s'explique par une ellipse: ce qui lie le cou\ a vécu d'abord comme composé, résoluble pour l'esprit en lie et cou ; puis la double idée donnée par les deux mots s'est réduite à une seule, celle qu'indique actuellement le subs- tantif licou. Mais les juxtaposés ne connaissent que la der- nière des deux époques ; car tant que le déterminant et le déterminé ont conservé leur valeur propre, il n'ont pas plus le caractère de juxtaposes que toute autre réunion du même genre formée sans cesse par l'activité journalière du langage. Ce n'est que du jour les deux termes, perdant leur signi- fication spéciale, ont cessé de désigner les deux qualités saillantes de l'objet pour devenir la représentation exacte et complète de cet objet, que le mot devient en même temps juxtaposé. L'unité d'image, tel est donc l'important critérium auquel on reconnaît l'existence d'un juxtaposé.

Mais l'unité peut s'être faite dans l'idée sans qu'elle existe pour cela dans la forme. L'orthographe, en général, suit de très loin les transformations de la pensée. Danspiédes/al, (jen- darme^ plafond, les deux termes se sont soudés, comme les

* C'est pour abréger que nous expliquons ici licou par ce qui lie le cou. Nous verrons plus tard la nature véritable de l'ellipse.

INTRODUCTION 13

deux idées se sont réduites à l'unité ; la forme et l'idée s'ac- cordent. Dans arc-enciel, chef-d'œuvre^ la soudure est moins parfaitement indiquée par le trait d'union. Dans pomme de terre, rien n'indique extérieurement la juxtaposi- tion, et cependant ce mot est bien un juxtaposé, puisqu'il a cessé de présenter à l'esprit cette idée complexe de « pomme (ou fruit semblable à une pomme) recueillie dans la terre » et ne donne plus que l'image simple et une du tubercule connu sous ce nom. L'orthographe est donc indifférente ici ; c'est l'unité de Cimage, qu'elle soit rendue visible ou non dans la graphie des mots, qui seule établit l'existence du jux- taposé.

Cependant il faut reconnaître que, si ce critérium est précis, l'emploi en est des plus délicats. Puisque l'usage et le temps sont les seules forces qui agissent sur les locutions juxtapo- sées, et les amènent, de l'état complexe de locutions, à l'état simple de juxtaposés, la transformation ne peut se faire tout d'un coup ; il est un moment elles flottent entre les deux états, n'étant pas encore assez simples pour mériter le nom de juxtaposés, mais étant déjà trop simplifiées pour ne pas être considérées comme des locutions spéciales. Cet état neutre, bâtard, doit être noté et désigné, et nous réservons le nom particulier de locutioiu par juxtaposition aux expressions oii nous le rencontrons. Mais cette distinction des locutions par juxtaposition et des juxtaposés ne supprime pas toute diffi- culté, car ici tout dépend des appréciations personnelles, et celles-ci -varient suivant l'emploi que chacun fait de ces mots. Leferbiafîc n'est assurément plus pour personne du fer blanc ; mais, si le ôlanc de céruse est encore pour nous du blanc fait avec de la céruse, pour les ouvriers qui fabriquent cette ma- tière et se donnent le nom de blanc-decérusiers la locution a passer à l'état de mot simple. Pour des journalistes, le fait divers doit présenter une idée aussi simple que celle de Hautes Études aux élèves de l'école qui porte ce nom. Pour les Bellétriem de Genève, les belles-lettres se sont ré- duites à l'état d'unilé, et le bémol était sans doute déjà pour le musicien un signe unique que le vulgaire y voyait encore un mol. Un sergent de ville, à mes yeux, est une unité

14 INTRODUCTION

simple, vivante, ayant pour caractère principal de se prome- ner dans les rues avec un uniforme particulier ; mais un agent de police reste pour moi un agent de la police. Pour un paysan, il est fort probable qu'un sergent de ville n'est qu'un sergent de la ville, qui se trouve dans la ville. On voit donc combien est délicate à déterminer la valeur exacte des juxtaposés. Pour quelques-uns, ceux, entre autres, dont les ter- nies composants sont soudés, le doute n'est pas permis ; pour les autres, il faut se décider d'après des appréciations per- sonnelles, chose toujours hasardeuse.

111. Les caractères de la composition apparente et de la composition elliptique ainsi établis, on voit sortir de cette analyse la règle de la classification à adopter. Les juxtaposés peuvent être classés d'après la nature des éléments compo- sants ou du mot qui en résulte ; les composés doivent l'être d'après la nature de l'ellipse. Autant d'ellipses différentes, autant de catégories différentes de composés. Dans cette ana- lyse, il est naturel de commencer par les ellipses les plus simples pour finir parles ellipses les plus complexes.

Mais notre examen est encore incomplet, car il a laissé en dehors une classe des plus considérables de mots composes, ceux dont le premier élément est une particule, adverbe ou préposition.

Cette composition par particules, qui donne au latin son maximum de mots composés, en donne, s'il est possible, un nombre encore plus considérable aux langues filles.

Cette formation par combinaison de particules avec un nom ou un verbe mérite-t-elle une classe à part ? On l'a contesté. 11 est vrai que, dans certains cas, elle procède par simple juxtaposition (w«/-/r«iVer, siir-mener, bienheureua: etc.), que, dans d'autres cas, elle relève de la composition elliptique {arrière cour, contre-appel, etc.); mais elle présente aussi des caractères qui lui sont absolument propres '. D'un autre côté, la combinaison de la particule avec le verbe ou le nom est

1 Quand elle combine une particule avec un nom pour en faire un nom nouveau par l'addition d'un suffixe nominal, un verbe nouveau par l'addition d'un suffixe verbal {entre-colonne -menl ; em-hcirqu-er). "Voir plus loin.

INTRODUCTION 15

soumise à une série de lois spéciales qui embrassent toutes les formes de ce genre de composition. 11 est impossible de faire dans cet ensemble des scissions quelconques, et toutes les parties demandent à être étudiées daas une même unité. Unité purement extérieure et formelle, ce semble, et qui est en opposition avec les principes sur lesquels sont établies les deux autres divisions. Mais cette nouvelle division sort de la nature même des faits qu'elle embrasse, au même titre que les autres ; elle est tout aussi légitime en elle-même. D'ailleuis, pour sauver les principes, s'il y avait contradiction réelle, il suffirait d'indiquer exacteaient dans cette nouvelle partie ce qui relève de chacune des parties précédentes. Or, c'est ce que nous faisons avec soin.

La composition par particules, tenant de la juxtaposition et de la composition proprement dite, doit prendre place entre ces deux dernières.

IV. Les composés par particules sont, comme les autres, sou- rais à la loi de la réduction à l'unité d'image. Comme les au- tres, ils arrivent avec le temps et l'usage à fondre leurs éléments dans une unité supérieure. Dans tous les composés, cette réluction, com ne nous l'avons vu plus haut, doit se manifester par une modification apportée à la forme exté- rieure du mot. Le déterminant et le déterminé se soudent en un mot unique, et cette soudure se fait en vertu de lois spécia- les qu'il est utile d'examiner. Ici l'accent joue un rôle ^

Tant que les deux termes vivent de leur vie propre et gar- dent leur signification précise, ils conservent en même temps leur accentuation ; et si l'accent du dernier mot est bi^m carac- térisé, celui du premier, pour être un peu plus faible, n'en est pas moins sensible : sapeur-pompier ^porte-cigares *. Mais si

' Voir G. Paris, Accent latin, p. 82-85.

* L'affaiblissement de l'accentuation correspond donc sensiblement à l'affaiblissement de l'image ; et cela va de soi, puisque la disparition de l'image enlève au terme composant sa personnalité, sa valeur propre, et ne lui laisse qu'un rôle secondaire dans la nouvelle unité qui sort de la composition. Que l'on cora pire la prononciation Aq coffre dans ces deux phrases : voici un coffre-fort (c.-à-d. qui est fort), et voici un coffre- fort, on sentira la différence qui résulte de la pré- sence, ici de l'absence d'accent tonique.

16 INTRODUCTION

la fusion s'opère entre les deux termes, le premier perd peu à peu son accentuation propre, et, quand cette fusion est tota- lement achevée, il ne reste plus d'accent que sur la dernière syllabe du dernier mot : gendarme^ licou, lundi *.

La suppression du premier accent a pour résultat la réduc- tion du mot composé à un mot unique. Cette réduction se ra- mène aux lois générales de la phonétique française. 11 se produit en effet le plus souvent un choc entre les lettres qui finissent le premier mot et celles qui commencent le second : ainsi liecou donne liecon ; plat- fond, platfond ; non-obstanty nonobstant (prononcez non avec un son nasal) ; d'or en avdnt^ dorénavant [en avec un son nasal). Comment résoudre ces difficultés de prononciation? Ici, remarquons-le, le mot n'ap- partient plus à la classe des mots composés, mais à celle des mots simples ; on peut donc et il faut lui appliquer les règles de la phonétique générale de la langue. Celle-ci ne souffre pas Ve muet après une voyelle dans l'intérieur des mots ; elle réduira donc le composé liecou et les juxtaposés diemanche, vraiement à licou, dimanche, vraiment^ comme elle réduit ploierai, lierai (prononcez ploi-e-rai, li-e-rai) à ploîrai, li- rai (écrits ploierai, lierai). Elle supprimera le t ûeplalfoiid, parce que de deux consonnes consécutives la première dis- paraît toujours : ainsi dubilo devient dub'to, doute ; sapidus^ sap'dus, sade [daxis maussade). Dans nonobstant, dorénavant, etc., \n perdra leson nasal qu'elle a dans non, dans eyi, parce que jamais n entre deux voyelles, dans l'intérieur d'un mot, ne peut avoir le son nasal en français moderne.

On peut étendre ces exemples ; ils suffisent à montrer comment composés propres ou impropres, devenus des mots simples, se soumettent aux lois générales de la phonétique française, d'après lesquelles s'achève la soudure.

Celle-ci naturellement est plus ou moins complète, suivant qu'elle remonte à une époque plus ou moins haute.

* Dans la première édition de ce livre, nous avions admis l'exis- tence d'un accent second frappant souvent les finales despremiers éléments composants. Un examen plus approfondi nous a convaincu de l'inexactitude de notre observation : nous subissions l'illusion d'une orthographe ou d'un souvenir étymologique qui nous faisait frapper d'un accent imaginaire la syllabe en question.

INTRODUCTION 17

Toutefois, l'antiquité de la composition n'est pas une con- dition essentielle de la soudure ; car, d'abord, tel mot com- posé, devenu simple dans la vieille langue, a pu se rajeunir et reprendre la forme qu'il avait à la première époque de son existence ; exemple : couvre-chef, qu'on trouve en vieux fran- çais écrit : queuvrechiei-, covrechié, etc. , formes les éléments composants s'étaient évidemment combinés en un mot unique. D'un autre côté, les conditions de soudure des mots varient avec la nature des sons qui les constituent. Tel mot simple subit des transformations phoniques qui le rendent presque mi.^connaissable : ainsi 5acr«m(?n/Mm, 5erm(?;j^; d'autres, au contraire, se maintiennent sans changement sensible depuis les premiers temps de la langue jusqu'à nos jours : ornameii- tum, ornement. 11 en est de même des composés et des jux- taposés. Il est difficile de reconnaître ecce hic dans ci et qua re dans car. Le grec TrapaSoXvi, passant par ^arflôo/a/"/, aboutit k parle?\ mot simple aujourd'hui s'il en fut; mais orpiment et besaiguë semblent nés d'hier, quoique aussi vieux que la langue. Or, on ne niera pas que le maintien des formes et, par suite, des sens étymologiques ne soit un sérieux obstacle à la soudure des termes. Enfin, souvent l'un des éléments compo- sants a une valeur assez considérable pour résister à toute fu- sion. On ne voit guère, par exemple, comment hôtel-Dieu, aujourd'hui cependant simple synonyme à' hôpital^ arriverait à se réduire à un mot unique. La soudure, but auquel ten- dent nécessairement composés et juxtaposés, n'est donc pas toujours la conséquence immédiate de la réduction à l'unité des termes composants. Nécessaire, inévitable logiquement, elle n'en est pas moins soumise à l'action de circonstances multiples qui peuvent en retarder ou en arrêter le progrès, et il est impossible de déterminer une loi. Elle n'est donc, en somme, qu'un accident extérieur et secondaire ; nous n'avons aucune distinction essentielle à établir entre les mots on la constate et ceux qui ne la présentent pas, et l'unité de forme doit céder à l'unité de sens, l'unité physiologique à l'unité psychologique '.

» Cf. plus haut, p. 2.

18 INTRODUCTION

V. Nou§ venons de voir les termes composants laisser dis- paraître chacun leur peisonnalité au sein de la nouvelle idée que leur réunion est chargée d'exprimer. Déterminant et dé- terminé s'évanouissent dans une image nouvelle simple. Leur place respective dans le mot est-elle indifférente ?

Nous savons que dans l'objet le déterminant exprime la qualité, dans la substance le phénomène. Or, chez les intelli- gences encore neuves des peuples primitifs ou des enfants, ce qui dans les choses frappe avant tout la pensée, c'est la qualité, le phénomène. De vient que les noms communs à l'ori- gine sont des adjectifs, et que dans la construction antique l'attribut généralement précède le sujet. Il est donc naturel que, dans les composés, ces propositions en raccourci, le déterminant ou l'attribut précède le déterminé ou le sujet * : c'est ce que nous montrent le sanscrit, l'allemand et les langues classiques. Le grec cependant, poussé par son esprit analytique, s'écarte déjà de cette règle, place dans un cer- tain nombre de inots le déterminé au premier rang : (piXâcJ'eXijJos, euSsu;, etc., et forme même des composés le déterminant et le déterminé peuvent indifféremment changer de place en- tre eux : yupo^fCkîlv et ^ilo-/jji^tiv^ IttîtcXuios et Au^ÎTr/roç, 'Itttto- Y.pdLZfiç et KpaTiTrTTos, etc. ^ Le latin offre aussi des exemples, quoique plus rares, oii le déterminé précède : respublica, jusjurandum, paterfamilias, qXz. Le roman, avec son besoin d'analyse, devait s'éloigner encore plus de la construction primitive ; et, de fait, dans les compositions elle est pos- sible, les deux cinquièmes des exemples ne la reproduisent point. Cependant la majorité y est encore fidèle, ce qui sem- blerait établir que le souvenir n'en est pas absolument obli- téré. Quant aux exceptions, sans pouvoir les expliquer autre- ment que par l'esprit analytique des langues néo-latines, nous nous contenterons, dans la suite de ce travail, de les signaler à l'attention du lecteur.

* Cf. M. Bréal, Grammaire comparée de Bopp (Introduct. du t. IV, p. xxn). Nous ne partageons pas toutefois la manière de voir de M. Bréal, qui donne pour raison dernière de cette construction le déair de ré- server pour la fin l'idée la plus importanle. L'idée la plus importance, au contraire, est l'id/'e qu'exprime le déterminant.

* Cr. Ad. Régnier, Trailé de la formation des mots grecs, g 288.

INTRODUCTION 19

Après ces observations générales nous entrons en matière et traitons dans une première partie de la juxtaposition ; la deuxième sera consacr.e à la composition par particules, la troisième à la composition proprement dite. Enfin nous consacrerons une quatrième partie à la composition savante, et une conclusion déduira de T.i nalyse des faits les traits géné- raux qui caractérisent la composition en français.

Tel est le plan que nous avons cru devoir adopter, plan qui diffère sensiblement de celui de Diez, mais qui nous sem- ble plus rigoureux, l! offre aussi l'avantage de pouvoir s'ap- pliquer, sans modifications essentielles, à l'étude de la com- position dans les autres langues romanes. Ce n'est pas à dire que nous ne tenions pas compte du développement original de ces langues, et que nous veuillions sacrifier ce qu'elles peu- vent avoir chacune de particulier au désir de montrer d'une manière plus sensible leur ressemblance et l'étroitesse des rapports qui les unissent entre elles. C'est, en général, l'écueil de la grammaire comparée de ne voir que ce qu'il y a de commun aux idiomes d'une même famille, et de perdre de vue les traits spéciaux à chacun d'eux. Cependant, tout en recon- naissant aux langues sœurs du français leur originalité pro- pre^ nous croyons que les ressemblances qu'elles doivent à une commune origine sont assez frappantes pour qu'on puisse leur appliquer les divisions, le plan et la méthode auxquels nous nous sommes attaché dans cet ouvrage. Nous avons d'ailleurs indiqué les compositions qui, dans les principales langues néo-latines, s'accordent avec celles que nous exami- nons dans ce livre, signalant en même temps les points prin- cipaux sur lesquels le français s'éloigne des autres langues romanes.

PREMIÈRE PARTIE

DE LA JUXTAPOSITION

Nous avoDS montré, dans le premier chapitre, les difficul- tés qu'offre la détermination exacte et complète de tous les juxtaposés de la langue. Le plus souvent on est obligé de se laisser guider par des appréciations personnelles, chose tou- jours pleine de risques. On se condamne donc, si l'on veut dresser le tableau de ces mots, à donner des listes trop com- plètes d'un côté, incomplètes de l'autre, puisque quelques- uns de ces juxtaposés pourront présenter au lecteur des idées complexes qui nous paraissent simples ; que d'autres, au con- traire, omis sciemment, lui sembleront offrir une unité d'image que nous n'y trouvons pas.

Gomment classer les juxtaposés? On peut avoir égard à la nature des termes qui entrent dans la composition ; on peut aussi considérer la nature du mot qui résulte de la juxtapo- sition. Ainsi l'on peut grouper ensemble :

Un nom et un nom : chef, œuvre, y - ^^?^^i fn^U ""^ ^^^ ' ^^^M'^^^^^ Un nom et un adj. : plat, fond un nom : plafond

tous, jours unadv. -.toujours

mal, gré une prép. : malgré Unnometuneprép.: de, bout -- un adv. : debout

Un adj. el un adj. : sourd, muet un a.à^.: sourd-muet

Un adj. et un adv. : mat, heureux un adj.: malheureux

Un adj.et une prép.: 5Mft, /oTî^um une prép. : selon

Unpron.etun pron.: çwf.^çue, uuMS un pron. : c^acu/i

Un pron.et un adv.: ecce, ille un pron. : cil

Un verbe et un adv.. ma/, /rarter un verbe :nîa//raifer

hors, mis une prép. : hormis Unadv. el une prép.: de, intus une prép. : dans

des, ja un adv. : déjà

22 PREMIÈRE PARTIE

On voit combien les combinaisons sont variées ; peut-être en oublions-nous ; mais comme, dans tous ces cas, l'on se trouve en présence d'un procédé toujours constant, il est plus utile et plus simple de classer les juxtaposés d'après la nature des mots qu'ils produisent. Nous avons autant de classes que de parties du discours : substantifs, adjectifs, pronoms, ver- bes_, mots invariables.

PREMIÈRE SECTION

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION

Les substantifs issus d'une juxtaposition peuvent être for- més par divers procédés. Le plus simple est celui qui con- siste à unir ensemble un adjectif et un substantif.

CHAPITRE PREMIER

JUXTAPOSÉS DE COORDINATION

Termes composants : substantif et adjectif. Types : plafond y coffre- for t.

II est impossible de déterminer d'une manière générale dans quel cas l'adjectif précède le substantif, dans quel cas il le suit. Cependant le souvenir de la construction primitive est encore assez net, puisque les deux tiers de la série qui va suivre placent le déterminé après le déterminant, et reprodui- sent la construction antique >ca/.5:Jat|j.«v.

Les juxtaposés latins de cette nature sont assez rares : res- publica, jiisjurandum, angusliisclaviis, lalusclavus, sacer ïç-m* (érysipèle), fœnum grœciim (fenu grec), h erb a impia (Pline, XXIV, 113), labrum Venereum (Pline, xxv, 108); persictim pomum (pêche), rosmarinus et quelques autres noms de végétaux. Je trouve dans Corssen [Aussprache^ II, 884), donnés comme juxtaposés : virilluslris, eques lioma- nus, prœlonirbafiiis, popu/us Romaims. On peut citer sur- tout des noms de lieux, formés d'un nom et d'un adjectif, et qui sont devenus des juxtaposés sous l'action du temps. De nos jours Villeneuve, Belle-Ile, Belleville, Montrouge, etc., sont

24 PART. I, SECT. I

des juxtaposés, qui représentent à l'esprit, non plus les idées indiquées par chacun des éléments constitutifs des noms, mais la ville, le lieu auquel ces noms sont appliqués. Il en a être de même des noms propres qui suivent : Alba Longa; Apta Jidia; Augusta Emerita, Firma, Gemella, etc.; Bulla Regia ; Campestris Julia ; Carthago Nova ; Castra Cornelia, Gemma, Prœtoria, etc. ; Castrum Julium, No- vum, etc.; Colonia Agrippinejisis, etc.; Constantia Julia, etc. ; Forum Julium (devenu Frioul), Novum ; Fossa Clo- dia ; Fossse Marianœ ; Longi Mûri ; Morts Sacer ; Oppidum Novum, etc., etc. Gorssen (ibid., p. 885) donne les formes AptajuHa,Sammasalpes, Triacapita, Lepidoregio, Sacravia, noms de lieux la juxtaposition est arrivée à la soudure des éléments constitutifs. Citons encore Aquœ Sextiœ (Aix).

Le latin populaire a peu enrichi cette liste. On peut citer dimanche, outarde, orfroi et vimaire, qui remontent à l'épo- que primitive. Nous allons examiner chacun de ces mots.

Dimanche, en v. fr. diemenche diomenche diernaine dio- meine, dérive de diedomenica, -co {= diem dominicam, -cum), i)iica devient naturellement enche, et inicum eine (cf. monachum monico moine). Or, pour que le juxtaposé diedomenica perdît son d dans dieominica diemenche, il fallait que c^d auxi'' siècle fût senti non plus comme d initial, mais comme d médial, et par suite que, depuis longtemps, les deux éléments du juxtaposé se fussent fondus en mot simple. Dans diernaine, dies est masculin ; dans diemenche . il est féminin. Le moyen âge a confondu le genre de ces deux mots synony- mes, les faisant tous deux indifféremment du masculin et du féminin.

Outarde, en vieux français oustarde, en provençal aus- tarde, est le lat. avis /arc?<i, nom donné par les Espagnols à cet oiseau, s'il faut en croire Pline : « Quas Hispaniaaves tar- das appellat, Grœcia otidas » (IL N., x, 29). Dans avis tarda, avis est devenu avs, aus, comme avica est devenu avca, auca\ Or, d'un côtéay/.ç comme mot simple n'a pas passé au français ou au provençal; de l'autre, le gallo-roman a perdu les formes du nominatif dans les noms féminins : il faut donc, pour une formation telle, que le mot avistarda remonte à une époque très ancienne, l'usage vulgaire conservait encore le nominatif féminin, et que les él'iments de la juxtaposition

* Diez, Gloss. Rom., Glosses de Cassel, s. v. cMca.

SUBSTANTIFS ISSUS d'CNE JUXTAPOSITION 25

eussent été déjà fondus en un mot unique quand le nominatif féminin disparut de l'usage '.

Orfroi, v. fr. orfroîs, d'où orfroisel, orfroiseler, est formé à'or = aurum, et d'un mot frois, dont l'origine est discutée. Frois suppo^:e une forme fris ou fres avec i bref ou e long non en position. Diez y voit un radical germanique, qu'il re- trouve dans le nom de pays Frise et dans l'anglais frizzle et le frison frisle = bouclé. Mais dans le radical germanique \i est long et n'a pu passer en roman sous la forme frois ou frès. Il vaut donc mieux voir dans frois, avec Litiré, Cachet, etc., le latin Phrygium. Diez objecte des difficultés de pho- nétique ; mais Phrygium a pu aussi bien donner frois que fragia, dérivé de fraga, a donné fraise, que gigerium a donné gésier et gingiva gencive. Voilà pour le groupe gium. Pour la diphtongaison de l'y, on sait que le latin populaire l'a traité comme i ou comme ii\ de vient que s'il est long il devient en français soit i, soit u; s'il est bref, il devient soit é, ei (oï), soit 6. ou : comparez presbyterum devenant pres- veire proveire prouvoire. Pour le sens, dans l'antiquité classique \es p/irggiée vestes sont des étoffes brochées d'or, et phrygio dans Isidore de Séville signifie brodeur. L'étymolo- gie est donc assurée ; mais comme phrygium ne se retrouve pas isolé en v. fr. et qu'il n'a pu par suite se combiner avec or à l'époque du moyen âge, or frois doit remonter à l'époque primitive du roman, au latin populaire. Il se retrouve dans le prov. aurfres^ l'esp. orofres, mais manque en italien et en valaque.

Virnaire {vis tnajor), proprement force majeure, mot qui ne s'est conservé que dans le langage technique, il signi- fie les dégâts causés par les orages dans les forêts (en patois normand vimar, accidents morbides chez les nouveaux-nés). Ce mot date de l'époque romane primitive, attendu q\ie vis n'a pas passé eu français ; disparu lui-même rapidement de la langue commune, il s'est spécialisé de bonne heure, et, dès le xiu° siècle, ou en avait perdu le sens étyrnologique, puisqu'on le rendait en latin par vimarium (Du Gange).

Le français a largement développé la juxtaposition du nom et de l'adjectif. Voici les principaux de ces juxtaposés.

* Diez, Et. Wb., I, s. v. oilaria.

26 PART. I, SECT. I

I. Le déterminant précède le déterminé ;

ambesas' bas-relief bavolel^

aubépine 2 Basse- Bretagne beau-fils, -frère, -père ^

bas-allemand ^ basse-cour beau-chasseur

bas-dessus basse-étoffe beaux- arts

bas-fdnd basse-fosse belle-flile, -mère, -sœur

Bas-Empire basse-lisse belles-lettres

bas justicier^ basse-marche blanc-aune

bas-mât basse-taille blanc-bois

bas-officier basse-vergue blanc-estoc

bas-l<ttin,-grec basse-voile blanc-être

bas-métier bas-ventre blanche-œuvr '

' Ambesas, du v. fr. ambeszziambos, proprement les deux as.

* Aubépine = aube (blanche) épine. L'adjeclif a/6, alhe, ou aub, aube, de bonne heure a élé remplacé par le germanique blanc. Il n'est resté que dans quelques expressions : Vaube du jour, Vaube du prêlre (toile blanche), Vauhe d'un moulin à vent (primitivement toile blanche des ailes), par ext. Vaube d'une roue à eau. Le v.-fr. disait aussi : un enfant 7vorl dans ses aubes (dans ses langes).

' Bas-allemand , Bas Empire, bas-latin, bas-grec, Basse-Bretagne Dans ces diverses expressions, bas a des sens difîérents, qu'il faut soigneusement distinguer. Bas s'applique d'abord aux lieux, et dési- gne des régions voisines de la mer : Basse-Bretagne, des idiomes par- lés dans ces régions : bas-breton, bas-allemand. On emploi de même haut dans le sens opposé: Haute- Bretagne, Haute Allemagne, haut- allemand. Il s'applique ensuite au temps : les bas temps, d'où le Bas-Empire, l'empire grec des bas 'emps. On dit en ce sens, le bas moyen âge, et, comme antonyme, le haut moyen âge. Enfin, comme, par une coïncidence historique, l'époque du Bas-Empire a été une période de décadence, bus dans ces emplois arrive à signifier cette décadence : le bas-lutin, le bas-grec.

"* Sur ce mot, voy. p. 37.

5 Bavolet, de bas et volet, pièce d'étoffe flottante sur la tête ; voy. Du Cange, s. v. voletus : « le voulel ou cuevrechief. »

•» Cet emploi de beau, belle, est à remarquer. Au moyen ûge, les personnes, en se parlant, se saluaient volontiers de l'épithète de beau, belle, jointe au tilre qui indiquait leurs relations :

Biau chier filz, biau filz. Miracles de Notre-Dame, ii, 34, 35.]

Biau doulz père, biaupére{on s'adresse à un ermite). Ibid., ii, 83, etc.

Ouvrés moi tost l'uis, biau cousin. Jeu de Rob. etMarion, Ane. th. fr. p. iiO.

Belle clame, a Dieu soiez. Manière de langage, III (Rev. crit. 187^, II, 288).

Bel compain, od vos en irruns. Ane. th. fr., p. 78.

Quand ces tournures tombèrent en désuétude dans leur emploi primitif, elles furent utilisées pour un autre objet, et la langue les fit servira rendre les rapports qu'elle exprimait jusque-là par parastre, marasire. fillastre, serorge, etc.

' Bl'inche- œuvre (arch.), outils tranchants. Blanche a ici le même sens que dans arme blanche. Blanche-œuvre a disparu, ne laissant de trace que dans le dérivé blanchœuvrier ou blancœuvrier.

SUBSTANTIFS ISSUS D UNE JUXTAPOSITION

27

blanc manger

blanc pendart

bonhomme

bonheur

bonjour

bon sens

bonsoir

bonne aventure

cent gardes

cent Suisses

chicheface '

claire-voie -

chaudebouillure

chaude-chasse

chaude-pisse

chauve-souris '

cloporte? (= clausus

po^cus f) court-bandage court-bâton court-bouillon

court-bouton

court-côté

court-cureau

courte- boule

courte-épée

courte-graisse

courte -lettre

courte paille

courte-paume

dt>mi-aigrette *

demi-air

demi-amazone

demi-anglaite

demi-arpenteuse

demi-aune

demi-autour

demi-bain

demi-bande

demi-bastion

demi-battoir

derai-bau

demi-bosse

demi-botte

demi-brigade

demi case

demi-cercle

flemi-ceint

demi-chaîne

demi-clef

demi-coupé

demi-course

demi-double

demi-lune

demi-monde

demi-moulinet

double-aubier

double-bec

double-bécassine

double-canon

double-chaloupe

double-feuille

double-macreuse

* Chicheface ou chincheface. Voir sur ce mot l'Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 247.

- Claire-voie : la langue actuelle décompose évidemment ce mot en claire ei voie. Mais cette élymologie est douteuse, car le xvi^ siècle dit clarvoise, clervoise, clairvoise, en laissant c^ai> invariable. Y a-t-il quelque fait d'étymologie populaire?

' Dès le xi« siècle calve sorix, (Raschi). On a discuté l'étymologie de ce mot ; l'épitbète de chauve et le nom de souris réclament une explication. N'ayant pas de plumes comme les oiseaux, la chauve- souris peut être dite chauve; le nom de souris se justifie par une assimilation populaire : le provençal appelle cet animal rato pennado. Enfin il faut peut-êlre tenir compta d'un mot latin (très rare), sauHx ou sorix îcis, désignant, à ce qu'on croit, la chouette; ce nom a pu agir d'un côié sur le mot sorex sor7cis et amener dans ce demie mot un déplacement d'accent encore inexpliqué aujourd'hui, et de l'autre aider à une confusion de sens dans l'apellation de la chauve- souris, volatile nocturne comme la chouette.

* Demi et mi en composition restent invariables. C'est une règle toute moderne ; la vieille langue gardait l'accord : En mie nuit s'en fuit de la cilet (Alexis, 38 d.) En demie lieuee ne pot il mot soner (Gh. des Saisnes, II, 95). Un soir a la mienuil (Villehard., p. 89). Demie douzaine (Rabelais, I, 2; Palsgrave, p. 859). Demie lieue (Mon- taigne, I, p. 232). Demie heure (Du Bartas, Gen. III; Malherbe, t. III, p. -153). Une demie teinte (Racine, Port- Royal). Demie lieue, demie heure (Racine, Lettres, etc.). Cependant Malherbe écrit des demi hommes (t- I, p. 133), Racine des demi piques, demi lunes. Le v. fr. mienuil, de- venu minuit, a passé du fém. au masc. au xvii« siècle; voir Vauge- las (éd. Chassang), I, 158.— Remarquons le genre féminin de mi-août, mi-septembre, etc., oii le déterminé est masculin. Il faut y voir une influence de minuit et de mi-carême [carême était autrefois féminin comme quadragesima).

28

double-main

étambord ou élambol *

étanfiche

extrême-onction

faufil (=: faux fil)

fausse-braie

fausse-clef

faus?c monnaie

faux-bond

faux-bourdon

faux-col

faux-Iuyant

faux-marché

faux- marqué

laux-monnayeur ^

faux-baunier ^

faux-lémoins

franc-alleu

franc archer

franc- bord

franc-fief

franc-filin

franc-fileur (néolog.)

franc-funin

PART. I, SECT. I

franc-maçon "*

franc-quartier

franc-réal

franc-salé

franc-tillac

franc tireur

franc taupin

franche-muUe

gentilhomme

grand -père, -mère

grand-livre

haut-allemand *

hautbois

haut bord

haute-cour

haute-justice

haute futaie

haut-fond

haut-fourneau

haute lisse

haut mal

haute-cour

haute paie

haute-taille

lèse-majesté ^

libre arbitre

libre-penseur

de longue main

longue vue

malaise ''

malaventure

malpbête

malebouche

malechance

malef'orlune

malegouverne

malemort

malencombre

malenconlre

malepeste

nialepeur

malerage

malfaçon

malgré (d'où maugréer)

malherbe

malheur

à lu malheure

maltalent (arch.)

* Étambord (par corruption étambot), étanfiche sont composés de hord (au sens de bord d'un navire, planche) ou de fiche, et de estant ■zz dpbout.

* Sur faux-monnayeur, faux-témoins, voir plus loin, p. 37.

' Faux-saunier est singulier; le mot est peut-être fait à l'imitation de faux monnayeur.

* Franc-maçon a donné au xvii» et xviii» siècle le juxtaposé fran- che maçonnerie, remplacé aujourd'hui par un dérivé de franc-maçon, franc-maçonnerie.

* Haut-allemand, voir p. 26, n. 3.

^ Lèse-majesté, mot de formation savante, qui reproduit le lat. lâssx majestatis ; voilà pourquoi il ne s'emploie qu'avec la préposi- tion de. L'analogie a étendu l'emploi de lèse à d'autres substantifs féminins : crime de lèse littérature, et même, par un monstrueux abus, à des substantifs masculins : crime de lèse-droit.

' Malaise et sqq. Dans cette série de juxtaposés entre l'adj. mal, il y a des féminins maie a perdu son e muet. A côté de mate chance on trouve, fréquemment même, malcliance : on éorit malfaçon, maUôte. Dans mabnse on a affaire à un masculin : aise en v. fr. était jadis des deux genres, et si aujourd'hui ajse est devenu féminin, ma- laise a gardé le genre primitif. L'ancien français faisait toujours l'accord : Aucun autre vice de malefaçon. Est. Boil, Mestiers, p. 94; toutes les maletosles, Froiss.,ii, 65; tnalle lieure, Paisgrave, 62. Voyez dans Godefroy les mots maie aventure, mal an, maie grâce, mate hart, mate honte, maie paie, maie rage, malaisance, mal- chief, maiconseil, malcuer, maldehait, malebouctie, malefaite, male- mort, malenchf.re, mulengin, malestraine, maleure, malfé, muufé, malgain, malgaigne, maujour, maupoint.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 29

maltôte raorfil (= mort fil) petite-vérole

marsault » moyen âge petit-gris

meau-vair * noirprun ou nerprun petits en^^ants

mi-aoilt, -septembre, nouveau monde petits-fours

etc.* nouvel-an petit pâté

mi-carême noir-voyant plam chant

mi-corps nu tète. -pieds, etc.* platond (;:= plat fond)

midi (arch. miedi) oriflamme * de plain-pied

milieu petit lils, neveu, etc. plat-bord

minuit (arcA. raienuit) pelit-lait plate-bande

mort blanc petit-mâtre plate-tace

mort-bois peùte-lille, nièce, etc. plale-fomne

morte-eau pelite-maîlresse plate longe

morte-saison petites-maisons priioesaut

mort-pelinou m.-plain petite-oie printemps*

* Marsault, moins bien marceau (Rousseau, Rêveries d'un promen. solil. v), sorte de .«aule. C'est un composé de mar^: mâle, et de aauU, forrae dérivée de f^ahx qu'on trouve à côté de saule, ce dernier d'origine ^'errnanique. Marsault est traduit dan^ Uu Gange par mas- salix. i/adjectit mur, lat. mus, maris, alais-é peu de traces en roman; cependant son existence est incontestable. Diez [Et. \V, II, b, mar- ron) a démontré que l'esp. maron ou marron, bélier, dérive de mas ; de le port, marrar, frapper avec les cornes. Mar a disparu de la langue, remplacé par masle :ir masciilus, et. comme tant d'autres mots anciens, n'a survécu que dans la langue technique.

* Menu-vuir, ancien nom du petii-gris : La feriime de tel a mainte- nant une robe fourrée de gris ou de tnenu-ver (Les xv joies de ma- riage, v).

' Voir p. 27, n. i pour ces mots et pour mi-carême.

Nu-lêie, -pieds, etc.. Il ne faut pns voir dans ces expressions une composition semblable à celle du grec uLEviQjuoç, oî-ojî, ou du la- tin longimunus, albico nus. Su est ici un adjectif employé absolument comme ndic-jl invariable. Cet emploi ét^it inconnu au xvie siècle : nus pierli, Ronsard, Odes, I. 1 ; nue teste. Pasquier, Rechercnes, vi, 15. Racine, au xvii* s., dit encore nuds pieds. Voir d'autres exemples dans Littré .<.y. Les grammairiens du xvii» s. ont dit i]uenu, précédantle substantif, devait être invariable, et cette règle bizarre, 'lue n'appuie aucune raison, linit par triompher. Marivaux écrivait encore en 1733 : « Je suis nue tête »'Mirianne, part.). Une pareille orthographe se- rait aujourd'tiui une faute.

^ Oriflamme, de aurea, v. fr. orie,et de flamma. l]n versdu Roland (3093j nous montre les deux mots encore séparés : « Getreiz d'Anjou [lor] porlet Vorif flambe. n Orie se prononçait orye avec xxayod, et non oyre; parla soudure, orie est devenu ori.

Printemps, primesaut. Primesuut devait être et a été jusqu'à la Renaissance (Rabelais, Montai^'ne) prinsaut. L'adjectif archaïque était piiu, fém. prime. Prime seo\ s'est conservé dans quelques expres- sions, et devenant des deux genres, a remplacé le masc. prin, comme le prouvent primesaut et de prime abord. Le v.-fr. avait encore d'au- tres juxtaposés de primus : prinsoir, le commencement de la soirée ; prinsome, non le premier sommeil, mais le temps des première

30 PART. I, SECT. I

prud'horr.me sage-femme ^ sauf-conduit -

prude femme(arch.) saint-office sauve-garde

quintessence (mot de sainbois tiers état

formation savante) sainfoin tiers-ordre

quote-part Saint Sacrement tiers-point

ronde bosse Saint Siège verjus

rond-point Saint Sépulcre vieux-lrançais

vif- argent

A la liste précédente ajoutons les mots suivants, le se- cond terme est un adjectif ou un infinitif pris substantive- ment : beau-frais^ beau-partir, beau-revoir.

On peut citer encore les noms propres, par exemple :

Aubeterre (Charente) Grand-pré (Ardennes)

Auvillers {^zaltum vil lare, M.diTne) GranvilJe (Manche)

Beaufort (Jura, etc.) HauteviJle (Ain)

Beaulieu (Corrèze, etc.) Longueau (Somme)

Beaumesnii (Meurthe) Longueville (Seine-Inférieure)

Beaupréau (Maine-et-Loire) Malesherbes (Loiret)

Beauvoir (Deux-Sèvres, etc.) Moyenneville (Oise)

Belfort (Haut-Rhin) Moyenvic (Meurthe)

Belle-Isle (Côtes-du-Nord) Neuvic (Dordogne)

Belleville (Paris) Neuvéglise (Cantal)

Belmont (Aveyron) Noirétable (Loire)

Belpech {zizbelium podium, Aude) Noirmoutier (Vendée)

Bonnétable (Sarthe) Oraont (r= allux mons, Ardennesj

Bonneval (Eure-et-Loir) Petite-Pierre (Bas-Rhin)

Boupère (= alba pelra, Vendée) Réalmont (Tarn)

Ghaveroche (Corrèze) Richelieu (Indre-et-Loire)

Ghaumont (Haute-Marne) Sauveterre (Basses-Pyrénées)

Clermont (Puy-de-Dôme) Vieilmur (Tarn) Gourbevoie (Seine) Etc., etc.

Grand'combe (Gard) Grand-couronne (Seine-Inférieu")

Remarques. I. Nous devons signaler particulièrement les juxtaposés formés de l'adjectif possessif mo?i, ma, mes et des noms seigneur, sieur, sire, dame, demoiselle. Ces noms, à l'origine, avaient une existence indépendante et an emploi

heures du sommeil : « Vers prinsome, qu'est nuit oscure » (Chr. des Ducs de Norm,, v. 35758).

^ Sage a gardé ici le sens primitif de habile, savant.

* Sauf-condmt et sauve-garde présentent un sens de sauf très-rare : « qui rend sauf. » Je le trouve encore dans ce vers de Marot cité par Littré (s. V. sauf) : « Donne-moi sauve assurance De tant d'enne- mis inhumains. » Dans sauf-conduit, sauf fait pléonasme, du moins dins la vieille langue, conduit signifie précisément sûu/"-condî«Y; « Dune enveia li bers al cunte dous abez Qu'il H duinse cunduil (Th. le Mart. 51, dans Littré, s. v, conduit). En lui tant se fia que senz cunduit ert si venuz » (Chr. des D. d. N., v. 23221). Le v. fr. disait é^'alement bon conduit Car en tel lieu mainne on un homme Sous boin conduit... » (Ph. Mousket, v. 22927).

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 31

habituel dans la langue ; ils les ont encore avec des restrictions et des nuances qn'il serait trop long d'exposer ; mais quand on les emploie comme juxtaposés dans les mots monseigneur, messif'e, monsieur, madame, mademoiselle, on a plus ou moins complètement perdu le sentiment de l'existence propre du déterminé et du déterminant. 11 faut examiner chaque mot à part.

Monsieur est le mot dans lequel les deux éléments se sont le plus complètement fondus. L'histoire des applications diverses de ce mot, qui étymologiquement est égal à monsei- gneur^ serait intéressante, mais nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à remarquer que déjà dans La Fontaine et Mo- lière on trouve m.on bon monsieur, mon petit monsieur, mon grand monsieur, son monsieur Trissotin, ce bon monsieur, ces messieurs, etc.. preuve que déjà à cette époque la fusion était faite ; d'autre part l'ancienne valeur du possessif se maintient quan d un domestique, par exemple, dit : Monsieur tout court, en parlant de son maître '. La prononciation a réduit monsieur à meussieu, supprimant ainsi la forme distincte de chacun des éléments ; aussi un monsieur, cher monsieur, mon cher motîs leur, etc, n'ont- ils plus rien qui nous choque et nous étonne. Il en est de même du pluriel : ces messieurs, de gros messieurs, les beaux messieurs du pays. Si on ne dit pas chers messieurs, c'est que l'occasion de le dire ne se pré- sente que rarement-. Ce qui a beaucoup resserré l'union des deux termes juxtaposés dans monsieur, c'est la désuétude presque complète est tombé le mot sieur.

Madame tend à devenir indissoluble comme monsieur ; toutefois, fi^«me étant resté en usage, la soudure est moins complète. Ce n'e^t que dans le langage du peuple ou des en- fants, ou comme expression badine, qu'on entend «/;?e bellema- dame, jouera /a wî^^/ame, etc., et la prononciation contractée m.amexi'd. pas prévalu. Mais on a commencé dans ce siècle à dire et à écrire chère madame : « Y a-t-il une locution plus mal faite et plus ridicule, dit M. Fr. Sarcey, que chère madame? 11 est évident que chère est fort mal placé avant le pronom pos-

* Messieurs ne s'emploie plus ainsi. Despériers (Nouv. III, p. 23) écrit :w Voici messieurs venus pour disner... » Aujourd'hui nous di- rions: « ces messieurs. »

* On dira quelquefois dans une allocution : Meia^ieurs et amix, mes, s'appliquant à la fois à sieun et à amis, retient sa valeur primi- tive.

32 PART. I, SECT. I

sessif. » Le spirituel écrivain ne paraît pas se scandaliser de cher monsieur, qui est cependant tout- à-fait pareil.

Mademoiselle présente un degré de liaison encore un peu moins avancé : on dit déjà chère mademoiselle, mais on dit encore ma chère demoiselle ; la prononciation contractée mamselle est populaire ou plaisante.

Monseigneur est devenu également un simple titre ; tou- tefois il ne se prête pas à recevoir devant lui un déterrai- natif.

Quant à messire, c'est aujourd'hui un mot archaïque ; l'i- dée du cas auquel sont les deux termes juxtaposés a disparu de la conscience de ceux qui l'emploient.

On rencontre de pareilles agglutinations dans les autres lan- gues romanes, par exemple en italien sa7ita Madonna, un moyisignore, etc.*.

Enfin on doit encore rappeler les expressions Notre- Seigneur, Notre-Dame, employés pour désigner Jésus-Christ, la Sainte Vierge.

II. L'adjectif saint, devant des noms propres, forme nombre de juxtaposés : saint Pierre, saint Paul, saijit Martin, saint Denis, saint Georges, sainte Luce, saiîite Barbe, etc.

Dans quel'|ues formes populaires de ces noms, on trouve des exemples curieux de fusion du mot sai?it avec le nom suivant. Ces exemples ont été relevés par M. Dré;il % d'après le Dictionnaire hagiologique de Ghastelain, inséré en tête du Dictionnaire étymologique de Ménage.

En voici la liste complète.

S. Agalha, « qu'au diocèse d'Uzès on nomme Saincte Apthe, au lieu de quoi les nouveaux Fouillés ont S. Chapte.))

S. Amatitius, « Saint Chamand, évêque de Rodez. »

5". A7memundus ou Ennemundus, « Saint Chaumont, évêque de Lyon et martyr » .Au mot E?memwidus, Ghastelain

*■ Le parler créole est allé plus loin dans la formation de juxtapo- sés de ce genre : on y dit un mononque, une malante (un oncle, une tante). Les nègres et les Indiens des colonies françaises « donnent aux prêtres le nom de mon père, qui vient des Pères Jésuites. Monpère esi. un substantif simple comme monneur : viens trouver le mon père » (Voy.et Trav. des miss, do la corap. de Jésus, pour servir de supplément aux Lettres édifiantes, I, Paris, 1857, in-12 p. 452). liens! ton bon mon père, li morl ? (II., p. 455).

» Remania, t. II (1873), p. 329.

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 33

ajoute : « On dit aussi Anemundus, autrefois Clianemundus d'où a été formé Chammond, puis Chaumond. »

S. Anianus, c, Saint Aignan, évêque d'Orléans. En Rouer- gue on dit S. Chignas. »

S. Annianus, a Saint Chignan, abbé au diocèse de Narbonne. »

S. Aitspicius, Saint Sauspis, premier évêque d'Apt. »

S. Elygius, « Saint Chelis ("cité seulement à la table des noms vulgaires sans indication de localité). »

S. Eparchius, « Saint Cijpar, reclus à Angoulême, nommé en un canton de la Champagne Saint Chipar. »

S. Hiiarius, « Saint Chélirs, évêque de Javoux, ancienne capitale du (iévaudan dont le siège a été transféré à Mende, 011 on dit S'a//// Ge/i/. »

S. Hg^mulu.^, « Saint Gemble, tué par des voleurs près de Yarèse en Milanais. »

S. IJospidus, « Saiîit Sospis, reclus à Nice (Nicia). Les auteurs disent Hospice. »

M. Bréal explique cette prothèse de ch [0\i g) par la fu- sion du groupe de sanctus avec le nom qui suit : en cela il a raison. Il cite à l'appui des exemples français tels que allectare allécher, flectere, fléchir, coactare cacher ; en quoi il a tort. Le français ne transforme jamais et en ch, et les éty- mologies qu'on a données à ces mots français et qu'accepte le savant linguiste sont inexactes ; ce n'est pas dans le français propre qu'il faut chercher l'explication de ces for- mes.

Presque tous ces noms sont méridionaux : or le provençal change volontiers cl en ch : fruclum fnich, factum fach, etc. Le nom de 5". Agatha devient en provençal Sainche Apte, prononcez Aie. Au diocèse d'Uzès, dit Chaslelain, on nomme cette sainte Sainche- Apthe ; de Saint- Chapte, forme des nouveaux pouillés. Nous saisissons le change- ment sur le fait. Même histoire pour tous ces noms du Midi : 5. Chamant (Rodez), S. Chaumond ou Chamond (Lyon, Chanemundus est la retranscription latinisée du nom vul- gaire Chaumond, rapprochée de Anemuîidus), S. Chignas (Rouergue), 5. Chignan (Narbonne', S. Chelirs (Gévau- dan) d'où par affaiblissement de l'initiale 5. G eV?/ (Mende).

Toutefois d'un côté S. Cijpar (Angoulême) et de l'autre S. C^/;)ar (Champagne) font difficulté : le c de (Jypar et le chàQ Chipar ne représentent pas la phonétique locale ; pas plus

Darmesteter mots comp. 3

34 PART. I, SECT. I.

d'ailleurs que S. Sauspis [Auspicius) à Apt, S. Sospis [Hos- picius) à Nice ».

Remarquons encore les noms S. Theofredus devenant S. Châfrè Villay, S. Jâfré dans le Dauphiné, et S.Theoderius donnant S. Cherf^ à Vienne (Dauphiné).

II. Le déterminant suit le déterminé :

alibi forain * à la boule vue carême-prenant '''

amour-propre bois gentil cailiot-rosal

arc-boutant des bouts-rimés canepetière ^

arc-doubleau boul-riraé [une pièce centre droit

arvol' de vers enhon\.s-T\vc\és) centre gauche

artimage^ branche-ursine chape-chute

bœuf gras branle-bas charcutier'

*■ Il faudrait, pour résoudre la difficulté, savoir quel a été le point de départ du culte de ces saints.

* Chaslelain porte S. Châfre, qui nous paraît soit une corruption, soit une faute pour Chàfré.

* L'/" finale n'a ici aucune valeur.

* Alibi forain^ de alibi et forain (qui est ici le calque du latin /brenig.juridique), mauvaise excuse Echappatoires et alibis forains » (Cent Nouv. nouv., C).

^ Arvol (anc. fr.), proprement arc voûté. « Les fenestres et les ar- vols » (Gortois d'Arras).» Tut li nrvol et tut li lambre » (G. de (Jambr., Barl. et Jos., p. 293). « Fors des arvols del parleor » (B. de Sainte- More, v. -1172).

^ Artimage, v.-fr., signifiant art magique ; mot de formation obs- cure. Ce mot se présente avec diverses variantes : animal (Roi. v. 1392), ar^mazre (B. de Ste-More, v. 14784), artumaire (Monlaiglon, lîec. gén. de Fabl., I, v. 215), artimaige (FI. et El., v. 4.^9). M. A. Tobler {Romania, II, p. 243) le tire de arte magica ; M. G. Paris, de arte mathematica (id. VI, 132, 560).

' Au sens propre de Carême commençant. Pour le sens figuré voir plus loin, p. 58, note 1.

^ Canepetière ; primitivement cane petière Cigoingnes, cannes petières, flammans, » Rabel., Garg., I, 37). Le sens de l'adjectif est obscur. Canne petière s'emploie encore en Normandie, mais avec la signification de « canne creuse dont les enfants se servent pour lancer bruyamment des balles de filasse » (Éd. Du Méril, Diction, norm.) Ici la canne petière est une canne bruyante.

^ Charcutier, au wu» siècle chaircuitier. Ce mot n'est pas, à pro- prement parler, un juxtaposé ; c'est un dérivé du juxtaposé chair- cuite, ou mieux charcuite ; le charcuilier est celui qui vend ou prépare de la chair cuite.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 35

chef-partie eau -forte guet- apens et arch. ap-

chàteau fort épuise-volante pensé et pourpensé

chat-huanl' état-major huis clos''

chat-cervier état-civil loup cervier

chat-marin fait divers loup marin

chat-rausqué fauperilrieux (rz fau- mal blaao

chégros (zz chef grai) con perdrieux, qui main basse

chien maria poursuit la per- main cbaude

chou cabus dnx) main forte

chou rougg ferblanc main levée

chri^te marine feu follet main morte

coffre fort à forfait {for rr forum) morvolant^

conseiller général lourche fière ^ ormier (v. fr. or mier,

conseiller municipal - garde-bourgeoise or pur, auriitn me-

corps-saint ' garde française rum)

coule pointe [cnlciia garde national " ortie-grièche (rr grec-

puncla fr., mod. garde nationale que)

courte-pointe) garde royale patenôtre ^

eau bénite * garde champêtre passe-bleu "^

* Chat-huant, altération de chouan. Le vulgaire, par une fausse analogie de sons, et en faisant un rapprochement entre la tête ar- rondie du chat et celle du hibou, a transformé le chouan en chal- huant. Le mot n'est donc un juxtaposé que par étymologie popu- laire.

^ Sur ces mots, voir plus loin, p. 37.

^ Corps-saint, ou mieux corsaint, en v. fr. reliques : « les corsains alomes destruiant «(Raoul de Cambrai, 1268). 11 ne faut pas con- fondre avec ce mot le mot caorsin [caorcin] qu'une bizarre erreur étymologique a fait écrire corps saint (voir Lillré, a. v. Corsin).

* Ane. fr. eaue benoite, d'oîi eaubenoitier ; notre bénitier est aussi pour eaubénitier.

^ Fourche- fière, de furca fera et non de furca ferrea, que Littré propose à côté de furca fera, mais que repoussent les règles de la phonétique française. Ce mot, que La Fontaine a encore employé, n'est plus guère que dialectal. Il était assez usité dans la vieille lan- gue :« Li autre prent sa fourchefiere, Dont devoit espandre son fiens » (Renart, 3458-9).

* Sur ce mot, voy. plus loin p. 37.

' Huis-clos; cf. huis ouverts : plaider à huis ouverts (D'Alembert, Encyclopédie, article Genève).

* Mo! volant, c. à. d. le déchet de la soie (le tnorl) qui tombe, qui voltige [volant).

^ Patenôtre, de paternosier. En v.-fr., ce mot a signifié aussi le chapelet. De le dérivé patenôtrier : « Patenostrier fesanz patenos- tres d'os et de cor (corne). » (E. Boileau, Mestiers, p. 66.)

" Passe-bleu, passe-folle. Le mot passe est ici le latin passer. Passe est des deux genres, ainsi que passer, qui, masc. dans le latin clas- sique, a élé aussi fém. dans la basse latinité. Dans un ms. latin du viu« ou du ix" siècle (B. F., fonds latin 13246, fol. 2), on lit : duo PASERES QUAS dicH splrilo et animani intelleguntur. L'italien dit passera, au féminin. Le passe- bleu, le passe- vert sont des espèces de passe- reaux ; la passe proprement dite désigne spécialement la fauvette ;

36

passe-vert passet'oUe pimarl ' pivert (zr pic pautorceau ^ pinne marine pont-ievis Pont-Neuf

PART. I, SECT. I

procès-verbal rat-baiilet raifort ^ vert) rudânier ^ saindoux San g- froid sens commun serre-fine

sole battue (d'où soloa

ture et solbalu laille-douce Terre Sainte terremoele ^ veau marin ver luisant verglas vinaigre

Le premier terme peut être un adjectif pris substantive- ment ; clair obscur, blanc soudant, blanc bourgeois, gras- fondu (d'où gras-fondure), gras-double, noir-veiné (agaric), wo/r6n</z (poisson), revenant-bon, douce-amère.

A cette liste on peut ajouter les noms propres, qui ap- portent un contingent considérable. Nous nous contentons de donner les suivants :

Aiguebelle (Savoie) Aigueperse (Puy-de-Dôme) Aigues-Mortes (Gard) Bourgneuf (Loire-Intérieure) Castelnnu (Gironde) Châteauneuf (Charente, Haute- Vienne, etc.) Campbon (Loire-Inférieure) Champtoreaux (=: Caslellum Cel-

5«m, Maine-et-Loire) Goclois (r= Curds Clodia, Aube) Fontaine-Française (Gôte-d'Or) Fontcouverte (Charente-Intérieure) Forcalquier (z= Furnus Calcarius,

Basses-Alpes) Isle-Rousse (Gorse)

Landeronde (Vendée) Monségur (Gironde) Monlaigu, Montheii (Meurthe, etc.) Montastruc (:= Mons asirutus ,

Haute-Garonne) Monibenoît (Doubs) Monlfort (lile et-Vilaine), etc. Montrouge (Seine) Murviel (Hérault) Piémarin(=P()rf{umm., Vaucluse) Pierrefiche,-fitte,-faite, etc. (Seine,

etc. Pierrefort (Cantal) Pierrepercée (Meurthe) Puységur (Hriute-Garonne) Rochefort (Charente- Inférieure)

la passe-folle est une mouette, désignation singulière, mais dont en somme il ne faut pas s'élonner : on donne bien le nom de buse à certaine espèce de fauvette (la passe- buse, appelée aussi la buselle).

* Sorte de pic (oiseau), de picus martius.

^ Pau f arceau, c'est-à-dire pal fort, solide; piquet qu'on emploie dans certaines chasses; forceau est un dérivé de fort, par le suffixe -cellum.

'^ Raifort de radicem fortem, raïs fort, raifort.

* Molière en a tiré un féminin comique : beauté rudânière.

^ Terremoete, c'est-à-dire terre mue, terra mota (ou plutôt môvita, lat. vulg.), tremblement de terre en vieux français : « E terre moele çoi ad veirement » (Roland, v. 1427). Le vieux français ne connais- sait pas le juxtaposé latin terrœmotus, qui a passé en italien (voir ei-dessous, p. 38, n. 2).

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 37

Roquecourbe (Saône-et-Loire) Villeneuve (l.ot-el-Garonne, etc.)

Roqiievaire {-varia; Bouches-du- Villeréal iLot-et Garonne)

Rhône) Tillelranche (Rhône)

Yaucluse (Vaucluse)' Viilefort (Lozère) Vauvert (Gard; Etc., etc.

Quelques-uns des noms précédents offrent des altérations qui souvent les rendent méconnaissables. Il s'en trouve de semblables dans ceux que nous avons cités p. 30, et dans d'autres que nous aurons encore l'occasion de rappeler. On peut cousu'ter à ce sujet le petit traité de M. Quicherat Sur la formation française des noms de lieux. Il est inutile de dire que des noms de plusieurs départements que nous don- nons entre parenthèses pourraient à juste titre entrer dans la liste précédente ou dans celle que nous avons dressée plus haut*.

Les deux séries de juxtaposés en contiennent quelques-uns qui appellent une remarque.

Les composés basjusticier^ faux-monnaijeur , faux témoin (voy. p. 26, 28j, conseiller général, conseiller municipal, garde national (v. p. 35), présentent un cas particulier. Ils

* Vauchi^e est le latin vallis clusa. Vallis, féminin en latin, est do- venu masculin dans le substantif commun val, grâce à la terminai- son masculine de c>î dernier ; mais il a gardé son genre primitif dans les noms propres : Val Ferrée, Val Sevrée dans Roland (v. 1370, 3256, 3313), etc. (cf. Laval, chef lieu de la Mayenne!. Palsgrave (p. •161) place val parmi les noms d'un genre douteux et incertain : « of incertayne and doutfull gendre ; » et il cite à l'appui un vers d'Alain Chartier val est masculin (ou je trouvai un triste val) et trois pas- sages de Jehan le Maire, un o£i val est masculin [ce val transitoire), et deux où. il est féminin (la val fi'Avott).

'^ La juxtaposition que nous venons d'étudier dans ce chapitre pré- sente les mêmes caractères dans les autres langues romanes :

Le déterminant précède : Ital. : primavera, belvédère (infinitif pris s'abst.). Noms propres : Buonafede, Piccoluomini. Esp. : gen- tilhombre, buenaboya. Noms propres : Pintaflor, Sunt-Illana (Sancta Juliana). Port. : salvoconducto, granmestre. Noms propres : Sanla- rem (SdQc[ai-lreDe), Salvalerra. Prov. albespin, bonestansa, vro- some.

Le déterminé précèfle : Ital. : acquardenle, vinagro. Noms pro- pres : ttoncaloo, Terranuova. Esp. : turbamulla (cohue), melcocha (=r miel cocha, miel cuit, pain d'épices). Noms propres : Campofrio, Fonseca. Portug : Morcego{mus aecut, chauve souris), obra prima (chef d'oeuvre). Noms propres : CorteReal, Castello Brunco. Pr- vençal : miapenaifa (chauve-souris), reixpaux [rex paucus, roitelet). Noms propres : Ferragul, Vilanova.

38 PART. I. SECT. 1

dérivent de basse justice, fausse-monnaie, faux témoignage^ conseil général, conseil municipal, garde nationale, tous mots composés par simple juxtaposition. Il s'agissait de tirer des dérivés de ces juxtaposés. Comment par exemple rendre l'idée de membre du conseil générale De même que membre d'un conseil s'exprime par conseiller^ membre dun conseil général aurait s'exprimer par le dérivé conseil général-ier, ou généralconseiller , formation barbare que notre langue ne pouvait tolérer. Qu'a-t-elle fait? Recourant à un détour, elle tire du substantif le dérivé qui lui est propre : à& justice y justicier ; de monnaie^ monnayeur ; de témoignage, témoin ; de garde s. fém., garde s. m.; de conseil, conseiller ; et, par une contraction hardie, elle applique au nom concret dérivé l'ad- jectif qui qualifiait naturellement le nom abstrait, en en mo- difiant ainsi la valeur.

CHAPITRE II

JUXTAPOSÉS DE SUBORDINATION

Termes composants : substantif et substantif. Types : chef-d'œuvre^ arc-en-ciel.

Le latin n'ignorait pas ce mode de juxtaposition, témoin les exemples suivants ; Pater, -mater -familias, Marcipor, Quintipor (= M.-^ Q.-puer); legislator,-latio ; jurisdictio, -prudenSj, -prudentia, -consultus ; senatusconsultum, ple- biscitum {=^plebiscitum), populis scitum ; aquœductus, -diic- tio, -licium, -librator ; aw'i/odi7îa {PYiné), argenti-fodina ^ ; ludimagister ; terrsemotus ^, etc. On peut ajouter à ces mots toute une série de noms de lieux formés de la même ma-

* Cf. Varron, De lingua latina, VIII, 62.

* Dans Mommsen, Inscr. Neapol. 5331, cité par Corssen, Ausspr. *, II, 883. Cf. l'ital. tremuolo, qui suppose un type latin tcrrœmolus ; voir plus bas au mot tréfonds, p. 43.

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 39

Dière, et qui assurément, au bout d'un certain temps, sont devenus des juxtaposés, comme il arrive partout et en tout temps de ces sortes de dénominations ': Castra Hanniba- /is (Pline). Fossa Neronis (id.), et les diverses villes et colo- nies désignées par le terme forum : Forum Appii (dérivé : Foroappïi, Pline,lll,9), Fo/wm C se saris, Forum Clodii {Foro- clodii, 1*1., m, 8), Forum Cornelii {Forocorneiie?isis, Pi., III, 20), Forum Decii, Forum Flaminii {Forofïaminieyises, PI., m, 19). Foro/ulvi- (PI., III, 7), Forum Julii' [Forojii- lienses, PI., 111, 19, 23 ; XXXI, 44), Forum Livii, Forum Neronis {Foroneronienses , PI., IH, 5), Forum Populii [Foro- populienses, PI., IIF, 20), Forum Sempronii {Forosempronien- ses, PI., III, 19), Forum Truentinorum, Forum Viùii [Fo- rovibienses, PL, III, 20), Forum Foconii ». Ajoutons encore Fanum Fortunœ, colonie. Julli Genius ; Lucus Augusti, Jovis Indigetis, villes. Cors':en {Aussprache S II, p. 835) cite les manières d'écrire suivanîes : Forumsempro?îi, Foro- semprojii, Forumdomiti, Forodomiti, Forocorneli, Forolivi, Foroclodiensium , Aquisvoconis, Aquisvoconi, Âquifîavienses (Orelli, 163), Fanum fortunœ. Fana fortunœ, Regiolepidi, Lucoferonensis (Orelli, 4099).

Du latin classique, nous pouvons passer au latin populaire de la période barbare, auquel on doit rapporter un certain nombre de juxtaposés. Mais 1 attribution exacte et complète de ceux qui sont dans ce cas offre de nombreuses difficultés ; car il faut, pour chacun des divers mots juxtaposés, dont l'un des termes est au génitif, déterminer s'il remonte à l'époque romane, s'il est une création du vieux français, auquel cas l'on a affaire à un juxtaposé, ou s'il appartient par sa naissan( e à la langue moderne, et alors il rentre dans la classe des composés.

* Voir plus haut, p. 21 .

* Dans ce mot, qui est un nom de ville, la juxtaposition est si cora- plèle que Vm de forum est tombé. La prononciation populaire assu- rément ne faisait plus entendre i'm dans les autres noms composés avec forum ; mais forum y gardait son sens propre avec assez de netteté pour que Pline se crût obligé d'y faire tigurer \'m suivant l'orthographe classique. Si les adjectifs dérivés cités entre parenthè- ses présentent la chute de I'm, c'est qu'ils forment des composé? para- aynthétiques dans lequels fora entre à l'étal de thème.

'Devenu F/éjus, forme qui confirme l'existence de la juxtaposition.

* Voyez en particulier les vingt premiers paragraphes du livre ill de Pline. Cf. Fr. Meunier, Composés syntadiqucs grecs, dans l'An- nuaire de l'association pour les éludes grecques, 1872, p. 301, 302.

40 PART. I, SECT. 1

Ce qui distingue en effet la langue moilerne du français du moyen âge et du latin populaire, c'est qu'elle ne possède pas de génitif comme ces deux, dernières langues. Tout mot com- posé avec gé-nitif, datant de l'époque romane, comme lundi, ou du moyen âge, comme Hôtel-Dieu, est un juxtaposé, car il est formé d'après la syntaxe régulière du vieux français et du latin populaire ; postérienr au xiv^ siècle, ou, s'il date du moyen âge, formé contre les principes qui régissent la construction avec le génitif, il contient une ellipse, et par suite est un composé.

Nous ne donnons ici que les mots que nous croyons devoir rapporter aux deux premières séries. Nous examinerons les autres en leur lieu.

Juxtaposés de l'époque romane primitive : Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, arantèle, conné- table, orpiment {orpin), pourpier, joubarbe, tréfonds.

2" Juxtaposés datant de la langue du moyen âge : bain- marie, hôtel- Dieu, Fête-Dieu.

Les juxtaposés de la première série présentent un carac- tère commun de formaiion. Les deux termes qui les compo- sent, rapprochés par l'usage journalier dans la langue popu- laire, ne s'étaient pas tout d'abord fondus en un seul mot à accent unique ; tout en conservant leur rapport synta- xique de subordination l'un à l'égard de l'autre, ils ont vécu chacun à part, avec leur accent, se sont transformés phoné- tiquement, et ne sont que plus tard arrivés à se souder en- semble.Par exemple,/?^^//^/?eâfemne formait pas à l'époque pri- mitive un mot simple comme colloco, car il aurait eu l'accent sur i : pullipedem, et il aurait donné un mot comme poulit ; mais les deux termes,;9w//2 d'un côté,/}t'«^em de l'autre, se sont transformés quant au son, tout en restant juxtaposés, de manière à donner pol et pié^ ensemble groupés et ensuite soudés dans \q moi \mi({\XQ, polpié =^ pourpier '.Ce procédé

*■ C'est peut-être ce qu'il faut voir au fond de l'obscure théorie qu'expose, à propos de quelques-uns de ces noms, M. Johannes Schmidt, dans son Essai sur la composilion du nom en français {Vcber die franzôsùche Nominalzusammensetzung, Bt^rlin, i812, in-4''). Pour lui, ces mots exislaienl à l'état d'indépendance en latin avant d'en- trer dans le français. Ils pénètrent dans la langue, et alors nous avons une composition, mais non plus des membres composants, et cette dispariiion des termes conslitulits est précisément la condition de la composition. Ainsi la langue s'enrichit en faisant servir deux

lun di ; d' mars di

oîi :

lundi mardi

mercre di

mercredi

jues di vendres di Sdmbde di

jeudi

vendredi

samedi

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 41

a déjà été reconnu pour les adverbes en ment^ l'adjectif et le substaniii' ont conservé jusqu'au xa« siècle, quoique rap- prochas l'un de l'autre, leur invidualité piopre. puisque féra- méntt est devenu fièrement, et non ferement qu'aurait donné feraméiite.

C'est ainsi que :

lûnxdlem * est devenu

mdrlis dîem

mércuri dïem

jôvi% dïem

vénêiis dïem

sdmbâU ^ dîem

mois de la langue mère à une idée nouvelle, mais en les fondant, procédé différent de tout ce qu'on a vu, el qui mériterait un nom nouveau, quelque chose comme celui d'incorporation. Vor ihrer Auf- nabme in's Franzôsische zeigte die lateitische G^^stalt der entstehen- den Worter Theile, aber keine Zusammen?etzunj: ; nach ihrem Ue- bergang in's Franzosische haben wir gewissermasisen Zusammen- Setzung, aber keine Glieder... Wir stehen deinnach hier vor einer Erscheinung, die dem romanischen Sprachgeiste besonders eigen- thùmlich ist ; die Sprache bereichertsich, indem sie zwei Worter der lateinischen Muttersprache zu Trilgern einer neuen Gesarr.mtvorstel- lung benutzt, sie dann gleichsam einschmilzt und zu einem fran- zôsischen Worte umarbeitet. Man mag immerhin diesen Prozess als eine Zusammensetzung in weiterem Sinne aufîassen, nur muss man dabei das Eigenartige gerade dieser romanischpn Wortbildung nicht ausser Acht lassen. Gharacteristischer fur dièses Vertahren daucht uns die Benennung : romamsche Einverleibung, wenn.'leich auch dieser Terminus der historischen Grammatik niir in uneigentlichem Sinne hier angewandt werden kann. » (P. 28.) 11 n'y a ici aucun nou- veau procédé. La Juxtaposition existe dans ces mots, comme elle existe dans le latin classique ou dans le français. Seulempnt comme elle a commencé à l'époque barbare, les termes composants se sont soudés naturellement beaucoup plus tard, lorsque le français était déjà formé. De vient que les deux termes ont pu conserver leur accen- tuation propre pendant le temps des transtVirmations phoniques. Rien n'est donc plus simple que cette juxtaposition, et l'idée de M. Schmidt est incompréhensible d'y voir une création nouvelle du français qui réunit des éléments latins, et par le fait de les rappro- cher en compose un terme unique nouveau. Nous avons déjà combattu cette théorie dans la Romania, I, p. 338; mais nous pro- posion^, pour deux ou trois termes que nous étudions ici, des explications dont un examen plus approfondi nous a montré l'inexac- titudp.

* Dïi'S et non d7es : Vi est partout traité comme long en roman ; v- fr. : d'Ut di en avant (Serments de 842); toz ilis, passim. L'italien a di di en di (de jour en jour) ; l'es-pagnol ue connaît que dia.

' Sambati el non sabbaLi. Sambat existe dans l'araméen vulgaire*

42 PART. I, SECT. I

aranex téla est devenu : aran tele d'où : arantèle

aûri pigméntum orpiment orpiment

jôvis bdrba jues barbe joubarbe

térrx fûndits ter fonds trélonds

pûllipédem pol pied pourpier

Pour les noms des jours de la semaine, on ne peut y voir des juxtaposés latins à accent unique ; car mardi, jeudi, vendredi, seraient inexplicables au point de vue de la phoné- tique. On ne saurait non plus y voir des composés français, car lundi devrait être lunedi (= lune -f- di), et mercredi mercouredi [Mercurius = Mercoure). 11 n'y a qu'une explica- tion possible, celle que nous avons proposée, d'y voir des groupes de mots juxtaposés, traités sans altération de leurs rapports syntactiques et devenant avec le temj)S des mots simples. Ce qui confirme notre théorie, ce sont d abord les formes du génitif marsdi^, juesdi, vendresdi^^ puis l'inter- version que présentent les deux termes dans le provençal et quelques dialectes français, qui donnent la première place à di ^ ; enfin c'est la chute_, autrement inexplicable, de di dans

qui dit sambation ^pour sabbation, et qui insère souvent une m devant le 6 ou le p : .simf'ôria (Talmud, tr. Uoulin, fol. 48) = aicpcuv ; sampira (Traité Pesikta, sect. xviii) est la forme araméenne de l'hébreu sappir (saphir). La sibylle sémitique Sabbéihé est nommée par P<iusanias Zioèri (10, 12, 3), et par Suidas EajjiSr^eT]. Sambaf, latin vulgaire sambatttm, se retrouve dans le valaque sâmbâtà, et à demi dans le français samedi = sam\b]cdi. Le v.-f. connaîi encore la forme sam- bedi : Un sanbadi malin, Floovant, 1797. Le selmedi qu'on rencontre en v. fr. (Grt^g. Dial., .73,24) nous offre un essai d'étyrnologie popu- laire : septimum diem ; voir Suchier àaTisZeitschnfi f. Roman. PliiloL, ^880, p. 384. Sabmedi, dans E. Deschamps (L. de Lincy. Chants histori- ques, I, 246), est une fausse orthographe inspirée par des préoccupa- tions d'étymologie.

> Mnrsdi seul ne serait pas probant, car il pourrait être la combinai- son des deux mots français di et mars-, mais le prov. a dimars qui est un génitif; la question est donc tranchée.

* (c Par un marsdi fu nez li sainz hum dunt vus di ; Pur veir de Normandie par marsdi s'en fuï ; E si passa la mer par un jur de marsdi...; Par marsdi ensement le martyre siiffri « {TU. le mart., 158 et suiv,, diins Litlré, s. v. mardi). « Li jurs del Noël fu cel an par vendresdi ; E li jurs de la veille refu par un juesdi » {Id. 135, dans Littré, s \. jeudi). «Il ne menja des lundi au disner, Et juesdi est » (Amis et Amiles, 2266). « Al divenres n'ai maircresdi, >> (Wace St Nie, 66). Ph. de Th;ion, dans son comput, emploie les formes lunsdi. marsdi, mercresài, juesdi, vendresdi et samadi,

' Cf. Burguy, 111, s. v. dis. Et ajoutez, entre autres, cet exemple : « Cel do dimescre a cel do samedi » [M. de Garin, 4664).

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 43

l'espagnol, les noms des planètes restant au génitif: lunes^ martes, miercoles^ joves, vieriies {\'s dans lunes et miercoles €st analogique) '. Si l'italien n'a pas conservé trace de géni- tif, c'et^t qu'il supprime l's final -.

Arantèle (toile d'araignée dans le Berry) estdemême«r«;z^â? téla, car un composé français de aragne et de tèle n'aurait pu être (\\x aragnetèle . Quant à arâneœ téla, il ne p{»uvait donner qw' arantèle, puisque les voyelles finales atones dispa- raissent en français, en dehors de l'a ^

Orpiment rentre dans cette classe, parce que c'est déjà un juxtaposé latin. Aiiripigmentum se trouve dans Pline (XXXIlI, IV, 22j. Forcellini donne bien auripigmentum ; mais c'est une supposition que rien n'établit, et il est plus simple de voir dans ce mot un juxtaposé. Auripigmentum est donc devenu orpiment, que je trouve déjà au w siècle dans les Glosses de Uaschi *. Or pin représente auripigmen^ synonyme de auripigmentum.

Pourpied se trouve dans Raschisous \2i ïoxmQ polpiet % qui confirme l'ancienne étymologie (\e pullipedem. C'est un com- posé de l'époque primitive. Les Latins, en eflet, connaissaient le pes gallinaceus (Pline, XXV, xcviii, 1), qui était, il est vrai, une autre plante que le pourpier, mais dont le nom a pu très bien passer à ce dernier ; cet échange de nou.'S n'est pas rare dans la botanique populaire.

Joubarbe offre une singularité. Les plus anciens textes don- nent jombarue ; le nom de cette plante était en gaulois louijigapoJiJL (Dioscoride, IV, 16, cité par Littré, s. v.), 11 ya eu confusion entre la forme latine et la forn.e gauloise ; celle ci a donné la première syllabe, l'autre la seconde du mot, et, au lieu d'avoir juesbarbe, on a eu jombarbe. Le mot est ensuite redevenu joubarbe, soit par la chute de Vm, soit par un retour à la forme latine ; l'espagnol, qui dit jus- barbu, a seul conservé la trace du génitif.

Terrx fundus peut être considéré soit comme un juxtaposé

* Voir Diez, Gramm. ÎII, p. 142, note.

* Voy. Diez, t. I, p. 200.

' Voir Zupitza ; Die nordwesfromanischeu Aiulautsgesetze, dans le Jahrbuch f. rom. hter. de Lemcke, 1871.

* Taimud, Tt ailés GfiHtin, 19, a ; Houlin, 88, b ; Meghillah, 18, b ; Sabbalh, 104, b. Sur Raschi, voir mon étude dans la Romania, I, p. 148 58.

^ Talraud, Traités Eroubin, 28, a; Soukkah, 39, b.

44 PART. I, SECT. I

à accent unique, soit comme un juxtaposé à double accent. En effet, terrœfundus donne aussi bien terfojids que téirss fundus. L'c-e de terrsefundury, étant atone et précédant immé- diatement la tonique, d'après la loi de la chute des protoni- ques immédiates, disparaît ; d'où terfonds, et par métathèse tréfonds. Comparez l'italien tremiioto, c'est-à-dire terrrmoto, terrœmovittis '. L'on peut voir aussi dans tréfonds le lat. terrœ fundus, terras perdant sa finale atone pour devenir ter.

D'autres juxtaposés remontent à l'époque primitive. Ainsi connétable, latin classique cornes slabuli, latin populaire co- mestabitis comestabulns, et par corruption conestabilis cones- tabulus (voir Du Gange s. v.).

Cueri.s])alais, si fréquent dans l'ancienne poésie, représente soit par formation populaire soit par formation savante le ti- tre latin cornes palatii.

Saumure^ àsiùs Rasohi^ salmnire, suppose le latin sal- mtiria, peut-être sal est une apposition à muria au lieu d'être son complément; car salismuria aurait donné sales- muire, et salis muria aurait donné salsmuire, I*our y voir un composé français, il faudrait qu'on eût selmuire., Va étant devenu e dès les plus anciens temps de la langue d'oiP.

Les juxtaposés encore existants dus à la syntaxe du moyen âge sont Hôtel-Dieu Fête Dieu, bain-marie. blanc-madame,

' Voir plus haut, p. 38, note 2, et la note finale de cette série, * Talmufi, Traités Berachoth, 36 a ; Sabbath, 108 a ; Eroubin, 14, b ; Niddnh, 52, b.

3 On peut ajouter à ces noms un certain nombre de noms de lieux, tels que : Confmcourl (Haute- Saône), Confrécoiirt (Aisne), Confrancon (Am):=:Curlis Francorum; Cav/e/morow Lot-et-Garonne) =: Castellum Maurorum ; Casleljnloux (Lot-et-Garonne) =: Castelhtm Wandalorum; CornouniUes (Angleterre) ==« Cornu Walliae ; CurlUoh (Marne) =: Curtis Ausorum; Famar!i{Fanum Wr/rit^, canton de Valenciennes); Franconvillg (Seine-et-Oise), Fr an cour ville (Eure-et-Loir) = Francorum villa ; Fran- corc ha tnps (près de Spa en Belgique) rz Francorum cam/n ; Fréjus (Var) := Forum Julii ; Villefavreux (Seine) = Villa fabrorum, et de même C^nfnvreux (Aisne) = Curtis fabrorum; Ville/ireux (Seine-et- Oise) zziVilla pirorum; Port-Vendres (Pyrénées-Orientales) r^ Portus- Veneris,eAc., etc. Ajoutons encore le mot marrerbor zzimalrem herba- rum : « En celé champaigne ou je fui neiz l'appelé on marreborc (lisez mnrrerbor) qui vaut autant comme la mère dex herbes » iRute- beul', Li dit de l'herherie. torn. I, p. 257 de Téd. Jubinal); cf. G. Paris, Ac.f p. 45, n. I : « Dans un traité de médecine conservé à la Bibl. de Turin on trouve une plante désignée sous le nom de mère herbour, et celle double définition : « L;i mère des herbes est artemisia (fol. 72, v°). » et ; « La mère erbor est artemisia (fol. 73, 2°). » Erbor est donc bien un génitif.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION 45

trou-madame. C'était une règle de l'ancien français et du pro- vençal, quand un nom au génitif désignant une personne dé- pendait soit d'un autre nom, ou déterminé, soit dun adjectif déterminatif, de ne pas employer la préposition de qui éta- blit ce rapport de possession. 11 fallait en outre que le génitif fut le sujet logique du terme régissant, non son complément, c'est-à direquece fût un génitif possessif. vSoit l'expression Fa- mour de Dieu, la vieille langue aurait dit l'amour Dieu, s'il s'a- gissait de l'amour que Dieu a pour les créatures ; elle aurait dit Vamour de Dieu s'il s'agissait de l'amour des créatures pour Dieu. Les exemples se rencontrent à chaque pas dans la vieille langue, surtout quand le génitif est un nom propre. « Li Deo inimi {Eulalie, 3). S\ tens Noé et al tens Abraham, Et al Da- y'ià. ( Alexis ^Q). Aportez al Seignur, filz [)e\x{Psaut. d'Oocf., xxviii) . Après ocist Mnel le fil Cadour {Aliscamps, 24). Le tref Karlon [Fierabras, 73). Ensi s'en alerent a l'ostel le duc ^Villehardouin, dans Bartsch, Chrestom, 254, 33), etc. » Le génitif se plaçait quelquefois avant le nom qui le régis- sait, mais après l'article quand il y en avait. Le début des Serments, Pro Deo amw\ nous montre cette inversion ; si l'article manqu % c'est qu'on ne le constate nulle part dans ce document. Voici d'autres exemples : LiDeo inimi {Eulalie,S); Li Deu amis (Th. Canterb., 28, 10, dans Burguy. Le Damerdieu ?nestier{l\. deCarabr., v. 1392. Gefreid d'Anjou, le rei g un familier (Roi. 106;. Toutefois cette tourjiure est plus rare.

Avec le xv^ siècle disparaissent et la déclinaison et cette construction avec le génitif. Quelques juxtaposés ont pu sur- vivre grâce à des circonstances spéciales qui les consa- craient, par ex. hôtel-Dieu, Fête-Dieu^ bain-marie, que nous avons rappelés plus haut. 11 faut y ajouter les interjec- tions oii entre le mot Dieu : sang -Dieu, corps-Dieu, mort- Dieu, etc., et qu'on défigure souvent par scrupule au point de lés rendre méconnaissables : sambleii ! palsambleu ! mor- bleu ! corbleu ! pardienne ! pardine 1 mordiejine ! mor- guienne ! eic. Rappelons encore les composés avec madame; blanc-madame, trou-madame. Beaucoup de noms de lieux ont conservé avec ou sans inversion cette trace de l'ancienne déclinaison. En voici quelques-uns :

Bnurg-l'Abbé (ancien nom de Bourg Théroulde (Eure)

Saint-Lô) Chateaubriand (C. Brientii, Loire-

Bourg-Saiût-Andéol (Ardèche) Inférieure!

46

PART. I, SECT. I

Château-Gontier (Mayenne) Château- Landon (Seine-et-Marne) Château-Renard (Loiret) Château-Regnault (Indre-et-Loire) Châleauroux (Indre) Châtel Guyon (Piiy-de Dôme) Châtellerault (C. Eraldi, Vienne) Corgoloin {Curiis Godelanis, Côte-

d'Ur. Coubert {Curtis Behardi, Seine-et- Marne) Fontainebleau (F. B/îo/(ii,Seine-et-

Marne) Fontevrauld (F. EbraLdi, Maine-

et-Loirei la Chaise-Baudouin (Manche) la Ghaise-Dieu (Haute-Loire) laCeile-Saint-Cloud (Seine et-Oise) la Gôte-baint-André (Isère) la Ferté-Aleps (Seine-el-Oise) la Ferlé-Bppnar.l (Sarthe) la Ferté Gaucher (Seine-et-Marne) la Ferté Milon (Aisne) la Ferté-Naberl (aujourd'hui la Ferlé-Saint-Aubin, (Loiret)

la Ferté-Seoneterre (=z Saint-Nec- taire, Puy-de-Dôme)

la Mothe Achard (Vendée)

les Aix-d'Angillon {Hayée domini Gilonis, Oher)

risie-Dieu (Eure)

i'Ile-Adiim (Seine-et-Oise)

MasDeu (Pyrénées-Orientales)

Montbron (zr Mons Berulfi, Cha- rente)

Mont-Dauphin (Hautes-Alpes)

Monlfaucnn (Maine-et-Loire)

Moitard (Eure-et-Loir)

Montdidier (Somme)

Montfort l'Amaury (Seine-et-Oise)

Montluçon (Allier)

Montmartre (:= M Mercuri, con- fondu avec martyrum, Paris)

Pont-Audcmer (Kure)

Pontgouin (Eure-et-Loir)

Pré-Noiron [ProAa NeronU : Rome^ dans les chansons de geste)

Rochechouart (Haute-Vienne)

Vauj;irard (Seine) Etc., etc.

Dans les noms suivants, le génitif est un nom propre accom- pagné de l'article faisant fonction de pronom et se rapportant au nom qui précède :

Ancy-le-Franc (Yonne) Gossé-le- Vivien (Mayenne) Villiers-le-Haudry (Loir-el-Cher)

Villeneuve-la-Guyard (Yonne) Mesnil-ie-Guérin (Eure-el-Loire) Montfort-l'Amaury (Seine-et-Oise)

Quelquefois, l'article, avec sa fonction habituelle, se rap- porte au nom qui est au génitif :

Bourg-la-Reine (Seine) Ville-l'tivê ]ue (Eure-et-Loir) Villeneuve-le-Roi (Seine-et-Oise) Aigny-le-Duc (Marne) Avesnes-le-Oomte (Pas-de-Calais)

Ghoisy-le-Roi (Seine) Saint-Denis le Roi (Seine) Baygneux-les-Juifs (Côte-d'Or) Etc., etc.

Enfin l'analogie amène le génitif précédé de l'article même avec des noms de choses :

Villeneuve-les-Genetz (Yonne) Aix-les Bains (Savoie) Anisy le-Château fAisne) Saint-Didicr-la-Sauve (Haute- Loire

Coucy-le-Ghâteau (Aisne) Joinville-le-Pont (Seine) Saint- Lier-la Lande (Landes) Etc., etc.

construction avec le génitif n'a pas laissé ces seules tra- ces dans la langue moderne ; elle a pris au contraire en un certain sens un développement remarquable, car c'est elle

SUBSTANTIFS ISSUS D ONE JUXTAPOSITION 47

qu'il faut reconnaître dans les noms patronymiques ou de fa- mille. Henri Bernard, par exemple, est Henriciis Bernardi au même titre que les quatre fils A'/moti sont les quatre flls d'Aymon {IV filii Aintonis). C'est elle encore qu'il faut recon- naître dans les noms des fêtes religieuses : la Saint -Martin. c'est-à-dire la fête saint Martin ou la fête de saint Martin ; la Toussaint {v. fr. laTouzsainz, proprement la fête àetous les saints) ; dans les dénominations commerciales : maison Pierre et compagnie ; beiizine Collas ; chocolat Perro)i ^ : dans les expressions parlementaires, juridiques, politiques : loiTinguy, amendement G rév y , affaire Clemenceau, procès Bazaine, etc. ; dans les noms de rues, de places publiques, quand elles portent un nom de personne : rue Saint- Jacques. Par extension, on a appliqué parfois cette forme de génitif aux noms de lieux : faubourg Montmartre, mais non point encore aux noms de choses, pour lesquels il faut absolument la préposition de. ,

Dans les noms propres qui suivent, le génitif occupe la pre mière place, d'après ce que nous avons vu plus haut. Peut- être quelques uns de ces noms doivent-ils rentrer dans la liste que nous avons donnée p. 44, note .2.

Abbeville, abbatis villa (Somme) Gerbe villier,Ger6erh'i;i7/ar<;(Meur- Adonville, Adonis villa (Eure-et- the)

Loir) Gerbécourt,Gerberti curtis (Meur- Amélécouri,Almericicurtis{Meur- the)

the) Goanelieu, Godonis locus (Nord)

Ancerviile, Anselmi villa (Meuse) Haussonville, Eôsonis villa (Meur- Aubervilliers , Alberti villare the)

(Seine) Ivillcrg, Idonis villare (Oise)

Baroacourt , Waronis curtis L\a.ncouTt, Ledonis curtis (Ohe)

(Meuse) Lunéville, Lienaiis villa (?) (Meur- Bréval, Berheri vallis (Seine-et- the)

Oise) Mareviile, Manulfi villa. (Eure-et- Chaalis, Caroli locus (Oise) Loir)

Damville, Domini villa (Eure) Marville, Martis villa (Meuse)

Dodomville, Dudonis villa (Seine- Merviiie, Mauronti villa (Nord)

Interifiure) Ouarville,Leudar(<i villa (Eure-et- Douviile, Dodonis villa (Eure) Loir)

Gaille-Fontaine, Gosleni fontana Pruneville, Premodis villa (Eure-

(Seine-Inférieure) Loir)

Genainvilliers, Gerani villare Ranicouri, Ranlii curtis (Aisne)

(Eure-et-Loir) Ribeaupierre , Rappoldi pelra Gérarcourt, Gerardi curtis {iieur (Haut-Rhin)

the)

* Le blanc-raisin (préparation pharmaceutique) n'est autre chose que le blanc-Rhasi ou blanc de Rha.n, médecin arabe du .xie siècle.

48

PART. I, SECT. I

Rohertchamp, Roberti campus

(Aisne)

Tantonville, Tanlonis vt7/a(Meur- Ihe)

Thionville, Theodonis villa (Mo- selle)

Triqueville,S/rîcoh/(ù't;i7/a(Eure)

VesquevilIe,£'pi5C0/?î villa (Haute- Marne) Vascourt, Waheti curtis (Meuse) Vioinvû\e,Widonis villa (Meuse) Yerville, Joiri villa (Eure-et-Loir) Etc., etc.

Enfin, parmi les nombreux noms à terminaison germanique du génitif féminin en ain, citons :

Attainville, Adtanas villa (Seine- Goussainville, Gunzanœ villa

et Oi»e) (Seine-Pt-Oise)

Flexainville,F/ar5ana'tJi7/a(Seine- Dodainville, Dodanœ villa (Eure-

et-Oise) Loir) K

Nous arrivons à la juxtaposition française proprement dite. Préposition de. Le premier terme est quelquefois un ad- jectif pris substantivement :

aide de canap

arc de triomphe

belle-de jour

belle-de-nuit

belle d'onze-heures

belle-d'un-jour

blanc de baleine

blanc de céruse

bris-d'huis

champ de mai

champ de mars

chef-d'œuvre

chen in de fer

ciel-de-Iit

clin d'œil

corps de garde

corps de logis

cou-de-pied

eau-de-vie espril-de-vin faux du-corps garde du corps gardien de la paix

(néologisme) gendarme haui-de-chausse héraut d'armes homme de peine hôtel de ville jel d'eau juge de paix Languedoc lettre de change main-d'œuvre maréchal de camp mont-de-piété

pain d'épices pied-de-roi piédestal pomme-de-terre pot de chambre pot-de-vin rez-de-chaussée salle d'asile sergent de ville tire-d'aile ^ trait-d'union vau-de-route vaudeville vert-de-gris vert de montagne ver de terre ^

Dans ciel- de-lit, main- d' œuvre, le premier terme est pris dans un sens figuré. Mo?ît de-piété vient de l'italien monte di pieià, monte signifie banque. Pain d'épices donne un dérivé assez étrange : pain d'épicier, c'est-à-dire fabricant de pain d'épices.

* Voir sur ces noms Diez, Gramm., Irad. fr., II, iO.

* Tire est ici un substantif.

' Pou-df-50ie (alias pou/i) n'a que l'apparence d'un mot de cette classe ; c'est l'anglais jmduasoy (soie de Padoue).

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 49

Préposition à. Datif : Acquit à caution, boîte au lait, boite à lettres, mort aux rats, pot à fleurs, ver à soie ; et avec l'infinitif : Lhambre à coucher, pain à cacheter, machine à coudre, salle à manger, ^ic. Instrumental : Arme à feu, machine ou bateau à vapeur, moulin à cent^ etc. Locatif : Pot-au feu. Marquant l'adjonciion : canne à épée, char-à-bancs, fil à plomb, table à ti- roir, etc. *.

Le premier terme est adjectif dans : im propre à rien, u?i Justaucorps, un las d'aller ('arch., paresseux) -,

Préposiiiou en. Arc-en-ciel^ croc-en jambes, bachelier

èslettres, etc. (= en les lettres, etc.) ;

maître ès-arts, docteur en droit, etc. ;

Arc-en-Barrois (Hauie Marne), ^r^-

en-Ré (Charente Inférieure), etc.

Préposition lez r= latus, auprès (arch.), ne se tiouve plus que dans quelques noms propres de lieux : Passij-les-Paris ; Plessis-les- Tours ; Saint-Maur-les-Fossé (de nos jours, par contre sens, Saiiit-Maur-les- Fossés, et, par une correction plus heu- reuse de cette erreur. Saint- Maur-des-

fossés] .

* La plupart de ces mots sont plutôt des locutions par juxtaposi- tion que des juxtaposés proprement dits.

- La juxtaposition étudiée dans cette section a ses correspondants dans les autres lanjiues romanes. Seulement, comme celles-ci n'ont connu en aucun temps de leur existence Ja déclinaison à deux cas (le provençal excepte, qui procède comme le français),elles ne peuvent avoir de juxtaposés dont un des termes soit au génitif : les mots qui présentent cette construction sont de véritables composés. Tout au plus peut-on citer quelques juxtaposés qui remontent au lat. populaire,tels que l'ital. conestabile ou cotiieslabile ;es^. condcslable corne slabulus, ou comtestabulus \o\x tels que l'ital. iremucto, du juxtaposé latin terrsemotus ; cf., p. 39, n. 2, et p. 44, le passage sur tréfonds. Les véritables juxtaposés de subordination connus aux langues romanes sont ceux deux substantifs sont unis par une préposition : ital. : briglia-d-oro, Castell-a-mare ; esp. : hi-d-algo (=: hijo d^algo), hide- pula, agu-a-manos, Iramp-ant-ojo ; pg. : pe de venta, verdemontanha, etc.

Darmksteter mois comp. 4

50 PART, T, SECT. I

Préposition sur. Dans quelques noms de lieux seulement : Châlotis- sur- Marne, Pont- sur- Oise (Pontoise), Ars-sur-Moselle^ etc. *

CHAPITRE III

JUXTAPOSÉS AVEC SYNECDOQUE

Nous avons maintenant à étudier l'action qu'exercent sur un certain nombre d'expressions en apparence composées les figures de langage dites tropes, c'est-à-dire, la synecdoque, la métaphore et la métonymie.

I

Il est une série de mots, formés généralement d'un nom et d'un adjectif, dans lesquels jusqu'ici on a voulu voir des com- posés ; on leur a même donné le nom de composés possessifs* , par assimilation aux composés sanscrits, grecs ou latins, avec lesquels ils ont quelques airs de ressemblance. Ce sont les mots dont hlanc-hec, rouge-gorge^ sont les types. Il y a une erreur reposant sur une fausse analyse, et nous espérons que notre démonstration ne laissera aucun doute sur la vraie nature de ces mots.

Prenons pour exemple blanc-bec. Quel est le sens de ce composé ? Faut-il l'analyser blanc quant au bec et y voir une composition analogue à celle de -Roàùs-mç, ? En ce cas, l'ad- jectif ne doit pas s'accorder avec le substantif qui constitue avec lui le composé, mais avec le sujet auquel est rapporté le composé : un blanc quant au bec, une blanche quant au ^ec.Or,dans nos composés, l'adjectif s'accorde avec le substan- tif de composition : blanche-queue , gorge-bleue, gorge-blan-

* Fier^à-bras n'est qu'une mauvaise manière d'écrire FtVraftras, nom propre d'origine incertaine.

» Voir, par exemple, Michel Bréal : Les Idées latentes du langage, p. 19.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION ol

che, gorge-nue, queue aiguë, tous noms d'oiseaux ; grosse-tête, Dom de poisson, et aussi, de même que Barberuusse, nom d'homme. Donc le substantif n'est pas le complément indirect de l'adjectif, n'est pas régi par une préposition sous-entendue quant à = secu/idutn.

Expliquera-t-on un blanc-bec par cette ellipse un {qui à) le bec blanc ? Alors le genre du mot composé doit être indé- pendant du substaniil qui entre dans la composition ; il ne peut être détei miné que par l'idée que se fait l'esprit de l'ob- jet désigné par le ir.ot composé ; en uti mot, la raison de la détermination du genre est non grammaticale, mais psycho- logique, puisque l'article, signe de ce genre, se rapporte à un mot sous-entendu. On aurait donc dans cette hypothèse : un [oiseau qui a le bec blanc '. Mais encore l'hypothèse est contredite par les faits. Partout, hormis quelques cas qui se- ront expliqués -, le genre du composé est, comme dans les juxtaposés que nous avons précédemment étudiés, le genre du substantif composant : la blanche-queue ^ la grosse tête, la gorge -nue, etc.

Que faut-il donc voir dans ces sortes de mots? Il n'y a el- lipse d'aucune nature ; il n'y a qu'une figure de langage, ce qu'on nomme en rhétorique une synecdoque. L'objet est désigné par une de ses parties saillantes, et nous retrouvor)3 ici le procédé de l'esprit que nous avions signalé au début de ce travail, et qui consiste à prendre une qualité de la chose pour en faire le signe de toutes les qualités concomitantes, le signe de la substance. C'est ainsi que le nom de cette partie devient le symbole de l'objet tout entier et en éveille l'image complète dans la pensée.

La coiiclusion à laquelle nous arrivons n'a rien que de très naturel, et, pour peu qu'on y réfléchisse, les exemples vien- nent en nombre la corroborer. Il est certaines expressions l'on saisit sur le fait ce procédé de l'esprit qui passe du tout à la partie, et il serait artificiel de chercher une ellipse. Un esprit fort, un bel esprit j correspondent entièrement, pour le caractère de la formation, à un blanc-bec, un pied-plat ; nul pourtant ne s avisera de décomposer ces deux expressions

* Laveauxet Génin,qui n'ont pas reconnu le vrai caractère de celte formation, veulent que le pluriel de rcuge gor^e soit des rouge- gorge, c'est à-dire des (oiseaux à la) gorge rouge !

* Gomme rouge-gorge, subst. masc. Voir plus bas, p. 60.

52 PART. I, SECT. I

en : un qui a l'esprit fort, qui a l esprit beau. Dans les phrases suivantes : C'est une mauvaise tête comme on n'en voit pas; Tais toi, mauvaise tête, la synecdoque est évi- dente. Au lieu de mauvaise tête, mettez pied-plat, le pro- cédé sera resté le même. Dans le peuple on appelle les sol- dats/e^ pantalons rouges^ les douaniers, les habits verts, les prêtres, les robes noires; ce n'est pas: ceux qui portent des pantalons rouges ^, des habits verts, des robes noires. Même absence d ellipse, même figure de pensée dans cette phrase des Cent Nouvelles nouvelles : « Ce chaperon fourré, au lieu de dire ce seigneur de parlement *, devint amoureux à Paris de la femme d'un cordonnier. » (Nouv. 07). Le chaperon fourré rappelle immédiatement au souvenir les contes de P«'nault avec sa petite fille appelée /e Chaperon Rouge, et son terrible personnage surnommé la Barbe Bleue. Citons enfin les locutions comme : « les bouches inutiles ; c'est un cerveau brûlé ; c'est la meilleure fourchette de Paris ; c'est la plus fine lame du régiment; c'est une mauvaise langue », toutes ex j)ressions incompréhensibles avec l'ellipse, et dont la synec- doque rend facilement compte. Reconnaissons donc que nos pr. tendus composés possessifs n'ont du composé que l'appa- rence. Ce ne sont pas même des juxtaposés.

Les juxtaposés, en effet, sont caractérisés par l'unité de l'image ; or, dans aucun des noms que nous allons citer, l'idée complexe exprimée par chacun des deux mots n'est arrivée à l'unité ; chaque terme conserve sa valeur propre, sa significa- tion précise et individuelle, h' oreille-blanche Q'?! une oreille blanche possédée par certain oiseau. A cette locution par juxtaposition s'ajoute une synecdoque : l'oreille blanche dési- gne l'oiseau tout entier. Donc, loin d'avoir ici des composés possessifs, nous n'avons pas même des juxtaposés, mais seu- lement des locutions par juxtaposition enrichies d'une synec- doque.

Comme ici le français se sépare des autres langues roma- nes, qui sont plus fidèles à l'esprit du latin, la comparaison est instructive. L'espagnol connaît et la juxtaposition avec synecdoque dont nous parlons et la composition de l'adjectif avec le substantif, celui-là régissant l'autre. Il dit : barbi-

* On dit même : de!> écrevisses de rempart ; la métaphore ici est évidente.

* Il s'agit d'un membre du parlement.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UXE JUXTAPOSITION 6'^

blanco, -especo, -hecho (fraîchement rasé}, -negro, -ponientc (dont la barbe commence à pousser, jeiiiie homme), -rnbio. -rucio; hocabierto (cité par Diez dans Gil Vicente, 44 b.). boquiabierto [boqui de boca^ bouche), boqtiiancho^ -an- gosto, -coiiejuno (h bouche de lapin', -duro, etc. ; cabisbajo (qui porte la lête basse ; cnbis, de cabeza : carifruncido (de cara, visage : qui a le visaj^e ridé ). -alegre, -ancho, -cuerdo, -dolienle, etc. ; casquilucio tête légère), ca'^qnimulef\o (qui a le sabot comme celui du mulet, ; cejipmto (qui a les sourcils joints); cuellicorlo (court de cou); -erguido, -largo; culiblanco : dentivano ; ojicnjuto (k Tœil sec. -mnreno, -zaino, eic; es^aldilendido (couché sur Vépamle) : pasicorio^ -largo : peliblanco, -corto, -largo, etc.; perniabirrto (aux jambes écartées) .• puntiagudo pointe aiguë) ; pechibla)ico, pechicotorada inom de la linotte), pechirojo (chardonneret) ; zanquilarga (femme à longues jambes), -tnerto, -vano, etc.

Le portugais de même : boquiaberto, -cheio, -duro, -rota (bavard), etc.: cariredondo (au visage rondi. manirrotn (dis- sipateur . olhizarco (aux yeux b eus). /yer«a//o (aux jambes longues', pernicurto (aux jambes courtes', etc., etc.

L'italien est moins riche : aliveloce (peut-être est-ce un mot savant), ambnliqiiido, bocchiduro, menlicurvo, briglindorat" la bride dorée), codirosso, girilondo, marritto '^maïui reclus), oricrinito, petlirosso, etc.

Le provenç 1 n'ignore pas non plus cette composition : coa~ ros la queue rouge), bocatortz, golabndatz, capdrei/z, coli- loncs, etc. On peut voir d'autres exemples dans les Legs d'A- mers, III, 94.

Dansées exemples, on a de véritables adjectifs composés, formés d'un substantif régi et d'un adjectif régissant. C'est la même composition que le latin albicornus, longimanus, etc., et que le giec wfxcôotl, peyàSupaj, xuM3T:a^îa>y. Ici sont en présence un thème nominal {cabez, non cabeza ; cuelli, oji, non cuello, ojo ; pechi, petti, non pecho, petto), suivi du dé- terminé dont la terminaison indique le genre du composé, comme en grec et en latin on a un thème albi, longi, angui, o)^. \uyx. xuW.3, suivi du déterminé qui, par sa finale, donne au composé l'unité déforme et de sens. Le latin et le grec ajoutent souvent un suffixe : xu).).57rocJ-îa>v, angni-man-ns {-us n'est pas la teruiinaison de manus, car le génitif est an- guimnn-i). L'espagnol, dans les mots cités, nous odre deux exemples analogues : boqutconejuno, casquimideho, qui doi-

54 PART. I, SECT. I

vent se décomposer en hoqin-cnnej-uno , casqui-mul-efio, et si conejuno existe seul avec le sens de « relatif au lapin, » mdfiho ne se trouve pas, rtle suffixe eÂ/o, dans casquimuleno, est précisément à casqnimul ce que îwv est à vjuiloTioù, c'est- à-dire qu'ici et le suffixe appartient an composé total dont il établit l'unité.

On voit combien ces composés diflèrent des juxtaposés français ; c'est ce qu'on verra mieux encore en considérant des juxtaposés italiens ou espagnols qui correspondent entiè- rement aux nôtres, et l'absence de l'ellipse est évidente, la synecdoque est saisie sur le fait. L'italien a barbarossa, collolorto (hypocrite) , mots qui contiennent une synecdoque ; les composés seraient barbirn$m, collitortn. Dans le poème du Cid, barba complida est synonyme de caballero vaiiente. Dans El libro de Alexandre, on lit les vers suivants : Por quedar Ayaz, ima barva ondrada (str. 559) \El roAj Alexan- dre, nna barba facera(str. 1558); Buenos conbatientes, Todos bien adobados, todos barvas punientes (Str. 1143) ; El l'in- fante don Sidios era de oriente De linnage de Cyro, ninno J :irva punniente (str. 124 4). Tous ces exemples ont la synec- d.)que et non l'ellipse. Les deux dernières citations surtout sont d cisives, car elles offrent le juxtaposé nna barva piinicnte un jeune homme), qui plus tard a été reniplacé parle composé actuel un barbi/joniente. 11 en est de même pour le composé provençal golabadatz, à côté duquel on trouve le juxtaposé golabadata, et pour le portugais manirrotlo (dissipateur), qui a un synonyme mâos rotas.

On peut donc admettre que le français ne connaît pas ce qu'on appelle les composés posse.ssifs \ et que la double liste suivante ne renferme que des locutions formées par Juxtapo- sition avec synecdoque.

Le déterminant précède le déterminé :

un bel esprit à. Ganges ; voir Ducange, s. v.

les Blancs-Manteaux (ordre de Albi)

moines) un blanc-bec

les Blancs-Ghaperons (association le blanc-cul (bouvreuil)

^ Je ne parle pas des mots comme aériforme, muUifide, etc., qui sont de formation savante, et par suite n'entrent pas dans cette série, malgré l'apparente similitude de la composition. Us seront étudiés plus loin. Cauipaniforme, cité par Diez comme composé possessif, est évidemment un composé savant.

SUBSTANTIFS ISSDS D CNE JUXTAPOSITION

55

la blanche-raie (étourneau)

la blanche-queue (jean-le-blanc,

oiseau) la blanche-coiffe (corbeau) un blanc-tapis

une courte-botte(un petit homme) une courle-épine une courte-haleine une double-chaîne une dure-peau (poire) un grand cordon

le gros-bec (genre de passereau) la grosse- gorge (le combattant,

oiseau) le jrrand-œil (poisson) le long-nez (squale, poisson) le noir-manteau (goëiand) un rouge -bord (verre à boire rouge jiisqu'au bord, plein jusqu'au bord de vin rouge) Etc., etc.

Le déterminant suit le déterminé :

un bas bleu

un béjaune

le bec-allongé (poisson)

le bec-Hn(oispau du genre sylvie)

le bec-ouvert (héron)

le bec-plat (canard)

le bec pointu (raie blanche)

le bec-rond(bouvreuil)

le bec-tranchant (pingouin)

le bec-courbe (avocette)

le bec-iiur (trros-bec)

un cordon bleu

le cou-coupé (gros-bec)

le cou-jaiine (fauvette)

le cou-rouge (rouge-gorge)

le cul-blanc(bécassine, autour)

le cul-rouge (rossignol des mu- railles)

le cul-rousset Cgorge-bleue)

le cul-noué (pomme à cidre)

le cul-tout-nu (colchique d'au- tomne)

le cul-lui^ant (femelle du ver luisant)

la gorge-blanche (mésange)

la gorge-jaune (fauvette) la gorge-noire (cul-rouge) la gorge-nue (perdrix) le museau-!ong (gymnote) le museau-pointu (raie, poisson) l'œil-blanc (fauvette) l'œil-peint (oiseau du Mexique) l'oreille-blauche (oiseau du Pa- raguay) l'oreille-grande (thon, poisson) un pied bot un peau-bleue (squale) la queue-aiguë (oiseau) la queue-blanche (pygargue) le pied gris (alouette de mer) un tapis-vert (maison de jeu) la tête blanche (oiseau d'Anié-

rique) la tête-bleue (cyanocéphale) la tête-fourchue (basilic d'Am-

boine) la tête-noire (couleuvre) la tête-plate (gecko) Etc., etc. 1

La synecdoque ne s'attache pas seulement à des locutions formées par coordination d'un substantif et d'un adjectif. 11 faut reconnaître des synecdoques dans les expressions sui- vantes, formées de deux substantifs :

bouton-d'or boulon-d'argent pailie-en-queue Etc.. etc.

barbe à Jean ou barbajan (chat huant)

barbacou ou barbe à cou (oiseau grimpeur)

* Le nombre des noms d'animaux que nous donnons ici représente seulement une faible partie de ceux que l'on pourrait citer; mais il faut se restreindre. Nous n'avons omis d'ailleurs aucun de ceux qui présentent quelque intérêt. L'explication que nous donnons entre parenthèses indique le genre et non l'espèce.

56

PART. I, SECT. I

n

Considérons maintenant l'expression pied-d alouette. Elle désigne figurément une sorte de plante parce qu'elle rappelle par la forme de ses racines une patte d'alouette. La figure qui rapproche ainsi la plante de la ])atte de l'oiseau est une métaphore. Ainsi le nom de la feuille de l'arbre passe à la feuille de papier.

Rien de plus commun que les locutions métaphoriques de ce genre. Grâce à elles, le peuple arrive à dénommer la foule de plantes ou d'animaux qui frappent sa vue dans la campa- gne, ou la variété infinie d'instruments que met en œuvre l'industrie. En voici quelques-unes :

barbe-de-bouc

barbe de-capucin

barbe de chien

barbe-de -Jupiter

barbe-de-moine

barbe-de-renard

bâton de Jacob

bâton de Saint-Jac- ques

bâton de Saint-Jean

bec-de cigogne

bec-de-grue

bec-dehéfon

bec-de-pigeon

bec-d'oiseau

bonnet-de-prêtro

boule-de-neige

boyau de chat

clef de montre

cœur de pigpon

cœur de tiœuf

cou-de-chameau

cou de cigogne

croix de Saint-André

croix de Saint-Jac- ques

croix de Jérusalem

croix de Lorraine

bec-de-faucon

bec-de-hache

bec-de-perroquet

bec -d'oie

bécbaru ( =: bec de

charrue. flamant) épée de oier

Plantes

cul -de-chaudron

cul-de-mulet

dent-de-chien

dent-de-lion

dent-delonp

gueule-de-fcur

gueule-de-lion

larmes de-Job

larmes-du-Christ

lèvres-de-Vénus

mufle-de-bœu(

mufle-de-chien

mufle de veau

nid-de-lourmi

nid-d'oiseau

œil-de-chat

œil-de chèvre

(grand)œil-de-bœuf

œil de-bourrique

œil-de-bouc

œil de chien

œii-de-cheval

œil de-corneille

œil-de-perdrix

œil-de-soleil

œil-de-vache

oreiile-d'âne

oreille-de-chat

Animaux.

fer-de-lance

main-de-raer

main-du-diable

nez-de potence

œil-de-bœuf

œil de -verre

pied-d'âne

oreille-de-Judas oreille-de- lièvre oreille-de-souris oreille-d'homme oreille-d'ours pas-d'âne patte-d'araignée patte- de-lapin patte-de-lièvre patte-de-lion pied-d'alouette pied-de-chat pied de-chèvre pied-de-coq pied-de-corbin pied-de-griffon pied-de-Uon pied-de loup pied-d'oiseau pied-de-poule pied-de-veau queue-de-cheval queue-d'herraine queue-de-iion queue-de-souris sang-de-dragon vesse- de -loup Etc., etc.

pied- de-cheval scie-de-mer tête d'âne tête-de chien têlede-la'iVnce tête-de lièvre tête-de-mort, etc.

SUBSTANTIFS ISSUS D UNE JUXTAPOSITION

57

cul-de-lampe

cul-de-singe

tète-d'araignée

cornes-d'Ammon dent-de-cheval dent de cochon épi-de-blé

Coquillages.

tête-de-barbet tôte-de bécasse tète-de-bœuf

Pierres.

œil-de-bœuf œil-de bouc œil-de cbat œil-de-loup

Termes d'arts et métiers.

tête-de-dragon

etc., etc.

œil de paon œil-de-pois3oa œil-de-serpent etc., etc.

bec-d âne

bec-de-cane

bec-d-i-canon

bec-de-cire

bec de-corbeau

bec-de-corbin

bec-de-orosse

bec-de cygne

bec-de grue

bec-de-lézard

bec de-perroquet

bpc-en-ciseaux

bec-en-fourreau

bec-en scie

bédane (= bec d'âne)

cul-de-chaudron cul-de-sac cul-de jatte

col de cygne

cou de cigogne

cul-de-lainpe

cui-de-pot

cul-de-poule

deiit-de-chien

dent-de-loup

épauie de mouton

gueule-de-loup

m useau-de- tanche

nid de pie

nid de pigeon

œil-de-bœuf

œil-de-perdrix

pas-d'âae

Varia.

fleur de lis ratapoil

patte-de-loup

pied-de- biche

pied-dechat

pied de-mouche

queue-d'aronde

queup-de-chat

qiieuâ-de-chat(demi-)

queue-de-cheval

quPu«de-cochon

queue-de-rat

queuft-de-vache

queue de renard

queue-de-paon

queue d'oison,

etc., etc.

rat de cave

etc., etc.*.

La métaphore ne transforme pas seulement des composés par subordination ; elle atteint, quoique plus rarement, des expressions formées par coordination.

Telles sont :

aigue-manne

bouillon-blanc

cerf volant

bec-cornu {^z bouc cornu)

fer-chaud (sorte de fièvre)

longue-vue

pie-mère

dure-mère

* Les autres langues romanes connaissent naturellement aussi les locutions juxtaposées met tphoriques : Ital. barba di Gtove, barba di becco, barba di capra, sangue di dragone, noms de plantes. E?p. barba de Aaron ipied-de-vedu, plantp). Port, pe de />«rro (coquillage), pe de hoi (proprement pied de bœuf, homme lent, mesure, prudent). Comme en français aussi, quelques juxtaposés formés de num et

58 PART. I, SECT. I

III

La métonymie attribue à un objet le nom d'un autre objet uni au précédent par un rapport constant : rapport de cause à effet, de contenant à contenu, de sens abstrait à sens concret, de signe à chose signifiée, etc. Il y a métonymie quand le travail, c'est-à dire l'action de travailler, devient le résultat de cette ac- tion : un beau travail ; quand on dit : boire une tasse de lait, un verre de vin ; quand les mots couvent, collège, école, de réunion de personnes ariivent à signifier les bâtiments du couvent, du collège, de l'école, etc. C'est par métonymie qu'on dit encore du Champagne, du cognac pour du vin de Champagne, de l'eau-de-vie de Cognac, du Chester, pour du fromage de Chester, etc.

La métonymie entraîne parfois un changement de genre : une trompette, une paillasse et un trompette, un paillasse, un manœuvre et ime matuieuvre.

Or la métonymie qui transforme le sens des substantifs simples peut agir de la même laçon sur les expressions com- plexes.

Tels sont : Un beau présent, espèce de poire, et la série des espèces de poires dites

Poire de bon chrétien et par métonymie : un bon-chrétien

de Martin sec un niartin-sec

de Martin sire un martin-tsire

de Martin sucre un marlin-sucré

de saint Augustin un saint auguslia

de saint Gall un sainl-gall

de saint Germain un saint-gprmain

de s.iiut LbU un saint-leu

de saint Samson un saint-samson.

C'est encore à la métonymie qu'on doit les expressions sui- vantes :

un carême-prenant ' un collet monté *

un coin de feu une demi fortune(sorte de voilure)

d'adjectif présentent une métaphore : par ex. ital. dente canino, dent- de-chien (plante); et inversement, quelques juxtaposés avec génitif présentent une s.ynecdoque, comme le port, boldo de oure, bouton- d'or (plante).

* Carême prenant, au sens propre carême commençant, puis, par métonymie, un masque, un pert^onnage de mardi gras, de carême prenant, et (ig., par une nouvelle extension, un personnage ridicule.

2 Collet monté; exemple de la Belle au bois dormant de Perrault :

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 59

un haut le corps un saint-urbinet (pont de corde)

un baut de cœur un saint - augustin , caractère

un pied à terre d'imprimerie.

un pont-neuf * un terre-neuve

Nous venons de voir comment une série de mots à l'appa- rence de composés se ramtnent à des expressions formées par juxtaposition. Il ne faut pas être dupes de l'apparence. Ces expressions se distinguent formellement des composés propre- ment dits en ce que ceux-ci sont formés par l'ellipse d'un ou plusieurs mots qui seraient nécessaires pour la correction de la construction, et les autres i^ont des expressions simples modifiées uniquement dans leur signification.

Comparons bureau et tapU vert. Le développement des sens est le même dans les deux termes : à l'origine, pièce d'étoile recouvrant une table, puis par une succession de mé- tonymies la taljle recouverte de TétofTe ; et comme l'on écrit sur la première et que l'on joue sur la seconde, cette table devient une table de travail ou une table de jeu ; puis ces deux sens passent à la pièce qui renferme la table. Il n'y a pas d'ellipse possible dans le mot simple bureau^ il n'y en a donc pas dans l'expression double tapis vert.

Ce sont ces modifications de sens qu'il faut donc recon- naître avec soin dans ces sortes d'expressions ; quelquefois elles sont troublées j)ar des altérations extérieures du mot qui en cachent le vrai caractère, et même souvent .synecdo- que, mrlapliore, métonymie viennent s'ajouter f une à l'autre pour étendre le sens.

Examinons d'abord les derniers faits.

Et d'abord la métaphore suppose la synecdoque dans les expressions formées par coordination.

En désignant une plante par une comparaison avec le pied de l'alouette, on prend une partie caractéristique de cette

« Il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma mère grand, et qu'elle avait un collet monté. » Fig. Un collet monté, une chose de la vieille mode : « Il (le mot sollicitude) put étrange- ment son ancienneté. Il est vrai que le mot est bien cullet monté » (Mol. F. Sav.),et aussi chose qui a le caractère sévère, revéche des vieilles tjens Cela est bi*^n collet monté. »

* Le Pont-Neuf était l'endroit se débitaient les chansons nou- velles, d'où, par métonymie : un pont-neut, une chanson populaire

60 PART. I, SECÏ. I

plante par synecdoque, et on la compare, par métaphore, à un objet déterminé : ])ied d alouette. La synecdoque vient ici s'eiiier sur la métaphore.

L'infirmité qu'on appelle un hec-de-liè\^rc est d.'signée par une double métaphore : comparaison des Irvres fendues aux lèvres du lirvre, comparaison fantaisiste de la bouche du liè- vre au bec d'un oiseau. K cette double comparaison s'ajoute une synecdoque, quand on désigne du nom de bec-de-lièvre l'individu atteint de cette infirmité.

On a par métonymie un cul-de-jatte, le contenant pour le contenu, et, par synecdoque, la personne dite cul-de- jatte.

Pie.d-à-terre est le pied à terre, et, par métonymie portant sur le mot jiied et par méiaphore portant sur le mot terre, l'on arrive à l'expiession disalv \xn pied-à-terre.

Nous voyons des locutions par juxtaposition avoir un gei^re ou un nombre dillérent de celui que réclame le pro- cédé de formation, ce qui semble indiquer une ellipse.

A. Genre. Tels sont, parmi les juxtaposés par coordination :

Rouge-gorge, rouge- aile, rouge queue, grand- croix, patte- pelu, masculins malgré l'étymologie.

Bon-bec, féminin malgré l'étymologie.

Tout d'abord, ces noms ont eu le genre exigé par le subs- tantif. Depuis la fin du siècle dernier seulement, rouge-gorge, rouge-queue et rouge-aile sont devenus jn^sculins. Pour rouge-queue voici une citation de Furetière'(1728) qui est dé- cisive : « Une rouge-queue mâle, une rouge-queue femelle. » Le même genre, sinon l'exemple, est donné par Hichelet et le dictionnaire de Trévoux. Pour rouge gorge, les mêmes au- torités indiquent le féminin ; mais il vaut mieux citer le naïf témoignage du dictionnaire de Trévoux (1777) : « La rouge- gorge est (le tous les oisillons le meilleur à manger ; c'est dommage qu'elle &on si petite. » Ces dictionnaires ne donnent ^di^rouge aile, et les dictionnaires de notie siècle en font un substantif masculin. Mais les exemples de rouge-queue et de rouge-gorge donnent le droit de conclure que rouge- aile b. commence par être féminin *. Pattepelu, avant d'ê- tre un adjectif des deux genres, a été substantif féminin :

chantée sur le Pont-Neuf, et par extension chanson, air qui court les rues, air trivial.

' On peut ajouter blanche-coi{]e, sorte de corbeau, que ButTon tait masculin.

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION '61

a Cafards, cagots, pattes^ peines, porteurs de rogatons, chat- temites » (Rabelais, Pantarjr., prol. P^- ~ GrawC-crotx dé- signant la iTiéciaille est féminin : la grand-croix de la Lé- gion-cC honneur ; désignant celui qui la porte, il change de genre d'après la règle qui transforme les fr-minins ak/ey manœuvre, trompette, enseigne, paillasse, etc., en masculins quand le sens passe de la chose à la personne qui fait, qui porte la chose (cf. Diez, Gr., Il, p. 18). Bonbec a eu un sort analogue à celui de rouge-gorge, rouge-queue, patte- pelue. On a commencé par dire : avoir bon bec (seule expres- sion donnée par le dictionnaire de l'Académie) ; on a dit en- ensuite : cesl un bon bec ; puis le mot s'est spécialement ap- pliqué à la femme : c'est une Marie bonbec, ou plus briève- vement ; cest une bojibec.

Qu'est-ce qui a déterminé le changement de genre de ces mots? Pour grand' -croix, la raison en est claire, puisque grand' -croix lém. est à trompette fém. ce que grand'-croix masc. est à trompette masculin. Pour rouge-gorge etc., pat- tepelu, 6o«6ec, la raison est dilférente ; ici l'usage a amené une transformation dans la manière dont ces mots présentent l'idée. Ih n'i'veillent plus seulement 1 image spéciale de la partie qui les fait dénommer, mais avant tout l'image totale des objets. L'esprit aperçoit la chose dans son unité pleine et entière, et subsidiairement dans la qualité caractéristique qui la détermine. Et c'est ce passage de la partie au tout qui se trouve marquée par le changement de genre. En ce sens, l'on ^twi (ïxrQ (\\\Q rouge-gorge, patte-pelu, etc., sont de vérlta- tables composés, parce qu'ils présentent à l'esprit une image simple. Le mot, avec ses éléments doubles, a été réduit à l'u- nité. Comparez rouge-gorge et fauvette : les deux mots au- jourd'hui o.nt perdu leur signification étymologique ; ils étaient tous deux épithètes : la réduction à l'unité d'image s'est faite ici sans aucun changement extérieur ^inutile du reste), dans le genre ; elle a été rendue visible par le changement de genre.

B. Nombre. Nous rencontrons ici les expressions :

un trois-mâts un cent garde un mille-pieds un 1500 francs

un trois pieds un cent suisse un miile-pertuis

un trois-ponts un noille-point

untrois-quarts une raille-feuille

ou trois-carres =: trocart un mille-graine an trois six

62 PART. I, SECT. I

Ici encore l'image ou l'idée de la pluralité est arrivée à l'unité, et c'est le singulier du déterininatif qui est ici le si- gne extérieur, signe très frappant du reste, de cette unité d'i- mage.

Voyons ce qui se passe avec les juxtaposés créés d'abord au pluriel. Des gens d'armes = des hommes d'armes. Puis l'ex- pression se iond en une seule (au point de vue de l'idée) ; l'esprit fait du pluriel gendarmes le synonyme de soldats, et comme on dit un soldat^ on dira un gendarme.

De même pour les cent-siiis^es et im cent-suisse ;

les chevaux légers et uji cheval léger ou che-

vau léger ; les mille feuilles et de la mille-feuille ; les 1500 //'«/ics (métonymie pour les soldats de 1500 francs) et un 1-500 francs.

Tout cela est net et logique. Ce qui n'est pas logique, c'est l'orthographe, qui, supprimant avec raison Y s dans un cent- suisse, un cent-garde, un gendarme, le laisse dans un trois- mâts, un tr ois-pieds, etc.

IV

Ces transformations de sens ne doivent pas être confondues avec les extensions dans la signification que présentent na- turellement les mots, qu'il s'agisse de substantifs simples ou composés, ou de toute autre partie du discours. L'analogie, faisant passer les mots d'une idée à une autre, agrandit la somme de signification qu'ils contiennent, sans pour cela en faire des expressions elliptiques. Par exemple béjaune, par synecdoque, désigne d'abord un oiseau qui a le bec jaune, et figurément un jeune garçon. Dans ce sens, l'expression ren- ferme toujours une synecdoque, et nullement une ellipse. C'est alors que, par une nouvelle extension, béjaune, n'im-

* En somme, l'ellipse dans ces composés est celle qui caractérise l'apposition. Une honbec est une femme qui est un bon bec ; le rouge- gorge est Yoiaeau qui est une- rouge-gorge.

2 Peut-être miile-pieds est-il une traduction du latin millepeda, x. Mille-feuille doit être pris également à mille folia, ix. Quant à mille- fleurs, c'est une ellipse pour eau de mille fleurs.

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 63

pliquant plus l'idée de bec jaune, arrive à signiûer : individu sans expérience, niais. L'exemple le plus intéressant de ces variations de sens est le mot pied-plat. Voici la série des si- gnifications par lesquelles il a passé : Un pied qui est plat : avoir un pied plat^ non cambré. Un homme dont le pied est plat. Cet homme est désigné par une particularité caractéristique jugée si i/nportante que le reste disparaît aux yeux de celui qui le désigne de la sorte. C'est cette significa- tion qu'il faut voir dans le nom propre Nicolas Plal-Pié, que nou«i donnons plus loin. L'n paysan. La cambrure du pied étant un trait de race, les paysans sont réputés avoir les pieds plats, et vice versa ceux qui ont les pieds plats sont jugés roturiers. Un vilain, un croquant, un manant. Courtois, noble, gentil {gentitis, de race), devenant des ter- mes déloge, pied-plat, comme paysan et ses synonymes, prend un sens pt^joratif. Misérable, gredin. La féodalité disparaît, mais les mots et les sens qu'elle a introduits dans la langue lui survivent : un pied-plat désigne alors un homme méprisable, sans rappeler à l'esprit aucune idée d'aristocratie, d'ailleurs, et l'on a le mot dans le sens aujourd'hui usuel que nous donnent ces vers du Misanthrope :

On sait que ce pied-plal, digne qu'on le confonde. Par de sales emplois s'est poussé dans le monde (I, 1).

Les locutions par juxtaposition, synecdoque ou métaphore remplissent le rôle d'adjectifs, puisqu'elles s'emploient en ap- position. Grâce à celte faculté de s'accoler à d'autres noms, ces qualifications ont été une source très abondante de noms propres au moyen âge ; elles s'ajoutaient comme sobriquets ou comme surnoms aux noms de baptême, et c'est ainsi qu'elles ont fini par devenir, pour la plupart du moins, des noms de famille. C'est une page de l'onomastique française qui n'est pas sans intérêt.

La noblesse nous donne les noms de Geoffroy I Grise- Go- nelle, comte d'Anjou (7987), Bernard II Plante-Velue, comte d'Auvergne (vers 860j, Guillaume I Longue-Épée, duc de Nor- mandie (v943), Robert II Courte-Heuse, huitième duc de Nor- mandie (f 1134), QxnWaxxmç. Tci^te-Hardie, comte de Bourgo- gne (fiOST), etc. Wace dans son Roman de Brut cite Brutus Vert escu (v. 1581 ; cf. v. 1630). Dans la liste des conque-

64 PART. I, SECT. I

rants de l'Angleterre, publiée par Duchesne ', je remar- que : Longs pes (Longs pieds?), Midebranche, Mnleherbe, Belfroun (Beau-Front?), Belhelme. Notre vieille iiltérature connaît Courtebarbe, auteur de fabliaux iHisl. iitt., XXlll, 114, 186). Ernous Caiispains , chansonnier [id., ibid., 562), Jean Durpuin, trouvère [id., ibid., p. 246). Les jugements de l'Échiquier de Normandie ^ donnent Thomas Bete-Jinnbe , Brun- Caste, Dur-Vcnre, Longue- Et^pée, Maies-Mains , etc. Les chartes fourniraient une n coite abondante de noms de ce genre ; sans passer en revue les nombreux documents on les rencontre , nous nous contenterons de parcourir un seul de ces recueils, le Rôle de la taille en 1292, qui donne la liste de tous les contribuables de l*aris sous Philippe-le-Bel '. On y voit des noms tout à fait populaires, tels que : Jaques Bon-Dos (p. 2), Jehannin Bra- che-Fort (2). Guillaume Cul-Percié [Q), Robert Langue-Do- rée (10), Guillaume Vis-Lart (^31), Perrete laseur Chapiau- Sec (37), Roger Sept-livres (38j, Jehan Con-Doré[^3), Guillau- me Male-Foée (id.), Jehan Tout Sens (44), Anes Cul-Pesant (45), Martin Pain-Fetiz (SI), Raoul Grosse -Tes le (57), Ri- chard Gros-Cul (73), Gile Mau Pas (74), Rogier Blanche- Cote (89), Guimer Male-Bonte (89), Bon-Vis Bon Dos (92;, Eude Coille-Noire (106), Gile la Marche-Gaie (110), Nico- las Plat- Pié {\\1), Jean Brun- Eui [131], Jehan Pié- Ferré (là..), Jehan Blanche-Barbe (150), Mahi Male-Gueule (153), Gtc; Sire Macy Piz-d'oue {id. p. 2), Thoumas Bouche-de-Lie, vre (7), Champ- d'avoine (12), Adam Creste-de-coq (20), Gaillaume Eu z- de -fer {6b), Jehan Chien -de-fer {10), Jehan Cœur-de-roy (72), Gambe-de-coq (95), Richard Cœur-de lion (103), Yvon Gueule-deraie (105), Jehan Lipe-d'asne (117), Cuillaume Bec-d'oue (124), Richart, Trace doue (125), Agnès Pied-depoul {\'S0), Jehan Pié-d'or{{bi), Barthélémy Barbe d'or (3), Robert Langue-d'or (118), Jehanne Pié-d argent (132), etc.*.

* Duchesne, Scripiores rerum Kormannicarum, p. 1023.

» Publiés par L. Delisle dans les Notices et Extraits des manuscrits, t. XX. Voir la table.

' Le Rôle de la tailie, manuscrit fonds français nouveau 6220 (Bibl. nation. \ publié par H. Géraud sous le titre de : Paris sous Philippe- le-Bel, in-4°, Paris, 1837. L'indication des pages se rapporte à l'édition imprimée.

On peut rapprocher le nom d'Yolande Cudasne donné par Racine à sa comtesse de Pimbesche.

SUBSTANTIFS ISSUS DUNE JUXTAPOSITION 65

II est facile de reconnaître dans ces sortes de sobriquets l'origine de beaucoup de noms propres modernes ; l'on n'a qu'à ouvrir un almanacli Bottin pour trouver en foule les mêmes noms ou des noms formés sur le même type '.

Dans les campagnes ou dans les basses classes, on peut en- core retrouver, toujours florissante, cette création d'ex pressions imagées à laquelle est dueen grande partie l'onomastique mo- derne. Dans le peuple, les noms de famille consacrés officielle- ment par l'état civil disparaissent souvent devant des sobri- quets qui parfois, se perpétuant de père en fils, deviennent de nouveaux noms patronv iniques. Ce n'est pas d'ailleurs sur les noms propres seulement que s'exerce l'imagination popu- laire. Des noms communs, dans les patois, se trouvent aussi .souvent remplacés par des dénominations nouvelles la mé- taphore et la synecdoque jouent un rôle aussi important que pittoresque. Dans le nord et l'est de la France, les blancs-bon- nets désignent les femmes et s'opposent aux c/<a/;^a//jr, c'est- à-dire aux hommes ^ Les gendarmes en Picardie deviennent les chapeaux bordés ^ Un homme mal peigné, peu soigneux

* Nos vieux trouvères n'ont pas négligé cette source d'appellations pourdénommerleurs hiéros. Rappelons seulemenL. parmitantde noms connus, Blancheflor, nom de l'amante de Flore dans le poème de F/ore et Blancheflor, de la sœur de Guillaume au court nez dans le cycle de Guillaume d'Orange, de ïa femme de Charlemagne dans la geste de Nanteuil. Disons encore un mot d'une sorle de noms allégoriques fort en usage dans une certaine littérature du moyen âge et du commen- cement du xviie siècle. Ces noms, qui sont des expressions figurées, tiennent lo milieu entre les juxtaposés simples et les juxtaposés avec synecdoque, et ils doivent entrer, les uns dans la liste précédente, les autres dans la liste de la première section. Le roman de la Rose, qui n'est qu'une interminable allégorie, nous en fournit bon nombre : Dou^-reguri (v. 910, éd. Fr. Michel), Biau semblant (v. 953), Novel- penser (v. 972), Bel-acueil (v. 280 i). Maie- bouche (v. 2847), Bien-ce- ler, Conlrainte aslenance, qui Faux semblant o liamaine (v. 11217-18), etc. Au xvii» siècle, l'auteur de Clélie découvre le pays du Tendre, avec ses vilU'.s de Billets- galants. Billets-doux, etc. (voir la Clélie, t. 1). « Je m'en vais gager, dit Cathos dans les Précieuses ridicules {se. vi), qu'ils n'ont jamais vu la carte du Tendre, et que Billets-doux, Petits- soins, Billets galants. Jolis vers, sont des terres inconnues pour eux. a

» .< Natureilemint, il avoi pus iVblans bonnets que d'capiaux.» Le- tellier, Armonnque de Mons, 1865, p. 18, dans Vermes.se, Patois de ta Flandre française, s. v. blanc-bonnet. « Tandis qu'ein meneige ou n'y aret q'des chaipés » (Chan-Heurlin, chant iv, 6* édit., Metz, 1865, p. 38). « Les bliancs-bonnels ne sont pu seiges. » Vers tiré d'une Trimazo messine, citée à la suite de Chan-Heurlin, p. 113,

» Gorblet, Glossaire picard, s. v. capiau bordé.

Darmesteter, mots comp. 5

66 PART. I. SECT. I

dans sa mise, se transforme à Bayeuit en gauplumé, c'est-à- dire coq (gallus) déplumée Les vignerons du Sancerrois sont des cacus, c'est-à-dire des culs cassés, et les sauniers de Bretagne des culs-salés-. On pourrait, en feuilletant les dic- tionnaires de patois, multiplier le nombre de ces expressions populaires, qui viennent s'ajouter à nos composés possessifs et forment un complément naturel de nos listes.

VI

11 existe d'autres procédés de formation de substantifs jux- taposés ; mais la formation y est si simple et si apparente qu'il suffit de les énumérer sans plus d'explication.

I. Substantifs et substantifs réunis par la conjonction et :

Arts et métiers Ponts et chaassces

Poids et mesures Trente et quarante, trente et un

Quelquefois la conjonction tombe, dans la rapidité de la prononciation, quand le juxtaposé s'est totalement réduit dans l'esprit à l'unité d'image. Ainsi le latin usas fructusque, de- venu Ksiisfriictus et transporté en français sous la forme usufruit. Ainsi pour les mots français suivants, devenus :

point et virgule point virgule

chaud et froid chaud froid

coton et laine colon laine.

Nous reviendrons plus tard sur ce point.

II. Adverbes et substantifs: le substantif peut être à i'ori- gine un participe :

bien— bienfait.

bis~besaive, besas, balafre, berlue, bévue, etc. ^.

des désarroi, désastre, désavantage, dégoût, déshonneur, déraison.

ex échenal, échantillon, etc.

mes mégarde, méplat, mesaise, mésaventure, mésinlelligence.

non— non-valeur , non-sens, non résidence, non-jouissance

presque presqu'île.

re renom, reflux, (de)rechef, rebord, redan (^^redent), etc.

Éd. du Méril, Patois normand, s. v.

' Jaubert, Glossaire du centre de la I-rance.

* Voir dans la II« Partie l'étude sur bis.

SUBSTANTIFS ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 67

III. Participe présent et régime direct.

Lieutenant les ayants droit les ayants cause battant l'œil.

IV. Infinitifs avec régime pris substantivement :

le savoir-faire le savoir-vivre le laisser aller le laisser-faire un laissez-passer.

On peut encore ajouter, quoique autrement construit, un ouï dire.

DEUXIÈME SECTION

ADJECTIFS ISSUS d'uNE JUXTAPOSITION

Les variétés que présente cette sorte de juxtaposition se ramènent à trois types. Nous y joindrons les adjectifs numé- raux formés par le même procédé.

I. Adverbe et adjectif (ou participe). Type : bienheureux. Les adverbes qui figurent dans ces juxtaposés sont pour la

plupart de vraies particules, et nous en renvoyons l'étude à la Deuxième partie.

II. Adjectif pris adverbialement et participe présent. Type : clairvoyant.

Le verbe a la faculté de transformer l'adjectif auquel il est joint en adverbe : le temps est clair, mais il fait clair ; une voix juste, mais il chante jmte. C'est un procédé qui remonte au latin : clarwn vider e ; l'adjectif, employé absolument au neutre, devient ainsi adverbe. Or les participes, présents ou passés, jouissent naturellement du même privilège : // est clairvoijant présente le même phénomène que : il voit clair.

Il se form.e ainsi, mais en petit nombre, des juxtaposés :

Avec le pat ticipe présent : clairvoyant, doux-coulant^.

Avec le participe passé : bas-percé, clairsemé, court-battu*, court-jointé, gras-cuit, haut-placé, haut-perche, long-jointé.

III. Adjectif resté tel, mais avec valeur adverbiale. Type: tout-puissant.

C'est une propriété de l'adjectif en ancien fiançais de pou- voir à la fois déterminer adverbialement un adjectif ou un par- ticipe et s'accorder comme cet adjectif ou ce participe avec le nom auquel il se rapporte. Montaigne dit les choses pures hu-

*■ Mot fréquent chez les poètes du xvi» siècle : « un doux-co ulan ruisseau. » ' Uu courbatu, d'où courbature, courbaturer.

ADJECTIFS ISSUS D'DNE JUXTAPOSITION C9

mairies, et le sens est : les choses purement hiwiaines ; ici pu- res est adjectif de forme et adverbe de sens. M. A. Tol)ler a traité à fond cette question délicate et complexe, et a apporté un grand nombre d'exemples établissant et éclaircissant cet usage'. Il suffit de renvoyer à ses lumineuses explications. Nous citerons seulement quelques exemples de véritables juxtaposés qui sont nés de ce procédé aujourd'hui abandonné par la langue. Tout, accompagnant un adjectif, est originairement varia ble et s'accorde avec lui ; nous n'avons pas ici à discuter les subtilités de l'usage et de l'orthographe. Encore au xvii* et même au xviii'' siècle on écrivait toute au féminin aussi bien devant une voyelle que devant une consonne : « Toute vive et toute entière entre les bras delà mort (Bossuet, Duch. d'Orl.) ; Toute eyifumée (Bo\\e3i\i, Sa.t. x); J'étais toute ébahie {'Sé\\- gné, 229) ; Je me sens toute émue »> (Montesquieu, Guide, 3). A plus forte raison en était-il ainsi au moyen âge, et le masc. plur. se comportait de même. Tout-puissant, avec son fémi- nin toute-puissante, n'est donc pas, comme on le dit souvent, une bizarrerie sans analogues ; c'est une construction con- forme au génie de la langue : la seule singularité de ce mot c'est qu'il n'a pas le sens qu'il devrait avoir ; car puissant, maigre son origine, a toujours la valeur d'un adjectif et non d'un participe : tout-puissant devrait signifier non qui peut tout », mais « complètement puissant » ; c'est que le mot a été fait par les savants pour rendre le latin omnipotens. De tout-puissant on a ensuite tiré toute-puissance. Sur le modèle de tout-puissant on a créé tout-connaissajit , tout-fécond; sur le modèle de toute-pjuissance on a fait toute bonté, toute- présence, toute-science. Plus conformes à la véritable valeur de ces liaisons sont les juxtaposés (adjectif piis substantive- ment) toute bonne, toute-saine, tout venant, tout venu.

De même que tout, 7iouveau, dans nouveau né, nouveau- venu, était originairement variable avec le participe auquel il se joignait. Les bizarreries et les contradictions des règles posées par les grammairiens, pour l'accord de ce mot, n'ont aucun fondement raisonnable. L'Académie ne ferait pas acte de grande témérité en réformant ici les usages reçus. On peut en dire autant pour l'cccord dans des mots comme mort-né, premier-né, frais-éclos, haché-menu. En dehors des juxta-

Vermischle Beitrâge zur franzôsischen Grammaiik (Berlin, 18S6), p. 62 suiv.

70 PART. I, SECT. II

posés avec tout et nouveau, la langue actuelle nous en pré- sente quelques autres. Tels sont : akjre-doux, bai brun, bis- blanc, clair-obscur, douce-amère, gris pommelé , ivre mort. Mais ici le procédé n'est peut être pas tout à fait le même ; les deux adjectifs ne se qualifient pas l'un l'autre, ils quali- fient également le substantif auquel ils sont joints. Un breu- vage aigre-doux est simplement un breuvage qui est en même temps aigre et doux, tandis qu'un nouveau-venu est un homme nouvellement venu. Mais il faut avouer que la liîr.iie entre les deux procédés est parfois difficile à tracer.

Nous avons remarqué (p. 66) parmi les substantifs des jux- taposés formés de deux noms unis par la conjonction et, entre lesquels plus taid et est tombé : point et virgule devenant /)o/;i^ virgule. Pareille chose arrive pour les adjectifs : sourd et muet, telle est l'expression en usage au xviii« siècle ; Buffon n'en em- ploie pas d'autre ; puis et tombe : l'insiilution des sourds muets. L'usage actuel met à profit cette forme nouvelle pour faire une distinction, réservant l'archaïque sourd et muet pour dé- signer ceux qui sont sourds et muets de naissance et l'expres- sion sourd-muet pour désigner ceux qui sont muets parce qu'ils sont sourds. Sourd-muet a entraîné de nos jours le correspondant entendant-parlant.

IV. On peut rattacher à la classe des adjectifs formés par juxtaposition les adjectifs numéraux, tels que vingt-deux, cent huit, etc.

L'ancienne langue réunissait les unités inférieures aux unités supérieures par l'addition de et : vingt et trois, cent et vingt, mille et cent et quarante et huit. La rapidité de la prononciation a fait to/nber graduellement et; toutefois au xvu'' siècle on mettait volontiers et entre les dizaines et les uni- tés. Corneille ne dit pas autrement que vingt et quatre [heures). La Fontaine dit encore : Ignorants à vingt et trois carats. Et s'est même maintenu jusqu'aujourd'hui devant un : vùigt et un, cent et un ; les mille et une nuits.

Pour les noms de nombre formés par multiplication : quatre- vingts, quinze-vingts, deux cents, nous avons à faire à de simples juxtaposés : quatre-vingts est au fond identique à quatre persotines *.

* Pour la formation de ces multiples de î;mgf^ qu'ignore le latin {quatre-vingts, six-vingis, quinze -vingts), voir Diez, Eiym. Wœrtcrb., p. XXI. Quinze-vingts est pris subslimtivement dans : les Quinze- Vingts (hôpital).

ADJECTIFS ISSUS D'DNE JUXTAPOSITION 1i

Dans ces formation^, les deux noms de nombre, juxtaposés par addition ou par multiplication, forment un tout si complet, que les noms de nombre ordinaux correspondants sont vingt- deuxième, cent-huitième, quatr e-ving tième, ç.tc. , et non vingt- tième deuxième, etc. Cou) parez le latin duoetviginti, d'où duo- etvicesimaui[TdiC.), soldats de la 22« légion ; duodeviginti, d'où duodevicesirnus, etc.*, et le grec TO'.-/.a'o=xa doù-?'.3/.a'.0£/.iTo;, etc. Rapprocher encore l'expression suivante, qui offre le ca- ractère prt'cisément opposé : « 11 est dans sa vingt-deux ou vingt-troisième armée, » et qui a cours sinon dans la langue écrite, du moins dans la langue familière. Rappelons enfin le V. fr. ambedui, « les deux », de ambo duo.

Quant aux juxtaposés asyntactiques numéraux, de widecim à sexdecim, on sait que ces mots, qui n'avaient plus qu'un accent dans le latin classique, se sont transformés suivant les lois régulières de la phonétique dans les noms de nombre français correspondants : la terminaison decem, decim se ré- duit à d'ce = dse = ze, et l'on a undecim =- onze; duo- decim = douze ; tredecim = treize ; guatuordecim = qua- torze ; quindecim^ quinze; sedecim = seize. Pourquoi la langue s'est-elle arrêtée à ce nombre [61 Sep temdecim, oc- todecim, Jiovemdecim^ étaient des composés usuels. Corssen (Ausspr., Il, p. 886) cite une forme curieuse qui se trouve dans une inscriptiou (Marini, Inscr. Alban., p. 175) .* de- cedocto = decem et octo, véritable juxtaposé dont les élé- ments sont arrivés à se souder (dece\m] et octo deceetocto decetocto decedocto). Cette forme est iniéressante encore à un autre point de vue ; elle nous présente l'inversion des termes qui caractérise la numération daus les langues romanes ; celles-ci mettent les unités après les dizaines, tandis que le latin mettait les dizaines après les unités *.

* Cf. Corssen, Aussprache, II, p. 886.

^ Les langues romanes s'accordent à former à nouveau les derniè- res uniiés de la deuxième dizaine; mais le nombre à partir duquel elles s'écartent du latin n'est pas le môme pour toutes. Le proven- çal et l'italien, comme le français, commencent à 17 ; pr. : dex, set, dex,oit, dex, nou ; it. : dieci selle, dieci otto, dieci nove. Le portugais et l'eàpagnol prennent à i^) ; pg. : des aseii, -a sele, -oito, -nove; esp. : die^i y seis, y siete, -y ocho,-y nueve. Quant au valaque, il se sépare ab- solunoenl des langues sœurs, car il transforme la seconde dizaine tout entière : un, doi, trei, etc., spre-::;ece, c'est-à-dire un, deux., trois, etc. , sur dix.

TROISIÈME SECTION

PRONOMS ISSUS d'une JUXTAPOSITION

Un trait caractéristique de la formation des pri noms et des démonstratifs latins est la grande facilité qu'ils possèdent de se souder et de s'agglutiner. Les plus anciens textes de la lan- gue latine nous la montrent déjà en possession de pronoms et de démonstratifs à forme complexe, que la grammaire com- parée d. 'Compose en leurs rl> ments consliiulils : iste, quis- narn, qidcunque, quique, uterque, etc. Durant le second siè- cle avi»nt Jésus-Christ, à l'époque de IMaute et Térence, une nouvelle soudure se forme pour ainsi dire sous nos yeux ; et la déclinaison du génitif, qui était en i, s'enrichit du génitif archaïque ius du pronom is. C'est ainsi que les génitifs hui, cni, un, isti, alli, ipsi, uni, nlli, snli, loti, neutri, etc., de- viennent liuihis, cuiiiis, illiius, istiius, aliius, ipsilus, uniiiis, ulliius, soliius, totihis, ;ie«/r?Vw5, etc., et, par cont- action, ^z/- jus, cujus, illius, istius, alius, ipsius, unius, uUius, soUus, to- tius, neulrius, etc.*.

Cette tendance du latin à agglomérer ensemble les thèmes pronominaux se poursuit dans Jes langues romanes, et la plu- part des pronoms et des démonstratifs qu'elles possèdent ne sont que des juxtaposés de formes latines soudées ensem- ble. Nous allons passer en revue les démonstratifs et les pro- noms français.

Les démonstratifs sont formés : de ille, illi ; de iste, isti; '6° de hoc, couibini s avec ecce.

^ VoirFr. Meunier, De quelques anomalies que présente la déclinaison de certains pronoms latins, dans ics Mémoires de la Société de linguisti- que, 1, p. 14 sqq.

PRONOMS ISSUS d'une JUXTAPOSITION 73

I. Sujet : Ecce illi^ = icil, ecce illa = icelle ; ecce Uli = icil, ecce illas = icelles.

Régime : Ecce illum = icel, ecce illam = icelle ; ecce illos z=icels, ecce illas = icelles.

Vi initial tombe : cil, celle ; cil, celles cel, cels {ceux) ; celles, celles.

II. Sujet : Ecce isli= icist, ecce ista = iceste ; ecce isti = icist, ecce istas = icesles.

Régime : Ecce istum = icesl, ecce istam =^icesie ; ecce istos = icez, ecce istas = icestes.

Vi initial tombe : cest, ceste; cist, cestes cest, ceste ; cez, cestes.

Dans les deux pronoms un cas oblique se forme sur le mo- dèle de illui =^ lui: de iceliii, icestui.

III. Ecce hoc, neutre, devient iceo, iço, qui s'éteint en ice, ce, ou qui s'allonge en içou, cou. Seul, ce survit dans la langue commune.

Ainsi se forment, par combinaison avec l'adverbe démons- tratif ecce, les démonstratifs : cil (disparu), cel (allongé en celui), celte ; cil (disparu), ceux, celles ; 1^ cest ou cet, ceste ou cette : ces, cestes ou celtes ; ce.

Mais le temps agit sur ces formes ; elles perdent peu à peu de leur valeur significative, et finiraient par dérhoir au rang de l'article, cet ancien démonstratif, si, obéissant à la ten- dance reçue du latin, la langue ne les renforç.iit par de nou- velles adjonctions. Elle a sous la main les deux particules démonstratives ci (de ecce hic = ici, ci) et (de illac), et elle s'en sert pour rendre aux pronoms leur force première. C'est ainsi que l'on a : celui-ci, celui-là ; celle-ci, celle-là ; ceux-ci, ceux-là ; celles-ci, celles-là.

Cet {homme) ci, cet {homme) ; cette {femme)-ci, cette {femme)-là ; ces (hommes, femmes)-ci,ces {hommes, femmes)' là.

Ceci, cela.

Le mot celui ci représente donc cette accumulation de dé- monstratifs ecce illui ecce hic, et si l'on voulait décomposer chacun de ces démonstratifs latins en leurs ihtmes [)rimitifs, à quel résultat étrange n'arriverait-on pas! Et cependant la langue populaire ne trouve pas encore que ce soit assez de soudure, ou plutôt l'usure des formes est si rapide qu'elle

* Illi, isti sont les formes du latin vulgaire pour ille iste.

74 PART. I, SECT. III

tend aune nouvelle agglutination. Ci et ont chacun un em- ploi bien distinct ; néanmoins le peuple les rapproche et les combine pour augmenter la valeur des démonstratifs. On en- tend des phrases comme celle-ci : « est l'objet? Il est ici là. »

Les pronoms relatifs suivants sont formés également par juxtaposition : lequel, laquelle ; lesquels, desquels; du- quel, de laquelle ; desquels, desquelles ; auquel, à laquelle ; auxquels, auxquelles ^

Cette juxtaposition est ancienne. Les autres langues roma- nes ont remplacé de la même manière le v%\dX\{ qui par Vsià- iecûï qualis (au sens qu'il a dans talis... qualis), précédé de rarlicle. Le grec moderne, qui se comporte à l'égard du grec ancien, en plus d'un point, comme les langues romanes, a de même remplacé oc par ô ôttoTo;.

Les noms ou adjectifs indéfinis formés par voie de juxtaposi- tion sont nombreux. La plupart datent de l'époque romane primitive et se retrouvent dans les langues sœurs:

Alcun, aucun, âe alque ufi, aliquis unus ; it. alcuno, esp. algunn, pg, algum, prov. alcun. Vieux français aussi al- con, de alqne on, aliquis homo.

Cheûn, chaiin, et plus anciennement cadun (dans les Ser- ments de 842 : cadhuna cosa), juxtaposé qui vient de cata unum^ c'est-à dire /.a-rà unum % et qui se retrouve dans l'i- talien calaûno, caluno, cadaûno, caduno, dans le provençal cadaûn, cadun, et dont le premier élément cata, sous la forme cada, vit, soit isolément, soit comlnné à un, um dans l'espagnol et le portugais. Il avait pour synonyme le juxtaposé quisque-imus, àtwen\i chescun, chécun, chacun en fr., cias- cuno en ital.^ cascun en prov. ^ cascuno en vieil espagnol. De chacun, qui a supp'anté cheûn, le français a tiré l'adjectif chaque, par le retranchement de la finale, sur le type de quelqu'un, quelque.

Même, en v. fr. meïsme, plus anciennement medesme, en italien mcdesimo, du latin populaire metipsimus, comme le prouvent d'un côté la seconde forme italienne medcsissimo , de mefipsissf'mus, et de l'autre la forme provençale medeis, plus anciennement medeps, de melipse. Met se joignait aux pro-

^ Voyez dps rapprochements avec le grec dans Fr. Meunier : Com- poséi syntactiques grecs, etc., 248 253.

* Voir l'intéressante note publiée par M. Paul Meyer dans la Ro- mania, II, 80, sur « quisque et cata dans les langues romanes. »

PRONOMS ISSUS d'une JUXTAPOSITION "5

noms déjà dans la langue classique : egomet, semetipsum. Quant au superlatif meùpsimm, comparez V ipsissimus de Plaute (rrm., III, 3, 146; cf. Prise, 3, 598) et le grec

aù-côxaTOc.

Neûl (dans les Serments de 842 neûls), de 7iec idliis.

Neiiii, de nec unus, juxtaposé qui se retrouve dans l'it. niuno, l'esp. nenguno, le pg. nenhiim, le prov. negun.

Nesim, de ne ipse iinus : ital. nessuno, prov. nestni, 7iei- sun. Ces trois juxtaposés, qui remontent à l'époque primitive, n'ont pas vécu en français.

Altant, altrelant , alteL altretel, juxtaposi^s formés de tantus et de talis coaibinés avec al = alius et allre = aller '. Comparez l'ital. altrettanlo, altretel, l'esp. otrotanto, olro- lel, le prov. altretan, altretel. Des quatre formes usuelles dans le vieux français, une seule a été conservée : altant {au- tant).

La langue, enfin, combinant des éléments français, donne naissance aux adjectifs trestout (archaïque)^ quelque, quel- qu'un, quelconque, [quel que onques), quanque [quant que. arch.)^ quiconque [qui que onques).

Ces exemples montrent avec quelle fidélité le français et, en général, les langues romanes reproduisent la marche du latin. Les principes qui avaient inspiré à la langue mère la création de son système de pronoms président encore à la transformation que le roman fait subir à ce système ; et le français, continuant pour sa part l'œuvre du roman, reste fidèle à cet esprit de composition dont celui-ci lui avait donné l'exemple.

* Alius et aller étaient souvent de bonne heure synonymes dans la langue vulgaire. En voici un exemple qui remonte à l'époque de Ti- bère. Les soldats du centurion Lucilius avaient donné à ce dernier le sobriquet de ceio alttram, « paôse m'en une autre », « qui, dit Tacite, fractavite in tergo miiitis, a/feram clara voce ac rursus a/zam, posce- bat » (Annal., i, 13). Les mots « ac rursus aliam » que Tacite croit de- voir ajouter pour atténuer l'incorrection de alteram, montrent bien que le sens de aller, dans le parler populaire des camps, s'était déjà confondu avec celui de alius. Voir une quantité d'exemples dans Rœnscb, Itala und Fulgata.

QUATRIÈME SECTION

VERBES ET FORMES VERBALES ISSUS d'uNE JUXTAPOSITION

I. Les verbes formés par juxtaposition le sont d'ordinaire au moyen de particules préposées au verbe simple. Nous renvoyons donc l'étude de ces verbes à la Deuxième partie, qui traite de la composition par particules.

II. 11 est rare qu'une locution par juxtaposition se forme de deux verbes l'un régissant l'autre, et quand cela arrive, il ne se produit qu'un infinitif pris substantivement et qui n'est pas susceptible de se conjuguer : le savoir faire, le savoir-vivre, le laisser aller (cf. ci-dessus, p. 67).

On ne peut regarder comme de véritables juxtaposés les locutions entre le verbe faire commandant un autre verbe, par exemple faire frire, faire tomber, bien que parfois, comme dans le cas le verbe commandé est défectif (comme frire), cette locution joue à peu près le rôle d'un verbe sim- ple. Mais en souime la conscience de l'existence séparée des deux verbes est encore présente à l'esprit de celui qui em- ploie ces locutions, et les deux éléments en sont séparables : fais-le frire.

m. Les formes verbales créées par juxtaposition du verbe avec habere se divisent en deux groupes. Dans le pre- mier, qui comprend le futur (canlare habeo je chanterai) et le conditionnel icantare habebam je chantereïe, chante- roie, chant crois, chanterais), les deux éléments se sont complè- tement soudés, et n'apparaissent qu'à l'aide de l'analyse his- torique*. Dans le second (j'ai, f avais, j'eus, j aurai, j'au-

' Le nom du conditionnel, comme on l'a montré récemment dans plusieurs bons travaux, n'est pas très heureusement choisi pour ce

VERBES ISSUS d'DNE JUXTAPOSITION 77

rais, j'aie, f eusse chanté), les deux éléments sont certes distincts ; toutefois la tendance à traiter le participe passé comme invariable, tendance qui va toujours en s' accentuant depuis les plus anciens nonmnents de la langue, montre qu'ils sont de plus en plus sentis comme formant un tout et exprimant à eux deux une simple modalité verbale. Mais l'étude de ces juxtaposés d'un genre particulier, excellemment faite par Diez, ne pourrait se renouveler qu'en entrant dans des recherches d'un tout autre genre que celles qui font l'ob- jet de ce livre, et nous nous bornons à renvoyer sur ce point à la Grammaire des langues romanes.

juxtaposé, qui n'est pas un mode, comme on le dit souvent, mais un temps. Le nom qui lui convient, et qui répond exactement à sa formation, est futur imparfait (ou imparfait du futur). Le sens con- ditionnel qu'il possède lui vient de l'imparfait qu'il contient, et qui avait déjà ce sens en latin : « Et si non alium late jactaret odorem, Laurus erat » (Virgile, Georg., ii, 132).

CINQUIÈME SECTION

MOTS INVARIABLES ISSUS D UNE JUXTAPOSITION

Le roman, qui n'a conservé qu'un pelit nombre des parti- cules latines, a remplacé celles qu'il abandonnait par des par- ticules où la juxtaposition joue un rôle important. Parmi ces juxtaposés, les uns, qui remontent à l'époque romane, ont leurs éléments composants si intimement fondus qu'ils offrent tout l'aspect de mots simples ; les autres, de date plus récente, les possèdent encore séparés. Mais que les divers termes se soient soudés ou non, les principes de formation sont les mêmes. On peut les réduire à quitre : combinaison de deux ou de plusieurs particules pour former une particule nouvelle ; combinaison de prépositions et de noms ; 3" combinaison de noms et d'adjectifs employés comme accusatifs ou ablatifs absolus ; h" phrases ou propositions prises absolument. Le ré- sultat de ces combinaisons donne des adverbes, des préposi- tions et des conjonctions. Les interjections sont formées d'une autre manière \

I. ADVERBES.

1" Adverbes formés de la combinaison de deux ou plusieurs particules.

Généralement, c'est une préposition qui s'ajoute à un ad- verbe. Le latin classique en offrait déjà le modèle : de-super, ex-ante, in-ante, per-inde, sub-inde. Le latin populaire en créait de semblables. Le Glossaire de IMacidus, publié par

* Cf. Diez, Grainm., II, 456. Diez distingue à tort les compo- sitions et les périphrases. Les unes et les autres ne sont que des jux- tapositions.

MOTS INVARIABLES ISSCS D ONE JUXTAPOSITION 79

Angelo Mai dans sa collection des Classici auctores{\\\, 431), témoigne de l'existence de ab-ante dans la langue vulgaire : « Ante me fugit dicimus, non abante me fugil; nain prapo- sitio prcepositioni adjungitur imprudenter, quia ante et ab sunt dua? pra-positiones. » A côté de abante^ on trouve éga- lement dans les textes du bas-latin des adverbes tels que rfe foraa (Inscriptions}, de deorsum (Yulgate), de post (Vulg., Loi sal.), de /y6s/ert (Chlodov. capitul.) S de intiis (Yeg. Milit. III, 4), de contra (G. I. L. v 1, n°54S). Les langues romanes, poursuivant cette formation, créent donc des adverbes tels que de unde : esp. de onde, ital, et port, donde, prov. don, franc, dont ; in simul : ital. insieme, vieil esp, insembra, vieux port, etnsembra, prov. ensems, franc, ensemble ; de rétro : ital. dietro ( diretro), prov. dereire, franc, derrière, etc. l'our nous en tenir au français, voici la liste à peu près complète des adverbes formés par juxtaposition de parti- cules :

Adverbes propres au vieux français, et disparus de lalan- gue moderne : adonv, aliresi, allrelant, çajus, céans, de- mentres, demejitieres et endementieres, huitaais, idonc, iior, meshifi, lassus, léans, de maneis, trestant.

Adverbes appartenant à la langue moderne (la plupart se trouvent d«^jà dans la vieille langue) : ainsi, arrière, as- sez, aussi, aussitôt, avant, bientôt, çà, bailleurs, deçà, de- dans, dehoj's, déjà, delà, demain, depuis, désormais, des- sous, dessus, devant, derrière, dont, dorénavant, ici [ci), ja- dis, jamais, plutôt, tandis, tantôt.

Dans ces adverbes, il faut distinguer au moins deux épo- ques de formation. Parmi les uns comme parmi les autres, il y en a qui remontent incontestablement à l'époque romane : avant [?ih-d^\iQ), ça (ecce-bac), dementres [à\im ïntev), demen tieres (duin interea}, endementieres in dum interea", dont (de unde), ici (ecce hic), tous mots qui ne peuvent se dncompo- ser en éléments français et qui ont d'ailleurs des correspon- dants dans les autres langues romanes. D'autres peuvent être aussi bien de formation française que romane : depuis =■ de jjosl ou de -\- puis : demain = de mane ou de -j- main ; aussi = aliud sic ou al 4- si, etc. La comparaison avec les langues sœurs peut aider à trancher la question. Si celles-ci ignorent des compositions telles que dorénavant, d'ailleurs,

' Cf. D'icz. ihid.. 'iôO.

80 PART. I, SECT. V

tantôt, etc., il faut en conclure que ces juxtaposés sont l'œu- vre même de notre langue.

Le sort de quelques-uns de ces adverbes est à noter. On en voit, formés d'(déinents français, comme /mimais (ou mais hui), las- sus, çajiis, etc., disparaître de la langue, tandis que d'autres se sont maintenus jusqu'à nos jours depuis l'npoque romane : avant, aitisi, dont, etc. Les uns sont arrivés à devenir simples: ici, çà, assez, etc. ; les autres ont conservé l'apparence de mots composés, avec des altérations plus ou moins graves dans la forme : dessus, dessous, doi^énaoant, désormais, plu- tôt, etc., ou dans le sens : d'ailleurs, dehors, etc. ; d'autres enfin ont gardé leur forme et leur sens primitif intacts : deçà, delà, etc.

Adverbes formés de la combinaison d'une préposition et d'un nom substantif ou adjectif.

Types latins : invicem, obviam, de more, admodum, a tergo, quamobrem, idcirco, posthac. Comparez lital. dappiè, accanto, indosso, di piano, alla prima ; l'esp. despacio, alerta, encima, à duro ; le prov. delatz, adreit, en perdu, adestre, a saubuda '.

A l'époque romane primitive remonte le juxtaposé ad ho- ram^aora, devenu lefr. ore, or, l'ital. ora, le provençal ar« («[o]rrt) ; au pluriel adoras, aoras, ores, etc.

La vieille langue avait formé de cette manière un certain nombre d'adverbes aujourd'hui disparus :

a. Préposition et substantif : abandon, adenz, autan, a- randon, contremont, contreval, entor, endroit, orendroit, en- quenuit. Dans es vos, estevos, le complément de ecce est un pronom.

b. Préposition et adjectif neutre : ainçois (anteis ipsum), a- parmesme, entrues (inter hoc \\iS,\jLn\),poruec (pro hoc), ne- poruec, pruekes, portant, partant, ensorquetot, porquant, neporquant. On peut en rapprocher, quoique le premier terme soit un adverbe, mânes, maneis (mane ipsum), nés îieïs (ne ipsum).

c. i'réposition et adjectif féminin (d'ordinaire au pluriel), pris dans un sens absolu : a certes, a longes, de primes, par certes.

* Cf. Diez, Gr., Il, 463-6i.

MOTS INVARIABLES ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 81

A cette liste s'ajoutent les adverbes suivants, dont quel- ques-uns appartiennent déjà à la vieille langue :

a. Préposition et substantif : amont, aval, à lenvi, à l'enloitr, à la fois, à part, au reste, autour, tout à l'heure, à cette Aez^/e (prononciation populaire : asteure), tout à coup, au fur et à mesure; enquenuit ; cC abord, d'accord, d autre part, daDontafje, de nuit, de jour, de suite, tout de suite ; enfin, en effet, ensuite, entre-temps, environ ; parfois, par hasard sans doute; sur-le-champ ; tout maintenant (II. Es- tienne, Précellence, 341, éd. Feugère). Dans à bras le corps, ily a ellipse, et par suite composition, car l'expression tenir quelqu'un à bras le corps doit s'analyser : « tenir quel- qu'un, le corps étant khvas,, » c'est-à-dire « son corps étant embrassé, serré. »

b. Préposition et adjectif neutre; à présent, à droit, à tort, tout à fait, à travers, au plus, au moins, au surplus ; de même, déplus, de travers, d'ordinaire, du moins, du tout, de vrai ; en général, en plus ; partout, surtout; bon, pour de bon, pour sûr, pour rire.

c. Préposition et adjectif féminin pris substantivement : à gauche, à droite, à la légère, à la dérobée, etc., à la grecque, à la romaine, etc.

Quelquefois, par une ellipse qui sera étudiée plus loin (Part. Il, sect. Il), l'adverbe devient substantif. C'est ce qui est arrivé pour abandon, amont, aval, deçà, de là, dessus, dessous, devant, de- hors, dedans. Ces substantifs, se faisant précéder d'une prépo- sition, comme les adverbes dont la liste vient d'être donnée, forment ainsi de nouveaux adverbes composés : en deçà, au delà, au dedans, au dehors, au-dessus, au-dessous, au-devant, auparavant, auprès. AV abandon, comme jadis « bandon, est en voie de devenir une locution adverbiale', qui elle même pourrait aboutir à un nouveau substantif l' alabandon ; ce qui ne serait pas plus étrange que la forujation de aujourd'hui (= au jour de ce jour^, devenant à son tour au jour d au- jourd'hui dans la langue populaire.

Il esi inutile de remarquer que, parmi ces adverbes de la langue moderne, un certain nombre est resté à 1 état de locu- tions par juxtaposition ; par hasard, sur-le-champ, de (à) tort et de [à) travers, de suite, etc. D'autres forment de véri-

^ On trouve déjà o abandon dans la vieille langue : « Ens iauss'i fiert à abandon » (Gilles de Chin, v. 4002).

Darmesteter, mots comn. 6

82 PART. I, SECT. V

tables juxtaposés: ensuite, partout, swtout, d'abord, amojit, aval, debout.

A cette série se rattache la formation d'adverbes assez nombreux au moyen âge, et dont quelques-uns nous sont restés, surtout dans les patois : à chevaucho7is {y[ov\i^^^\^e), à croppetons (Villon), à genoillons (R. de Cambrai), à reûsons (Benoît, Chronique, II, p. 358), à ventrillons, à reculons, à tâ- tons ; et dans les dialectes : à bouchon, à boucheton, àcatons, quatre pattes, à la manière des chats), à riboulon (en pe- lote), etc. Nous ne parlons pas des locutions formées de pré- positions et de composés, telles que à lue-tête, d arrache- pied, à l' emporte-pièce ; nous y reviendrons plus tard.

Rappelons enfin les locutions adverbiales comme tour à tour, mot à mot, vis-à-vis, tête à tête, face à face, nez à nez, goutte à goutte, etc.

3* Adverbes formés de substantifs et d adjectifs à r accusatif ou à l'ablatif absolu.

Le latin disait hodie, magnopere, mirimodis (Plaute), reipsa. La langue française a laissé perdre des mots de for- mation ancienne : oan (hoc anno), mesoan, huer, mar (bona, mala hoia), tos dis, tos tens. Elle possède les locutions suivantes : autre part, quelque part, nulle part, toutefois (archaïque toutes voies), autrefois, une fois, quelquefois, tou- jours, longtemps, beaucoup, (arch. grand coup,) et enfin les nombreux adverbes en ment.

Les adverbes en ment sont formés, comme on sait, de l'ad- jectif féminin et de 7ne?it, particule qui représente l'ablatif de mens, mentis, au sens de manière. L'adjectif a d abord vécu de sa vie propre à côté du substantif, avec lequel il con- servait l'accord, sans se souder à lui. Le texte du Boèce aen- core l'adjectif séparé du substantif, et, au commencement du XII® siècle, le Psauiier d'Oxfurd marque encore l'accent sur chacun des mots composants. L'espagnol et le portugais n'ex- priment qu'une fois mente quand plusieurs adverbes de cette forme doivent se suivre : sabia y prudente mente, pour sabia y jjrudentemenf.e. Le vieux français conserve aussi des traces de cet usage : humle e dulcement {Roi. 1163; cf. Chron. de Benoît, 3804). Le vieil italien et l'ancien provençal se conduisent

MOTS INVARIABLES ISSUS D'DNE JUXTAPOSITION 83

de môme. La phonétique, d'ailleurs, force d'admettre cette juxtaposition particulière les deux tenues forment deux mois distincts : feraménte, en un seul mot, ne donnerait que fèrenie/K, fièret?ienl sup\)Ose de toute nécessité fera mente. On connaît les ri-gles qui président à cette formation la force de l'analogie s'exerce avec tant d'évidence. Mente, en effet, signifiait d'abord esprit {ôo?ia mente) ; sa signification en s'étendant est arrivée à l'idée la plus vague et la plus gé- nérale de manière, et en voit celte particule s'ajouter à des adverbes : impunément, ensimeni, arch. (= ainsi -\- ment), alsiment, arch. (= alsi ou aussi -\- ment), comment, quasi- ment (pop). On a la un dés exemples les plus frappants du passage de la composition à la dérivation, puisque ment ne représente plus aucune image à l'esprit, et n'est plus, comme ier, ion, iste, que la notation d'une idée générale, qu'un suf- fixe.

Cette formation d'adverbes remonte haut dans le latin. On en trouve déjà des traces dans Quintilien. Cependant, si elle se rencontre dans les langues de l'Italie et de l'Espagne, elle est inconnue au valaque, ce qui semblerait montrer qu'elle ne s'est réellement développée en roman qu'à une époque le va- laque, séparé des autres langues néo-latines, avait cessé toutes relations avec elle.

Cette formation présente en français certains faits curieux.

Les adjectifs en ant, ent (antem, entem) n'avaient qu'une forme pour le masc. et le féminin. De la formation adver- biale conatantment, constaiiment, constamment; prudent- menl, prudeniment, prudemment . Ainsi doivent s'expliquer la plupart des adverbes en animent, emment. Dès le moyen âge cependant on essayait de -créer un fém. ante, ente. De les adverbes : diligentement {Dial. Grég. 271, 10), negligente- ment {Dial. Grég. 152,20), excellentement [VtVxxnQiio Latini, 635)-. Ces adverbes de création littéraire plutôt que populaire sont très nombreux chez les écrivains des xv° et xvi"^ siècles. Toutefois un petit nombre a persisté dans l'usage. Tels sont: présentement, véhémentement.

Succulemment , violemment , opulemment devraient être siicculentenient, violentement, opulentement(succulenta etc.^,* l'analogie les a assimilés, tandis que lentement n'a pas été atteint.

On remarque des faits analogues pour les adj. en ilis ou alis : gentil-ment, communel-ment (devenu communément).

84 PART. I, SECT. V

Les adjectifs terminés par ee perdent Ve muet dans l'ad- verbe : aveiKjléement, vraiement, duement, ambiguement, {ac)comodéement, importunéement, opiniâtréement., confor- méement, censéement, senséemeiit ; énormément, immensé- ment paraissent modelés sur con formé meiit, sensément^.

Traîtreusement est formé de traiteuse, anc. fém. donnéà traiteur accus, de traître, et a repris 1> de traître.

Cette dérivation devient si normale qu'elle réagit sur des adverbes latins : expressément, confusémeiit, diffusément, profusément.

Quelquefois enfin, l'adverbe est formé de phrases : piéça (pièce [il y] a), naguère (n'y a guère), peut-être, oui, sens (^zncen—ce) dessus dessous ; ou de propositions absolues : nonobstant ([hoc] non obstante), néant (nec-ens), cepen- dant^ maintenant (manu tenens^ sens de in promptu ha- bens., extemplo, nunc.) Comparez le latin : ilicet, scilicet.

Ces adverbes ne renferment pas d'ellipse, comme on serait tenté de le croire ; car d'un côté piéça, naguère, etc. repro- duisent la construction de la vieille langue, qui disait il a nous disons maintenant il y a, et de l'autre, une propo- sition comme nonobstant a pour sujet la proposition ou le substantif qui suit.

II. PREPOSITIONS.

Les prépositions offrent les mômes caractères de formation que les adverbes. D'ailleurs, la préposition n'est souvent qu'un adverbe avec complément, ou l'adverbe une préposition prise absolument. Dedans, ensemble (arch. = avec), entour, en- viron, avant, devant, se prennent ou se sont pi is indifférem- ment avec ou sans régime. Quelques prépositions sont formées de prépositions simples combinées entre elles : enjoste, de- joste, par dejoste, de devant {■= devant), delez, devers, en- trenque (intro-usquej, encontre, aprof (ad-prope), mots dis- parus de la langue moderne ; par devant, par devers, envers, dans (de-intus)^ jusque (de-usque) ^

* Il faut voir sur ce point, que nous ne pouvons traiter ici en dé- tail, la belle étude de M. A. Tobler ( Vermischle Beiltàtje zur franz. Grammtititi, p. 77-84 ).

* Il faut évidemment distinguer diverses époques dans la formation

MOTS INVARIABLES ISSUS d'UNE JUXTAPOSITION 85

D'autres sont formées de prépositions accompagnées d'un régime (adjectif ou pronom; : dès {de- ipso ?), avec [a.p[uôy hoc) S qui remontent aux premiers temps de la langue, emmi (en mi = in medio) dans la vieille langue, por^jz dans la mo- derne, à lrave7's. Dautres, enfin, sont formées de substantifs pré- cédés et suivis de prépositions : à cause de, en vertu de, au tra- vers de, en face de, etc., et, dans la vieille langue : en costede, en droit de. Dans quelques-unes de ces locutions la préposition est tombée: « endroit cel tens» (Ben., CA;-o«., v. 27125) ; de nos jours, dans la langue populaire : en face, vis-à-vis ; dans le style de pratique et de ch;incellerie : ])rès le ; dans les ex- pressions hors ligne, hors rang, hors concours, etc. Mal- gré n'a que ra[)parence d'une préposition : malgré lui doit s'analyser au mauvais gré de lui, lui au cas oblique (\o\t plus haut, p. 4o). Le semiment de la déclinaison s'évanouis- sant, malgré semble être préposition. La locution conjonc- tive malgré gu'il en ait a conservé un souvenir plus exact de la signification première de mal gré.

III. CQNJONCTIONS.

11 n'y a que cinq conjonctions en roman : et, ou, si, ccmme et que, les deux premières unissant surtout des mots, les trois autres des pro|)Ositions. Tout ce que, en dehors de ces par- ticules, l'on désigne par le nom de conjonction se ramène à des adverbes pris absolument ou à des adverbes et des pré- positions combinés avec que ou comme.

La liste des locutions juxtaposées se retrouve donc dans

de ces prépositions : jusque, dans, enlresque, paraissent bien appar- tenir à la période primitive ds la langue; on n'oserait l'affirmer des autres. ' Ce mol était, comme on le voit, d'abord un adverbe:

Encalcent Franc et l'emperere avoec.

(Roland, 3626). Geste gent et autre-» avecques Qui esloienl de lor mesuies.

{Rom de la Rose, 1288.)

Encore dans La Fontaine :

Il avait dans la tfrre une somme enfouie, Son cœur avec. (Fables, IV, 20.)

Et dans la langue populaire : « Que me donnes-tu avec f » (c'est-à- dire avec cela.)

86 PART. I, SECT. V

celle des locutions que nous avons données comme adverbes ou comme prépositions.

Ainsi l'on aura : V les adverbes pris absolument: ainçois, parquant, neporguant, neporuec, pourtant, etc., auxquels il faut ajouter car [qua re, mot qui date de l'époque romane) eX comme, de quum et de quomodo^ ;'2° les locutions con- jonctives : alsi com, aisi que, desi que, dementres que, en- dementiers que, etitrues que, lues que, mânes que, fresque, nequedeîît, por ce que, à peu que... ne, etc,^ usités dans la vieille langue ; aussi bien que, ainsi que, après que, bien que, combien que, depuis que, aimnt que, dès que, puisque, parce que, soit que, à ce que, tant que, sitôt comme, sitôt que, etc., usités dans la langue moderne.

IV. INTERJECTIONS.

Les interjections formées par juxtaposition sont diva, dia, da (dans oui-dà, nemii-dà), de di, va, impératifs de dire et de aiier (cf. tiejis!) ; hélas, (fém. arch. hélasue), àe/ié et de las; dehait ou mal dehail, archaïques tous deux, ajant le sens de misère, malheur, et s'employant, ainsi que ces der- niers, en manière d'interjection ; plaît-îl? phrase interro- gative, dont un usage journalier affaiblit et efface le sens prim^i- tif; et enfin les expressions ayant la valeur de jurements, dans lesquelles entre au génitif le nom de Dieu (voir plus haut, p. 45), et que, par respect pour ce nom, l'usage altère et transforme de mille manières : par le sang Dieu pal- sambleu ; par Dieu ^z par dieu, parbleu, pardine, pardi, etc.; mort-Dieu :=zmordieu, m.orbleu, morguienne ; cor Dieu (ou cœur Dieu; v, fr. : por Dieu cor, por le cuer Dieu, etc.). rr: corblni; la car Dieu (arch. pour par la chair de Dieu), etc.

Dans les jurements de formation récente, la préposition de se trouve exprimée : sacré nom ('c'est-à-dire par le nom sacré) de Dieu, etc. Sous cette forme, qui rentre dans la syntaxe de la langue actuelle, le jurement offre une idée plus nette et plus frappante que sous les formes archaïques à génitif. Il en résulte que, si on ne recule pas devant mordieu, cordieu, sangdieu, on hésite à prononcer l'exclamation moderne, et on

» Voir L. Gautier, Chamoyi de Roland, tome II, Glossaire, s. ▼. comme.

MOTS INVARIABLES ISSUS d'DNE JUXTAPOSITION 81

y remplace Dieu par tout autre mot, soit terme de mépris, soit terme qui désigne un objet sans valeur : sacré nom d'une pipe! mille bombes ! cent mille tonnerres! sac à papier (pour indiquer sac-risti), sabre de bois fpour indiquer sapristi.)

Ajoutons encore toute une série d'interjections usitées dans la langue de la chasse, et dont quelques unes donnent l'éty- mologie de mots inexpliqués jusqu'ici :

Ça-va haut ! cri pour encourager le chien = ça va haut ! ou ça ! va ! ho !

Çà-reveau ! cri pour avertir que le cerf retourne := ça ! reva-haut ! ou çà ! rêva ! ho !

Cerveaux! (qu'on prononce cerf-va-auxy dit Baudrillart), cri pour encourager le chien = ça-reveau ! = çà ! reva- haut ! fou çà ! rêva ! ho !). On voit que le cerf n'a rien à voir dans ce mot, qui est un curieux exemple de cette altération dont nous venons de parler.

Va-y-lo ! cri pour faire retourner le limier.

Velaut ! vla-au ! cri qu'on pousse en apercevant la bête =: voilà-haut! ou mieux voi/à-ho !

Velci-aller ! cri pour encourager le chien à suivre la bête quand il l'a rencontrée = vois-le-ci (ici) aller.

Velci-va-vau ! cri pour encourager le chien ; quand on re- voit la bête, on crie au chien : A près ^ l'ami! après ! velci- va vau /c'est-à-dire vois le ici! va ! va ! ho !

Velci-revari! volcelest! (ou volcel'est; Baudrillart, p. 193, col. 2], cri que pousse le piqueur en voyant la bête re- venir sur les mêmes voies. Cette exclamation est claire, moins un mot : Vois-le ici, revari, vois-le, ce /'es^ (c'est lui). Ce r^'t'fl'n semble signifier ici revas-y, explication que con- firme une autre exclamation : vari-rivari ! on pousse ce cri pour rappeler les chiens quand l'animal a fait un retour. Vari- -rivari est évidemment une h-gère altération de vari-revari^ qui se décompose incontestablement en vari, revari =z\as-Yi revas-y. Maintenant qu'est-ce que van? l'impératif ya pi us un r euphonique et l'adverbe y (va-r-y) ? ou, plus probablement, une forme rhotacisée àevas y ? Quoi qu'il en soit de l'origine de vari, le sens m'en paraît assuré, et, tout obscur que soit encore ce mot, il donne l'explication d'un autre mot qui a beaucoup embarrassé les étymologisies : hourvari. Hourvari est proprement le cri que pousse le veneur pour faire con- naître au chien que la bête a rusé, et lengager à la recher- cher sur les arrières. Ce mot est ensuite entré dans la langue

88 PART. I, SECT. V

commune avec un sens plus étendu. En se reportant à la signification primitive, on voit que hourvari n'est autre chose que hoit! revari! = hou ! retournes-y (sur la bète) !

Hallali ! cri que pousse le veneur quand la bête lutte con- tre les chiens. Littré propose en hésitant Art. ^ là! H! Pour trouver l'étymologie de ce mot, il faut le rapprocher d'un autre mot donné par Baudiillart comme synonyme de halla- li : c'est hahaly. Ces deux mots rapproches montrent qu'on a affaire à des composés entre ally. Or, au témo gnage de Baudrillart, ally, dans la langue des chasseurs, est l'impéra- tif régulier de aller. Hahaly est donc hal allez l et halally est une contraction de ally ally ! = allez ! allez !

DEUXIÈME PARTIE

DE LA COMPOSITION PAR PARTICULES

Des trois sortes de composition que connaissent les langues néo-latines, la composition par particules est de beaucoup la plus riche et la plus féconde. Toujours en pleine activité, elle transforme incessamment et renouvelle ces langues, et elle est, avec la dérivation, qui le plus souvent se combine avec elle, la source la plus abondante de mots, puisqu'à elles deux elles embrassent plus des quatre cinquièmes des vocabu- laires romans.

Dans ce chapitre, nous étudierons d'abord les particules dans leurs caractères généraux ; les prenant ensuite une à une, nous en examinerons la nature propre et les emplois divers.

PREMIÈRE SECTION

CARACTERES GENERAUX DES PARTICULES

Toute particule peut être considérée quant à sa forme, quant à sa signification, quant à son emploi ; de là, trois divisions.

I. DE LA FORME DES PARTICULES

I. Principe : Les composés latins^ passant en roman^ se dé- composent, et le radical * et la particule prennent chacun l'accent tonique.

En latin, c'est un trait ordinaire de la composition avec par- ticule que le radical et la préposition se fondent ensemble, par suite d'une altération apportée dans la forme même du radical. Ainsi :

facere devient fîcere dans con-ficere, per-ficere, re-ficere, etc.

agere igere ad igere, sub-igere, red-igere

specere spicere ad-spicere, re-spicere, coa-spicere, etc.

damnare demnare con-detnnare, 'indemnare (indemnis)

factare fectare af-feclare

tangcre tingere at-tingere, con-tingere, etc.

Cependant on trouve quelques exceptions :

alTrangere e< no» afFringere à cdi^rfe ref'ringere

pertangere pertingere attingere

complacere complicere displicere

supprsedere supersidere adsidere

prsedamnare prciedemnare condemnare

demandare demendare commendare etc. etc. etc.

* Pour abréger, nous désignons par ce nom le mot (verbe, nom, adjectif) auouei s'adjoint la oarticule.

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES PARTICULES 91

Ces exceptions vont devenir l'origine d'une loi nouvelle, et ce qui était en latin la règle sera en roman l'exception.

Il est vrai qu'un certain nombre décomposés latins, portant une modification dans le railical, ont passé en roman en su- bissant les changements phoniques normaux, de telle sorte que toute trace extérieure de composition a disparu :

confire rfe conlicere et non de confacere ; cf. parfaire (per-facere conclure concludere conclaudere éclore (exclaudere)

concevoir concipere concapere (et de môme tous les

composés de capere) ;

et pour les autres langues romanes : ital. conchiudere, esp. concluir (con-cludere) ; pg. receber (re-cipere); prov. perce- bre (per-cipere), etc.

Dans d'autres, oii le radical ne pouvait subir et n'a pas subi d'altération en latin, la fusion de celui-ci avec la particule a pu être si intime que, la particule perdant son individualité, le mot a été traité comme simple :

adjulare devient aider imputare devient enter

collncare coucher interrogare enterver (arch.)

computare

conter

involaro

embler

cogitire

cuirier

' perustulare

brûler

coHguiare

cailler

praedicare

prêcher

consuere

coudre

recusare

ruser

*cuminiliare

commencer

reputare

reler (arch.)

implere

emplir

separare

sevrer

; de même pour quelques substantifs :

antecessor

ancêtre

corrogata

corvée

adulter

avoutre(v.fr.]

1 intans.-antem

enfes (v. fr.), enfant

consueludinem

coutume

relorta

riorte

Comparez dans les autres langues romanes : consuere =cii- cire (ital.), cusir (esp.), coser (pg.), cosir (prov.) ; implere = empiere (ital.), henchir (esp.), encher (pg.), en\plir (prov.), umpU (val.), inflare = infiare (ital.), hinchar (esp ), in- char (pg ), umflar (prov.), unflà[\aX.), etc., etc., tous exem- ples montrant que le latin populaire avait dnjà perdu dans ces mots le sentiment de la composition, et, n'y reconnaissant plus la particule, les avait traités comme des mots simples.

Mais la plus grande partie des composés latins se sont dé- composés à l'époque romane : le radical revient, s'il y a lieu, à sa forme première, et la préposition, reprenant à son tour

92 PART. II, SECT. I

l'accent, persiste sous la forme même qu'elle possède isolée * Pour le radical, dans les verbes : accepto devient

acquiro

alTecto

assîdeo

apprtmo

atlmj<o

conderano

cunttneo

deci'iio

dispertior

diï'pl'ceo

exoludo

impero includo pertïcio transilio

ac-capto, fr. j'acHAte, puis j'acnète. Accijpto eût donné j'acÈie.

j'acquiERS

j'alAite (v. fr.)

j'assiEds

j'apriEtn (v. fr.)

j'atMN (v. fr.), « Nés poet guarder que mais ne li atoignct,» dans lio- lund, 9 : l'assonance est en a. ^ De nus jours falleins.

je condAmne

je contiKns

je décHié (v. fr.)

je dépArs

je dépJAis

j'éclos. On trouve cependant le simple clusus dans Vau-clusg (vallis clusa).et dans le CDmposé reclus. Exclure est d'origine sa- vante.

j'empAie

j'enclos

je parfAis

je tressAille, etc.

ac qua?ro af- facto as sedeo appremo at-t«ngo

con-dtimno

con-teneo

de cado

dis-partio

dis-placeo

ex-clazido

im-poro in-claudo per facio trans-sulio

Et dans les substantifs

inimicus superficies

devient in-amicus super-faciea

fr. ennEmi surfÀce

* Y a-l-il composition nouvelle, le roman reprenant le simple et la particule, et les combinant pour créer derechef des composés qui par hasard correspondent aux anciens composés latins ? Uu est-ce vraiment une décomposition momentanée du mot latin qui a pour efTet de rendre à leurs formes premières, tout en les conservant comme éléments composants, la préposition ou le verbe ? La pre- mière manière de voir est plus simple, et dans quelques cas même doit être vraie {refaire par exemple, est sans doute re faire et non re-facere). Mais l'autre, quoique plus obscure, est plus généralement exacte et rend cooipte de faits inexplicables autrement. Par exemple, parjurer est non par-jurer, le sens s'y oppose, mais pér jurare. Achater d'ofl acheter n'est çaL^^a-chaler, car chuter n'existe paa-Inimicus aurait donné enmi et non ennemi (fr.), enaniic (prov.), qui nous reportent à un type in-amicus ; mais d'autre part en et ami en fr. auraient donné enami. il faut donc admettre qu'en thèse générale le latin vulgaire avait un sentiment très net de la composition et de la valeur des éléments composants, et que c'est précisément pour en mieux accentuer la signification qu'il les rétablit dans leur forme originelle.

* Condemnets dans le Saint-Léger (28,4) paraît une orthographe cal- quée sur le latin (cf. Romania, I,3<3).

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES PARTICULES

93

De même dans les langues sœurs : decidere, ilal. decadere, esp. decaer, pg. decahir, prov. decazer ; refrmgere, ilal. refrangere, prov. rejranher ; displicere, ital. dispiacere, esp. et prov. desplacer, pg. desprazer ; excludere , prov. esclaure, etc., etc.

Pour la préposition : perdono decient pér-dôao; je pordonne

perjuro perfîcio prosequor

provideo transilio

transulto

pér-jûro;

pér-fâcio;

prô-séquor;

prô video ; trâns-sâlio;

trâns-sâlto;

je parjure je parfais je poursuis

pér devenant par en français (et. plus loin)

prô devenant pour en fr. (cf. plus loi::) je pourvois je tres-saille : trans devenant très en

fr. (cf. plus loin), je tres-saute, etc., etc.

Et dans les substantifs : perjurium = pér-jûrium = pzT- jure; transtellum (dimin. de transtrum, l'on a cru voir un composé de trans) = trdnstéllum = tréteau, etc.

Pour la même raison, e se remplace par ex, de par dis, sub par subtils, la particule sous cette seconde forme ayant plus de sonorité et de force de persistance :

eligere devient ex-legere, v. fr. eslire (cf. plus loin) elevare ex levare, v. Ir. edever

educere ex-r\uc.ere, v. fr. enduire

fbullire ex-builire, v fr. e^buillir

«dicere ^x-dicere, v. fr. esdire.

Cf. it. snudare (ex-nudare), prov. esmendar (ex-mendare), val. smulge (ex-raulgere), etc.

dedlgnari devient dis- A\gndLVG, v.

d^sperar rfî.5-*isperare,

dgcrescere diî-crescere,

d^ficere dis-facere,

dejectare dis jectare,

denudare dts-nudare,

depretiare dis-pretiare,

fr. d«5daigner (cf. plus loin) dtjsesperer descroistre desÏAXTe desjeter rfesnuer de-spreisier.

Cf. ital. disdegnare (dis-dignari), esp. descrecer ("discres- cere), val. descùntà (dis-cantare), etc.

ju/^mittere devient SMÔfus-mittere, v. fr, 5o;5mettre(cf. plus loin) su&levare 5u&tu5-levare, v. Ir. sovlegier

Cf. ital. sottoridere (subridere) ; esp. sosentender (sub-inten- dere) ; prov. sosrire (subridere), sostraire (sub-trahere), etc.

^i PART. II, SECT. I

Les changements ne se bornent pas à ceux que nous venons d'indiquer. Les radicaux, dans cette décomposition, revenant à la liberté, peuvent remplacer la préposition qui les accom- pagnait par une autre ;

co«-taminare devient m-taminare, fr. <?n-tainer

i7-luminare ad luminare aZ-lumer

ira-staurare ex-staurare v. fr. ^ storer *

in-vitare con-vitare cora-vier

afcs-consus ea;-oonsus v.fr. gs-cons

ob-a.uà\re a6-au(iire prov.ai-auzir

5u/-focare ad-ibcare esp. a-hogar.

Et pour les substantifs ou adjectifs :

ea;-sequiaB devient o6-spquiae, ofesèques pro-fundus per-fundus, parfond (v. fr.)

o6-sediuin ad-sedium, o.vsedio (ital.)

Bien plus même, on trouve quelques radicaux, très peu nom- breux, il est vrai, qui n'existent en latin qu'à l'état composé et qui se sont débarrassés de leur préfixe à l'époque romane :

?'ecuperare * cuperare couvrer en v. fr. o/?turare * turare turar ital. et esp.

II. Les particules sont séparables ou inséparables. Les par- ticules inséparables sont celles qui ont disparu de la langue en tant que prépositions et ont été conservées par la seule tradition dans des mots composés. Dans toute langue, même celles qui, comme l'allemand et le grec, sont les plus riches en particules, il en est qui s'effacent peu à peu et disparaissent de la langue commune, et que seule leur soudure antcrieure avec certains radicaux préserve d'une destruction complète. Pour nous en tenir au latin, la préposition se, qu'on retrouve isolée aux premiers temps de la langue, n'a plus été conservée que dans les composés secedo, secludo, secubo, securus, se- ditio, seduco, segnis, segrex^ sejiingere, se/igo, semoveo, seorsum, separn, sevoco. De même, dans le passage du latin au roman, certaines prépositions sont sorties de l'usage : ainsi

* Cependant estorer peut venir directement de instaurare = islau- rare, estorer. Cf. eslruir zzz instruere, estrument = inslrumentum (ital. slromento, esp. estormenlo). Voir Schuchardt, Vokalismus des Vulgser- lateins, II, p. 350. Il ne faut pas voir dans ces formes une aphé- rèse de la particule, comme dans couvrer, turar, cités plus loin, parce que dans ces deux derniers mots la chute de re et de ob est un fait de morphologie; celle de in dans instrumenlum, etc., est un fait de phonétique. (Cf. Romania, I, 309, n. 19 c.)

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES PARTICOI^S 95

ab, ex, dis, ciim (en fr. et en prov.), circum, per (au sens ad- verbial, le vieux français esceptéj, et encore, parmi elles, les unes ont eu meilleure fortune que les autres, puisque ab et cum, par exemple, ne peuvent plus former de composés fran- çais, tandis que ^er, ex, dis, quoique n'existant plus à l'état libre, sont encore, en tant que particules composantes, pleins de vie.

Il en est de même des particules séparables : les unes sont i'un usage plus fréquent que les autres. Fors, outre, sur sont aujourd'hui d'un emploi assez rare ; au contraire, en, avant, arrière, contre sont toujours très vivants.

II. DE LA VALEUR DES PARTICULES

Les particules sont ou adverbes ou préposit'ons. Les adver- bes, qui sont tous séparables, à l'exception de la négation in et de la particule re, sont des adverbes de qualité, maie, bene, de quantité, bis, de négation, wo;2, etc. Les prépositions, les unes séparables, les au très inséparables, s'emploient tantôt avec la valeur de prépositions, tantôt avec la valeur d'adver- bes. Dans confrère la préposition cum est prise advei biale- meot, confrère signifiant non avec le frère, mais le frère qui est avec {un autre frère) ; 5Mr est adverbe dans suren- chère, préposition dans surtout ; contre est adverbe dans contredire, préposition dans contrepoison. La signification de la particule dépend de son emploi.

III. DE L EMPLOI DES PARTICULES

Elles se combinent de quatre manières avec les radicaux, en donnant naissance à plusieurs sortes de mots, substantifs, adjectifs, verbes. Elles s'unissent : V aux verbes, formant